7
L'effet que produisait la Madone dans la salle d'étude de Piero Guicciardini était saisissant. Appuyé contre la bibliothèque, le tableau suffisait à bouleverser l'atmosphère de la pièce. Machiavel fut frappé par le rayonnement de la toile, isolée au milieu d'une saleté dans laquelle le plus répugnant des hôtes de l'enfer se serait vautré avec bonheur.
- Une image pieuse chez toi, on aura tout vu! Cela dit, ce n'est pas vraiment surprenant; tu sembles devenu encore plus bigot que Teresa depuis que tu as eu la chance d'assister à l'un des sermons de Savonarole!
Voyant que sa phrase ne provoquait pas l'effet escompté, il ajouta:
- Le mieux serait peut-être de brûler tout ce qui l'entoure et de ne garder que le tableau. Le contraste serait moins frappant.
Guicciardini grimaça sous les assauts de son ami, même si, au fond, il était plutôt fier que soit célébré ainsi son sens inné du désordre. Un fêtard comme lui se devait d'être entouré d'une aura légendaire et l'aspect de son intérieur y contribuait grandement. Par principe, il lui rendit néanmoins la politesse: - Tu es très drôle, aujourd'hui, que t'est-il arrivé? Le Seigneur t'aurait-Il enfin doté du sens de l'humour? Tu semblais moins en verve lorsque tu avais de la merde jusqu'aux genoux, tout à l'heure.
- Allons, Ciccio, ne te vexe pas! Je suis surpris de voir cet éclair de sainteté dans ton antre, c'est tout...
Guicciardini se laissa tomber sur un fauteuil, dont les pieds vacillèrent sous son poids.
- D'accord, j'arrête... Mais ne va surtout pas dire à ma mère que j'ai cette Annonciation chez moi. La pauvre femme risquerait de croire que ses prières ont été exaucées. Nul ne doit savoir que je possède cette croûte. Cela pourrait nuire à la réputation que j'ai eue tant de mal à établir.
- Pourquoi as-tu absolument tenu à la rapporter ici alors?
- Je ne sais pas vraiment. Je me suis dit que c'est la seule chose qui restera de lui quand son atelier aura été vidé et que tout ce qu'il contient sera brûlé. Tu sais, au fond, je suis trop sentimental.
L'Annonciation était d'une facture parfaitement classique. C'était une copie presque conforme de celle que Melozzo da Forlì avait peinte neuf ans plus tôt pour l'église Santa Annunziata. Une main posée sur le livre qu'elle était en train de lire, la Vierge tendait l'autre vers l'ange agenouillé devant elle. Dans un mouvement sensuel, ses doigts frôlaient ceux de l'envoyé divin. À l'arrière-plan, Del Garbo avait représenté une bourgade perchée sur une colline, ainsi que quelques arbres entre lesquels coulait un ruisseau.
À l'exception du visage de la Madone, seulement esquissé, le tableau était achevé.
- Elle n'est pas si mauvaise que ça, cette toile, déclara Machiavel. Un peu maladroite, peut-être...
Guicciardini s'approcha du tableau et l'observa durant une bonne minute avant de se prononcer:
- Bien sûr, l'ange a une tête un peu grosse par rapport à son corps. Sans parler des mains de la Madone, qui n'ont rien à envier aux battoirs d'une lavandière. Mais ça ne suffit pas à justifier l'impression de fausseté que dégage ce tableau.
- Si je peux me permettre, je crois savoir ce qui vous perturbe.
Derrière eux s'était élevée la voix de Deogratias, pourvue de l'intonation tantôt rauque, tantôt sifflante qui la caractérisait. Si concentrés qu'ils ne l'avaient pas entendu entrer, les deux jeunes gens se figèrent de surprise. À moitié caché par le dos du colosse, Girolamo Corbinelli observait son serviteur avec curiosité.
- Je vais essayer de vous expliquer ça simplement. L'essentiel, dans un tableau, tient à sa structure générale. La clé de la réussite d'une œuvre réside donc avant tout dans la mise en relation des différents éléments de la composition.
Machiavel et Guicciardini le contemplèrent avec étonnement, soufflés d'entendre Deogratias s'exprimer autrement que par onomatopées. Qu'il soit capable de formuler une phrase si longue était une révélation pour eux. Corbinelli arborait un large sourire de satisfaction.
- Ici, c'est la disposition des composantes du tableau les unes par rapport aux autres qui pèche. D'habitude, dans une Annonciation, toutes les lignes de force se rejoignent sur le visage de la Vierge. Le peintre concentre ses efforts sur cet élément. Si le visage de la Madone est expressif, le tableau sera réussi. S'il est raté, rien ne pourra le rattraper.
