18
Tombée tard dans la nuit, la sentence était irrévocable. Au terme d'un procès qui avait duré tout juste trois heures, le tribunal présidé par le cardinal de Saint-Malo avait reconnu Savonarole coupable des meurtres et l'avait condamné à être brûlé vif sur la Piazza della Signoria, au pied du Palazzo Comunale. Comme toujours en pareil cas, la peine était exécutoire dans la journée.
Se sachant condamné, le dominicain n'avait même pas essayé de se défendre. Seul Soderini était intervenu pour protester contre la partialité d'un tel jugement, prononcé par des ecclésiastiques à la solde du pape et du roi de France.
Le cardinal de Saint-Malo attendit que le gonfalonier finisse sa diatribe, puis souleva sa lourde silhouette noyée dans la pourpre.
- Puisque je suis le prélat de plus haut rang, c'est donc à moi de défendre l'honneur de ce tribunal que vous semblez mépriser, Excellence. Je parle en tant que représentant du roi de France, mais également de Sa Sainteté le pape, dont je suis l'un des plus fidèles mandataires. Savonarole est un religieux, il appartient à ses pairs de le juger pour ses crimes.
D'évidence, il se délectait de l'impuissance mal contenue du gonfalonier. Soucieux de goûter pleinement chaque seconde de ce plaisir, il s'approcha à pas lents du siège où se trouvait ce dernier.
- Il n'y a pas si longtemps, dans cette même salle, je vous ai dit de prendre garde. La roue du destin tourne vite, Excellence, et ici plus qu'ailleurs. Un de vos principaux conseillers se trouve compromis dans cette lamentable histoire. Il ne vous reste plus qu'à démissionner... ou périr.
- Jamais je ne laisserai une crapule comme vous me dicter ce que je dois faire! Allez au diable!
Le large sourire du prélat en disait long sur sa certitude de vaincre.
- Non, Excellence... De nous deux, vous êtes le plus près d'aller croupir en enfer. Après ce maudit moine, bien entendu!
Comme s'il s'était agi d'une arquebuse prête à faire feu, il pointa un index boudiné vers son adversaire:
- J'ai la mémoire longue, vous savez. Et j'avoue que le pardon est un sentiment tout à fait étranger à ma personnalité. Vous allez tomber, Soderini, et je ferai tout pour que votre chute soit la plus douloureuse possible!
Avant que Soderini ait pu le retenir, Malatesta jaillit de son siège. Le cardinal eut un mouvement de recul. Le mercenaire se contenta de cracher aux pieds du gros prélat.
- Au moins sommes-nous d'accord sur une chose, Éminence: ceux qui chuteront ne se relèveront pas. Souvenez-vous-en!
La cathédrale Santa Maria del Fiore résonnait des chœurs tonitruants des fidèles qui s'époumonaient à toute force, sans doute pour se faire pardonner du Seigneur d'avoir condamné au bûcher l'un des siens.
Assis sur un banc, Machiavel observait la petite Crucifixion de Donatello ornant la chaire d'où Savonarole prononçait ses sermons. Les assassins lui avaient donné rendez-vous dans l'antre même du moine déchu. Le symbole était clair: le lieu de son triomphe devait devenir celui de sa perte.
Vibrant d'expressivité, le Christ contemplait une chaire désormais vide. L'espoir que le dominicain puisse à nouveau haranguer la foule du haut de cette tribune était mince, mais Machiavel était bien décidé à ne pas le laisser filer.
Les mots de Corbinelli résonnaient encore dans sa tête:
- C'est notre dernière possibilité de sauver Savonarole, Niccolò. Quel que soit l'individu qui se cache derrière cette défroque de moine, il nous le faut vivant. Tu m'as bien compris?
Machiavel avait acquiescé, puis le médecin avait repris:
- Je serai là, caché dans le confessionnal. Dès que ce bâtard apparaîtra, je lui sauterai dessus.
- Mais pourquoi ne pas faire encercler l'église par les hommes de Malatesta?
- Il s'en rendrait compte tout de suite. Il faut agir avec la plus grande discrétion si nous voulons le surprendre. Ne t'inquiète pas, j'ai trop de choses à lui faire payer pour le laisser s'échapper!
Même s'il ne le voyait pas, Machiavel percevait sa présence, à quelques mètres à peine. Il pouvait presque sentir les effluves de haine que dégageait son corps.
Caché derrière un gisant de marbre, Deogratias se tenait lui aussi prêt à l'action. Les muscles tendus, le colosse n'attendait qu'un signe de son maître pour intervenir.
Machiavel restait concentré. Devant lui, l'homme qui, depuis une bonne demi-heure, paraissait plongé dans une intense prière redressa la tête. Une lueur de complicité passa dans ses yeux. Guicciardini faisait preuve en la circonstance d'un remarquable talent d'acteur, songea Machiavel. Il se promit de le féliciter pour ce rôle de composition.
Dix nouvelles minutes s'écoulèrent ainsi, dans une insupportable attente. Pour Savonarole, le décompte avait déjà commencé. On allumerait le bûcher aux premiers reflets du crépuscule, dans moins d'une heure, afin que les flammes soient visibles de partout dans la cité. Si les assassins ne se montraient pas très vite, c'était la fin de tout espoir.
Au fond de l'église, la multitude grouillante se mit soudain à ondoyer et s'ouvrit. Machiavel reconnut aussitôt le géant qui l'avait assommé quelques jours plus tôt, lorsqu'il avait découvert le corps de Corsoli cloué contre une porte. Il dégageait une incroyable impression de puissance et de force maîtrisée.
Il s'avança jusqu'au secrétaire, repoussant sans ménagement tous ceux qui se trouvaient sur son chemin. Un pan de robe blanche et noire apparut derrière son large dos. Masqué par sa capuche, le moine s'assit à côté de Machiavel.
- Nous voilà enfin face à face, mon jeune ami! Quel plaisir de te rencontrer! Les circonstances ne s'y prêtent guère, mais je dois te féliciter pour ton opiniâtreté. Rares sont ceux à avoir osé me tenir tête ainsi.
- Qui êtes-vous? lui répondit sèchement Machiavel. Comment dois-je vous appeler? Princeps, peut-être? À moins que vous n'ayez un autre surnom?
- Pour le moment, ce sobriquet doit te suffire. Si je te disais qui je suis, je te volerais le plaisir d'essayer de le comprendre par toi-même. Mais je ne vois pas Boccadoro, où est-elle?
- J'irai la chercher quand je verrai Annalisa et Marco.
L'homme secoua la tête et approcha ses lèvres de l'oreille du jeune homme. Sa voix baissa d'intensité jusqu'à n'être plus qu'un chuchotement. À la manière d'un serpent, il se préparait à mordre après avoir tenté d'envoûter sa proie.
- Tu te crois malin? Si cette catin n'est pas devant moi dans les secondes qui viennent, tu peux dire adieu à tes amis!
- Elle ne viendra pas.
- Pourquoi?
- Parce que vous ne les tuerez pas.
- Tu penses que j'aurai pitié de l'avorton et de la fille?
- Non, au contraire, je crois que vous n'hésiteriez pas à les assassiner, si vous le pouviez.
Le moine montra quelques signes de trouble. Sa voix perdit de son assurance.
- Comment ça?
- Nous avons rendu visite à votre comparse, dans ce couvent en ruine. Nous y avons trouvé un témoin. Il s'agit d'une vieille aveugle...
- C'est impossible!
- La comédie est terminée. Vous allez enfin pouvoir nous montrer votre vrai visage.
Machiavel repoussa le capuchon d'un geste brusque.
- Malegonnelle! L'âme damnée du vieux Rucellai!