Peu habitué à disserter aussi longuement, il reprit son souffle.
- Dans le cas présent, le visage n'est pas terminé, mais là n'est pas le problème. En fait, cet inachèvement ne fait que rendre plus évident ce qu'a voulu faire Del Garbo.
Deogratias se baissa et ramassa un bout de ficelle coincé sous un quignon de pain moisi. Il le coupa en six morceaux, qu'il fixa à l'arrière du châssis et tendit sur la toile. Toutes les cordelettes convergeaient en un point situé à quelques centimètres à peine au-dessous du visage de la Madone.
- Je matérialise ainsi les lignes de perspective. Observez attentivement l'endroit où elles se croisent.
- Voilà pourquoi le tableau nous semblait mal construit! s'exclama Machiavel. C'est ce point sur sa poitrine qui attirait notre œil. Crois-tu que Del Garbo était assez mauvais pour faire une telle erreur?
- Je suis au contraire convaincu que la perspective est parfaite.
- En conclusion, tu essaies de nous dire que Del Garbo n'a pas voulu mettre en valeur la Vierge, mais ce bijou agrafé sur son corsage?
- Parfaitement.
- Mais pourquoi a-t-il fait ça?
- Sans doute voulait-il laisser un indice. Une fois le tableau achevé, il aurait été beaucoup plus difficile de s'en rendre compte. Le regard aurait été attiré par le visage de la Madone, à peine un peu plus haut, plutôt que par ce problème de perspective. Nous avons pu nous en rendre compte facilement parce qu'il est mort sans avoir pu finir son œuvre.
- C'est une sorte de camée antique, dit Guicciardini en collant son nez au tableau. Il y a bien une inscription, mais les lettres sont illisibles.
Corbinelli eut une idée soudaine.
- Piero, peux-tu aller chercher l'objet que je t'ai prêté il y a quelques mois et que tu as oublié de me rendre depuis?
Guicciardini rougit et bafouilla quelques mots d'excuse:
- Oui, bien sûr... J'allais te le ramener, tu sais... Bon Dieu, où est-il?
Il se mit à fouiller la pièce, renversant les piles de feuillets et retournant les vêtements qui traînaient sur le sol. Au bout de quelques instants d'efforts, il trouva enfin ce qu'il cherchait.
- Le voilà!
- Merci. Mon ami Leonardo s'est rendu compte que je n'y voyais plus comme avant, alors il m'a fabriqué cet objet. Ce simple morceau de verre poli agrandit tout ce sur quoi on le pose. Qui veut déchiffrer le texte?
Guicciardini se précipita vers lui, mais Deogratias interrompit le geste du jeune homme.
- Maître, est-ce bien raisonnable de confier une tâche si importante à Ciccio?
Guicciardini lui signifia par une grimace qu'il se passait fort bien de remarques aussi perfides. Machiavel en profita pour s'emparer de la loupe et se pencha sur le tableau.
- Cet objet est miraculeux! Je vois les lettres presque aussi bien que si elles avaient une taille normale!
- Del Garbo avait dû s'en procurer un semblable, mais j'ignore comment. Peu de gens en connaissent l'existence.
Incapable de dissimuler plus longtemps son impatience, Guicciardini trépignait.
- Dépêche-toi de nous lire ce qui est écrit, Niccolò!
- Ne t'énerve pas! Je fais ce que je peux...
Au bout de quelques secondes, il finit par se retourner, l'air dubitatif.
- Je ne comprends pas. Del Garbo n'a écrit qu'un seul mot: "Boccadoro".
Guicciardini lui arracha la loupe des mains.
- Ça ne veut rien dire. Donne-moi ça!
Il s'accroupit à son tour face au tableau, et rendit presque aussitôt le disque de verre à Machiavel.
- Tu avais raison, dit-il en rougissant. Bocca d'oro... Bouche dorée? Qu'est-ce que c'est? Le nom d'une ville?
- C'est un surnom, intervint Deogratias.
- Qu'est-ce qui te fait croire ça?
- Je suis bien placé pour savoir reconnaître un surnom. Tu connais mon vrai prénom?
Guicciardini secoua la tête et esquissa un vague geste d'excuse.
- Ce doit être une femme, j'imagine, ajouta le serviteur.
- Dans ce cas, suggéra Machiavel, il nous faut un spécialiste. Et j'en connais justement un.
- Boccadoro? Bien sûr que je sais qui c'est!
Tout en parlant, Vettori épousseta du revers de la main son pourpoint de velours vert. Comme toujours, il était tiré à quatre épingles et impeccablement coiffé. D'un geste machinal, il ne put cependant s'empêcher de passer les doigts dans ses cheveux blonds.