L'homme réagit avec promptitude. Il se redressa d'un bond et se précipita au cœur de la foule. Le colosse s'avança vers les deux garçons pour leur bloquer le passage. Jaillissant du confessionnal, Corbinelli lui asséna un terrible coup de poing au visage. N'importe qui aurait vacillé sous la violence du choc, mais le géant se contenta de sourire.
Sans effort apparent, il prit son agresseur sous les aisselles et le souleva. Corbinelli n'essaya même pas de lutter lorsque ses pieds perdirent le contact avec le sol. La voûte de l'église se mit à tournoyer au-dessus de sa tête. Il battit l'air des mains, mais ne trouva rien à quoi se retenir et s'écrasa sur un banc, trois ou quatre mètres plus loin. Il se releva péniblement, les reins en feu. Au loin, Malegonnelle et son ange gardien avaient déjà atteint la porte menant au campanile.
Machiavel et Guicciardini se lancèrent à leurs trousses au milieu des fidèles qui encombraient le transept. Rejoints par Deogratias, ils pénétrèrent dans le clocher et prirent l'escalier qui montait en spirale le long des murs. La partie centrale était vide, à l'exception d'une corde, reliée à la seule cloche de la tour. Une mince balustrade de pierre les séparait de l'abîme.
Deogratias désigna un renfoncement dans le mur, quelques mètres plus haut:
- Ils sont là-bas. Malegonnelle s'est engouffré par cette porte.
- Où mène-t-elle?
- Sur le toit. J'espère que vous ne souffrez pas de vertige.
Guicciardini jeta un rapide coup d'œil au précipice. Ses doigts se crispèrent autour de la rampe. Le corps tremblant, il s'assit sur une marche. De grosses gouttes de sueur coulaient le long de ses joues.
- Je... je ne me sens pas très bien.
- Ça ne fait rien, arrête-toi. Je continue avec Deogratias. Attends-nous ici.
Piqué au vif, Guicciardini se redressa.
- Tu es fou! Ce n'est pas un simple fossé qui va me faire renoncer!
Un étage plus haut, ils se figèrent tous les trois. Devant eux se dressait le corps musculeux du protecteur de Malegonnelle, dont l'expression volontaire ne laissait aucun doute quant à sa détermination à protéger la fuite de son maître.
Deogratias repoussa les deux garçons et vint se placer devant eux.
- Laissez-moi faire. Quoi qu'il arrive, vous vous précipiterez vers la porte dès que le passage sera libre.
Sans autre préavis, il se rua sur son adversaire et l'enserra dans ses bras puissants. Dans un silence pesant, les deux hommes s'affrontèrent durant un long moment, puis, toujours enlacés, ils s'écroulèrent sur les marches. Aucun d'eux ne semblait capable de prendre l'avantage, tant les forces paraissaient égales. Au bout de quelques instants d'efforts, ils relâchèrent leur étreinte et se relevèrent en même temps, le souffle court.
Le combat entrait dans sa phase finale. Il ne pouvait se conclure autrement que par la mort de l'un ou l'autre. Le destin avait mis en présence ces deux êtres semblables. L'un d'eux devait succomber, ne fût-ce que pour corriger cette erreur.
Tels des sangliers s'affrontant pour la suprématie au sein de la harde, ils se jetèrent tête baissée l'un contre l'autre. L'impact fut si fort qu'il résonna dans tout le campanile. Lentement, l'étrange animal formé par les deux corps imbriqués se dirigeait vers le précipice. Parvenu contre la rambarde, il vacilla et faillit tomber. Mus par un même instinct de survie, les lutteurs reculèrent ensemble d'un pas.
Les réflexes sans doute émoussés par la fatigue, Deogratias ne comprit pas tout de suite pourquoi le pied de son adversaire, au lieu de retomber sur le sol, était resté suspendu en l'air. Il hurla de douleur lorsque l'os de sa jambe se brisa net sous la violence du coup. Les muscles tétanisés par la souffrance, il ne put empêcher le tueur de l'acculer contre la balustrade.
Dans un geste désespéré, il chercha quelque chose à quoi se retenir. Sa main rencontra la corde de la cloche. Il l'enroula autour du cou de son rival et la serra de toutes les forces qui lui restaient. En une fraction de seconde, les rôles s'inversèrent. Désormais en position de force, Deogratias se redressa d'un violent coup de reins et poussa le serviteur de Malegonnelle dans le vide.
À l'instant où commença sa chute mortelle, celui-ci aperçut l'abîme sous ses pieds. Il n'eut pas le temps de ressentir les effets de la chute que déjà la corde se resserrait autour de sa gorge. Lorsque la tension du chanvre atteignit sa limite, il sentit une force terrible le tirer vers le haut. Le tintement de la cloche couvrit le bruit que firent ses vertèbres en se brisant.
Deogratias s'assit sur une marche. Les lèvres serrées, il fit signe aux deux garçons de poursuivre leur chemin sans lui.
- Je ne peux plus marcher. Rattrapez cet assassin.
- Mais...
- On a perdu assez de temps comme ça! Dépêchez-vous, bon Dieu!
Sans doute convaincu que son homme de main serait parvenu à retenir ses poursuivants, Antonio Malegonnelle se trouvait encore sur le toit de l'église.
- Le voilà, Niccolò, il est là!
Le cri de Guicciardini l'alerta. Il se débarrassa de son déguisement et se mit à courir. L'extrême densité des bâtiments lui permit de passer sans difficulté d'un toit à l'autre. Talonné par ses poursuivants, il parvint jusqu'au Palazzo Comunale, isolé du reste de la ville par un vide de plus de trois mètres.
Malegonnelle n'hésita pas une seconde et sauta. Il retomba sain et sauf sur l'immense plate-forme puis reprit sa course. Quelques foulées derrière lui, Machiavel prit son élan et atterrit sans dommage de l'autre côté.
- Ne saute pas, Ciccio, c'est trop dangereux! hurla-t-il à son ami. J'y vais seul.
- N'y songe même pas!
Le visage de Machiavel s'empourpra.
- J'en fais une affaire personnelle. Il a essayé de me tuer plusieurs fois, c'est entre lui et moi maintenant. Cela ne te concerne plus.
- Attends-moi, j'arrive!
Guicciardini recula de quelques pas et s'élança en poussant un hurlement de frayeur. À sa grande surprise, il sentit presque aussitôt sous ses pieds le contact rassurant des tuiles du palais. Tout étonné d'être encore en vie, il tâta précautionneusement chacun de ses os.
Acculé sur une petite terrasse en aplomb de la Piazza della Signoria, le fuyard n'avait aucune échappatoire. Face à lui s'ouvrait un abîme de près de quinze mètres.
- Tu l'as eu, Niccolò, il est fait comme un rat! Malegonnelle... Pourquoi n'a-t-on pas pensé à lui? Il est arrivé d'on ne sait où il y a deux ans à peine, les bras chargés d'or!
Dos au vide, Malegonnelle observait les rodomontades de Ciccio sans donner l'impression de s'en soucier.
- D'un autre côté, qui aurait pu se douter qu'un des membres du conseil était un traître? Tu es vraiment une belle canaille! C'est fini, cette fois-ci, rends-toi!
- Tu parles trop, mon garçon. Avance!
Guicciardini sentit la pointe d'une dague s'enfoncer
entre ses omoplates. Malegonnelle arborait désormais un sourire triomphal.
- J'ai eu peur que vous ne soyez en retard, Éminence.
- Heureusement que j'étais là, imbécile! Tu as trouvé le moyen de te faire reconnaître et de conduire ces deux-là à notre point de rendez-vous! Je te félicite!
Malegonnelle baissa la tête comme un enfant pris en faute.
- Je suis désolé... Je ne sais pas comment ils ont fait pour comprendre. D'un côté, même s'ils ne m'avaient pas piégé dans la cathédrale, ils n'auraient pas mis longtemps à m'identifier. D'un autre côté, si vous m'aviez autorisé à les tuer plus tôt, rien de tout cela ne se serait produit.