Malgré les boutons qui lui dévoraient le visage, il se croyait assez beau garçon pour susciter le désir de n'importe quelle jouvencelle. À son grand désespoir, il attirait plutôt la convoitise des femmes de soixante ans que de celles de vingt. Il se consolait en jetant des regards lubriques à toutes les jeunes filles qui passaient à sa portée.
Cette stratégie lui ayant surtout valu quelques cris effarouchés, il essayait d'accroître son efficacité en allant chaque jour allumer en cachette une douzaine de cierges. Devant le manque flagrant de résultats, il commençait à remettre en question la capacité du Seigneur à influer sur le jugement - d'évidence faussé par quelque esprit malin - de la gent féminine.
- Ne nous fais pas attendre, Francesco. Qui est-ce?
- Messieurs, je propose que vous commandiez à boire. J'ai bien trop soif pour pouvoir aligner plus de trois mots. J'ai besoin de m'humecter un peu le gosier.
- Tu m'épuises... Qu'en penses-tu, Ciccio?
- Allez, Niccolò, je meurs de soif moi aussi. Juste un petit pichet, pas plus...
- Je ne te savais pas capable de boire avec modération.
- Tu oublies que j'ai eu une révélation divine, mon cher. Je ne vis plus que de prières et d'amour divin. Je consacre désormais l'essentiel de mes pensées au Christ. Cependant, pour faire plaisir à mon grand ami Francesco, je ferai une entorse à mon vœu d'abstinence. Je ne peux tout de même pas le laisser vider seul son gobelet!
- Si je vous offre à boire, vous me promettez tous les deux de cesser immédiatement votre comédie?
Vettori et Guicciardini se consultèrent d'un air entendu et hochèrent simultanément la tête. Après plusieurs tentatives infructueuses, Machiavel parvint à attirer l'attention de Teresa et lui montra l'un des nombreux pichets vides qui trônaient déjà sur la table.
- Alors, qui est cette Boccadoro?
- Je ne sais pas comment elle s'appelle vraiment. Elle travaille dans le bordel de donna Stefania, celui qui donne sur l'arrière du baptistère. Un endroit très bien.
- Est-ce que ta mère sait que tu traînes dans l'établissement de donna Stefania, Francesco?
Vettori rougit et baissa la tête. Sans autre forme de commentaire, Teresa posa brutalement le pichet devant lui, avant de retourner derrière son comptoir. Il se servit un verre de vin et en but une grande rasade, puis bredouilla quelques mots d'explication:
- À dire vrai, je n'y ai jamais mis les pieds. Dans aucun autre, d'ailleurs... Je le connais juste de réputation. Pour en revenir à ce qui vous intéresse, le bruit court que donna Stefania a acheté Boccadoro à un marchand de retour d'Afrique. Il paraît que ses yeux ont la couleur de l'émeraude et que sa peau est sombre et satinée comme nulle autre.
- Tu ne l'as jamais vue?
- Elle sort très rarement. Donna Stefania la réserve à quelques clients privilégiés depuis que sa réputation a fait le tour de la ville. Il y a des mois que personne ne l'a aperçue.
- Quoi d'autre?
Une intense rougeur monta le long du visage de Vettori.
- Si tu veux tout savoir, elle est très douée pour les jeux de bouche. Enfin, c'est ce que m'ont dit les rares personnes que je connais qui ont pu se payer ses prestations. D'où son surnom...
Un éclair de concupiscence brilla dans ses yeux bleus. Guicciardini tira la conclusion qui s'imposait:
- Nous allons être obligés d'aller interroger cette donna Stefania.
- Tu es partant, Francesco?
Vettori sauta de sa chaise et jeta quelques pièces sur la table.
- Et comment! C'est tout à fait le genre d'expédition que j'apprécie.
Le bordel de donna Stefania était une vaste bâtisse de deux étages d'où s'élevaient des cris joyeux. Intimidés, les trois amis restèrent un long moment devant la porte sans oser frapper.
- À toi l'honneur, Niccolò! Tu es le plus vieux!
- Je croyais que tu étais un grand garçon, Francesco. Tu n'es plus très audacieux quand il s'agit de faire les choses par toi-même. Quant à toi, Ciccio, je sais bien qu'il ne faut pas attendre la moindre initiative de ta part.
- N'exagère pas, Niccolò. Allez, vas-y!
Vaincu, Machiavel empoigna le heurtoir et le cogna deux fois contre le bois. La porte s'ouvrit sur une femme d'âge moyen. Elle avait dû être très belle du temps de sa jeunesse, mais les années avaient fait subir à son visage de terribles outrages. Sa peau s'était relâchée par endroits et, à l'inverse, tendue de rides en d'autres, si bien qu'il ne restait de sa beauté qu'une sorte d'esquisse floue.