La colère de Saint-Malo parut se calmer d'un coup.
- Ce n'est pas si grave. Seulement, tu vas devoir quitter la ville. Je ne tiens pas à ce que tout le monde sache que tu travailles pour moi.
- J'ai tout prévu, articula Malegonnelle d'une voix plus assurée. Tout est prêt. Dans une heure, je serai loin.
- Parfait. Tiens-les en respect, je veux profiter du spectacle, maintenant.
Il tendit sa dague à Malegonnelle, qui vint se placer derrière les deux adolescents. Le cardinal s'avança au bord du précipice et désigna du doigt une tache claire, à l'extrémité opposée de la place.
- Regardez, il arrive!
- Qui ça? demanda Guicciardini.
- L'auteur de tous ces meurtres, bien sûr! Celui qui doit périr pour que nous retrouvions tous la paix: Savonarole.
- Comment pouvez-vous vous réjouir de sa mort? insista l'adolescent. C'est Malegonnelle le coupable.
- Lorsqu'un pion devient trop puissant, il faut le bouter hors de l'échiquier. Bientôt, plus personne ne protégera le gonfalonier. Je pourrai enfin l'abattre à
mon gré. Dans quelques minutes, le sort de la république sera scellé.
- On dirait que tout cela n'est qu'un simple jeu pour vous!
- Oh non, détrompe-toi! Je prépare cet instant depuis si longtemps... Visiblement, la traîtrise est un sentiment très peu partagé ici. Il m'a fallu des mois pour trouver deux alliés dans la place.
- Pourquoi deux? Malegonnelle n'est pas le seul traître? Qui est le second?
Saint-Malo lui intima le silence d'un geste autoritaire.
- Silence maintenant! Le spectacle commence!
Au milieu de la foule, un chariot tentait de rejoindre le bûcher. Debout à l'arrière, les bras liés dans le dos, Savonarole se tenait très droit, la tête haute. Insensible aux injures, il contemplait impassible les visages déformés par la haine qui le cernaient de toutes parts.
Ces visages, il les connaissait pourtant bien. Il les avait vus au cours de ses sermons, buvant ses mots comme autant de paroles sacrées. Il avait partagé leurs moments de bonheur et les avait consolés les jours de peine. Il avait béni leurs enfants et prié pour leurs morts. Tous, il les avait aimés, sans exception.
Il ne ressentait aucune rancœur contre ces hommes et ces femmes. Il n'en voulait à personne, d'ailleurs. Dieu avait voulu qu'il périsse et nul ne pouvait s'opposer à Sa volonté. Savonarole avait accepté depuis longtemps l'idée même de la mort. Le jour où il était monté en chaire pour la première fois, il savait déjà où le conduirait son destin.
Le bourreau le fit descendre du chariot et l'entrava au poteau qui surmontait le bûcher. Sous les acclamations de la foule, il jeta une torche sur l'amas de bois. En quelques secondes, le dominicain disparut derrière un épais rideau de fumée. Sa silhouette sombre s'embrasa presque aussitôt.
Le cardinal de Saint-Malo attendit patiemment qu'il ne reste plus rien du corps de Savonarole, puis fit signe à Malegonnelle de s'approcher. Sans quitter des yeux les deux garçons, celui-ci s'avança jusqu'au rebord du toit.
Le cardinal posa sa main sur l'épaule de son complice.
- Es-tu satisfait?
- Depuis tout ce temps, il n'y a pas eu un seul instant durant lequel je n'aie pas désiré que cette ville brûle des feux de ma vengeance. Merci de m'avoir permis de réaliser ce rêve, Éminence.
- Ne me remercie pas. Tu as fait l'essentiel, après tout... C'est d'ailleurs ce que tout le monde doit croire. Voilà pourquoi tu ne peux rester en vie.
Malegonnelle comprit trop tard. Le mouvement du prélat fut si rapide qu'il n'eut pas le temps de réagir. Son corps se fracassa quinze mètres plus bas, aux pieds de Soderini.
Saint-Malo se retourna vers Machiavel et désigna Guicciardini.
- Je suppose qu'il n'est au courant de rien, ce nigaud?
- Bien sûr que non.
- Au courant de quoi? s'étonna Guicciardini.
- Tu aurais dû te tenir à l'écart, comme je te l'avais conseillé... Cela m'aurait évité d'avoir à agir ainsi.
Machiavel se plaça derrière son ami et lui bloqua les bras. Tandis que Guicciardini, interloqué, tentait de se libérer de son étreinte, le cardinal le frappa au ventre avec sa dague. Le jeune homme contempla un instant le manche de l'arme enfoncée dans son estomac, puis s'affaissa sur le sol, le dos appuyé contre une cheminée.
Il leva les yeux vers son ami.
- Je... Je ne comprends pas...
Machiavel semblait métamorphosé. Une haine longtemps contenue déformait ses traits.
- Ah, Ciccio, mon cher ami Ciccio... Comme toi, j'ai longtemps cru à tous ces idéaux stupides dont on nous a empli l'esprit. L'amitié, la confiance, l'amour... Foutaises! Ce ne sont que mensonges et illusions!
Machiavel s'accroupit devant son ami et trempa l'extrémité de son index dans la tache de sang qui s'étendait lentement sur sa tunique. Il observa un instant la teinte ocre de son doigt, puis l'essuya sur sa propre manche.
- Tu n'aurais pas dû me suivre. Tu vas mourir à cause de ta stupide obstination. J'ai pourtant essayé de te prévenir. Ce n'est pas ce que je voulais...
Pris d'une subite inspiration, le cardinal se pencha à son tour sur le blessé. Il agrippa le poignard et se mit à le déplacer lentement de droite à gauche.
Guicciardini grimaça de douleur:
- Vous êtes complètement fous!
- Je suis juste curieux. Malegonnelle m'a décrit la merveilleuse sensation qu'il a éprouvée en torturant Del Garbo. J'avais hâte d'y goûter moi aussi, voilà tout. J'avoue avoir ressenti une certaine excitation quand j'ai planté ma dague dans ta chair flasque, mais rien d'exceptionnel. Je ne suis pas certain de partager le goût du sang de mon regretté collaborateur.
D'un air détaché, il se remit à jouer avec son arme, arrachant de nouveaux gémissements à sa victime.
- Ça suffit! intervint Machiavel.
À regret, Saint-Malo abandonna son petit jeu.
- Pourquoi as-tu fait ça, Niccolò? demanda Guicciardini.
Il toussa faiblement. Des larmes de souffrance coulaient le long de ses joues.
- Réponds-moi, enfin! Pourquoi?
- Il y a un an environ, j'ai mis la main sur un document très intéressant. Un simple feuillet, en fait, qui traînait par terre dans la salle des archives. Il m'a permis de comprendre la véritable raison de la mort de mes parents.
Saint-Malo s'impatientait:
- Nous perdons trop de temps, achève-le! Ils ont tous vu Malegonnelle tomber. Ils seront là dans un instant.
- Il a le droit de savoir avant de mourir. C'est la moindre des choses. Et puis, je ne vous ai jamais expliqué ce qui m'a décidé à travailler pour vous.
Il fit une pause et reprit, les yeux perdus dans le vide:
- En réalité, mon père a été envoyé à Pise par les Médicis. Il devait rencontrer un émissaire et lui verser quelques milliers de ducats pour s'assurer du soutien du roi de France. J'ai retrouvé le brouillon de ce traité. Tout y était consigné: les noms, les dates, le lieu du rendez-vous...
- Pourquoi me racontes-tu tout cela?