Dans un ultime et pathétique sursaut, elle avait choisi de lutter pied à pied contre les assauts des ans, recouvrant tout son visage d'une épaisse couche de poudre de riz. Ses paupières fardées de couleurs vives contrastaient violemment avec la lassitude qu'on lisait dans ses grands yeux clairs. Couvertes de bijoux, ses mains paraissaient scintiller sous le flot lumineux qui s'échappait du bordel.
La maquerelle observa les visiteurs avec suspicion, tout en caressant du bout des ongles le manche du fouet glissé dans sa ceinture. Elle finit par articuler sèchement:
- Que voulez-vous, les petits? Vous êtes perdus et vous ne savez plus comment rentrer chez vos parents?
Aucun des garçons n'osa lui répondre. Même si la corpulence de la maquerelle était l'exact opposé de celle de Teresa, elle les impressionnait cent fois plus que la patronne de l'auberge. Cerbère, le gardien des enfers, était sans doute plus sympathique que cette petite femme prête à les chasser à grands coups de martinet.
Guicciardini finit par prendre la parole. S'exprimant avec un raffinement auquel il n'avait pas souvent habitué ses amis, il prit une mine sévère:
- Nous avons entendu parler d'une des pensionnaires de votre établissement et nous souhaiterions nous entretenir avec elle, s'il vous plaît. On l'appelle Boccadoro.
La petite créature scintillante s'esclaffa bruyamment.
- Vous entretenir avec elle! Elle est bien bonne, celle-là! C'est comme ça qu'on dit chez les gens cultivés, alors!
Son rire s'éteignit d'un coup. Ses yeux méchants sondèrent ceux de son interlocuteur. Guicciardini aurait voulu s'enfuir à toutes jambes mais, terrorisé par l'oscillation régulière des lanières du fouet, il ne parvint pas à esquisser le moindre mouvement. Derrière lui, ses amis s'étaient discrètement reculés de plusieurs pas.
La voix teintée d'aigreur, donna Stefania reprit:
- Tu as raison, mon petit, c'est ce que Boccadoro sait faire de mieux, "s'entretenir" avec les hommes. Dommage pour toi, je ne sais pas où elle se trouve, cette garce. Elle a disparu depuis trois jours.
- Comment ça, disparu?
- Disparue, du jour au lendemain, sans prévenir. Si je la retrouve, cette catin, tu peux être sûr qu'elle va goûter de mon fouet, pour la peine.
- J'imagine que vous êtes déjà allée vérifier chez elle?
Donna Stefania éclata de rire.
- Ce que tu es drôle, mon garçon! Toutes les filles vivent ici avec moi. Ça évite les problèmes. Quant à Boccadoro, c'était ma meilleure gagneuse, une vraie merveille! Depuis son départ, on ne cesse de me la réclamer... Elle me fait perdre chaque jour une montagne de ducats!
- Elle avait beaucoup d'habitués?
- Un paquet! Et ils étaient prêts à payer cher pour l'avoir! Une fois qu'ils étaient montés avec elle, je pouvais être certaine qu'ils reviendraient très vite. Ils auraient tué femme et enfants pour revivre une telle expérience. Une fille comme elle, on ne met pas la main dessus tous les jours...
Sans préavis, la maquerelle mit un terme brutal à la conversation:
- Je n'ai guère de temps à perdre. Celle que vous cherchez n'est plus ici. Si vous avez de quoi payer, j'ai là cependant quelques filles de votre âge qui pourront très certainement faire l'affaire. Vous m'êtes sympathiques, je peux vous faire un prix.
Vettori s'avança, tout heureux de pouvoir enfin mettre à mal sa virginité sans se ruiner. Il fit une grimace de dépit lorsque Machiavel lui coupa la route du jardin des délices.
- En fait, nous voulions vraiment faire cela avec Boccadoro. Nous en avions tellement entendu parler! Nous allons partir, merci beaucoup, madame.
- De rien, les petits. Revenez quand vous aurez quelques poils au menton, conclut-elle en refermant sèchement la porte.
Furieux, Vettori interpella Machiavel:
- Mais enfin, Niccolò, tu es fou ou quoi? Tu l'as entendue, elle nous proposait un prix spécial! C'est le bordel le plus cher de la ville! On ne pourra plus jamais y retourner!
- Quand cette affaire sera terminée, nous nous cotiserons pour t'offrir une catin à ton goût. En attendant, nous te devons quelques explications.
L'un après l'autre, Machiavel et Guicciardini lui contèrent les événements des journées précédentes. Le trajet du retour fut tout juste assez long pour leur permettre d'achever leur récit.