- Sois patient, voilà le meilleur... C'est le meilleur ami de mon père qui l'a convaincu d'accepter cette mission. Il lui a même suggéré d'y aller avec femme et enfant pour dissiper tout soupçon. Qui aurait pu croire que cette charmante petite famille portait en elle le destin de la cité?
- De qui s'agit-il? Qui était cet ami?
- L'homme de confiance de Laurent.
- Ficino? Tu te trompes, Niccolò. Il t'a élevé comme son propre fils.
- Il a envoyé mes parents à la mort. Il savait pourtant que l'envoyé français était une vraie vipère.
- Qui devaient-ils rencontrer?
- Un prélat de haut rang. Un cardinal...
Machiavel se tourna vers Saint-Malo, dont le visage
avait pris une teinte grisâtre.
- Ce cardinal, c'était vous!
- Que racontes-tu? balbutia Saint-Malo en reculant. Tout cela n'est qu'un tissu de mensonges!
Le cardinal se prit les pieds dans sa robe et s'étala de tout son long. Machiavel ramassa une tuile et s'en servit pour lui fracasser la mâchoire. Délaissant le prélat qui geignait pitoyablement, la bouche en sang, il revint s'asseoir à côté de Guicciardini.
- Cet assassin voulait garder l'argent pour lui. Il a tendu un piège à mes parents. 11 a ensuite dit à son maître que les Médicis avaient refusé l'accord. Quand le fils de Laurent a été chassé, le roi de France n' a pas bougé le petit doigt pour le défendre.
- Et tu as monté tout cela pour te venger?
- Je voulais qu'ils meurent tous les deux, Ficino et Saint-Malo.
- Il t'aurait suffi de les empoisonner. Ce n'était pas la peine de te compliquer à ce point l'existence.
- Leur ôter la vie ne suffisait pas. Ils devaient souffrir autant que moi. Pour Ficino, c'était facile. En mettant en danger son bien le plus précieux, Annalisa, j'étais certain de venir à bout de son cœur. Les choses se sont révélées plus compliquées pour le cardinal, car je ne pouvais pas le tuer moi-même.
- Tu lui as fait croire que tu pouvais l'aider...
- Cet imbécile est venu me demander de lui servir d'espion dans le Palazzo Comunale. Il m'a raconté l'histoire de Malegonnelle. J'ai tout de suite compris comment tirer parti de sa soif de vengeance.
Machiavel se mit à rire en contemplant la mine déconfite du cardinal.
- Depuis le début, il a suivi mes conseils sans jamais se poser de questions! Tout s'est bien passé jusqu'à ce que cet imbécile de Malegonnelle se fasse voler la lettre de change par Boccadoro. Lorsque j'ai su que Del Garbo l'avait dissimulée quelque part dans la Bibliothèque médicéenne, j'ai dû intervenir pour la récupérer. Sans votre aide, d'ailleurs, je ne l'aurais jamais retrouvée.
- Tu crois vraiment pouvoir t'en tirer aussi facilement?
- Allons, Ciccio, ne sois pas si naïf! Il n'y a que dans les contes pour enfants que le méchant est puni à la fin. Demain, la nonne avouera tout à Soderini. Elle ignore mon rôle dans l'affaire. Seul ce gros porc sanguinolent le connaissait.
Des bruits de pas s'approchaient au loin. Guicciardini voulut parler, mais les mots se brisèrent dans sa gorge. Son ultime effort pour se relever fut vain. Un sifflement rauque s'élevait désormais chaque fois que l'air envahissait ses poumons.
- Voilà Malatesta et ses hommes. Je suis désolé, Ciccio. J'aurais préféré que tu ne sautes pas sur ce toit, tout à l'heure, mais je ne peux plus revenir en arrière, pardonne-moi...
Pesant de tout son poids sur la dague, Machiavel l'enfonça jusqu'à la garde dans le ventre du blessé.
Sans une plainte, Guicciardini chercha à tâtons les mains de son assassin et les serra dans les siennes. Un flot de sang jaillit de sa bouche lorsqu'il rendit l'âme.