1

Il s'éveilla d'un coup, les yeux grands ouverts. Désorienté, il mit quelques instants à reprendre conscience. Très vite, sa respiration s'apaisa et se fit plus régulière. Le sang affluait de nouveau dans ses doigts engourdis. Il referma les paupières, attendant que les murs cessent de tourner autour de lui. La douleur lancinante qui lui vrillait le crâne commençait à s'atténuer.

Il contracta ses muscles et leur donna une impulsion sèche. Ses membres demeurèrent immobiles. Plus vraiment certain d'être sorti de son rêve, il prit une profonde inspiration et tenta encore de se relever, sans plus de succès. Comme si son cerveau fonctionnait indépendamment de son corps, il passa frénétiquement en revue toutes les hypothèses possibles.

Un masque de stupeur se dessina sur son visage. Par un étrange phénomène de dissociation, il eut une vision très nette de la situation: il était nu, attaché par les poignets et les chevilles à une lourde table de bois massif, le torse maintenu par une large ceinture de cuir. Un étau métallique enserrait sa tête, comprimant douloureusement ses tempes. Il sentait dans sa bouche le goût âcre du rectangle d'acier qui immobilisait sa langue.

La pièce était plongée dans un profond silence. Seule une gouttelette qui s'écoulait du plafond venait rompre régulièrement l'absolue quiétude du lieu. Les rares flambeaux accrochés aux parois donnaient un reflet chaud et apaisant aux mousses verdâtres qui recouvraient les murs. À environ quatre mètres au-dessus de lui, deux ogives soutenaient un blason presque totalement effacé par le temps.

Il se trouvait dans une cave. Ici, personne ne viendrait le chercher.

Il tenta de signaler sa présence en hurlant, mais sa bouche était si fermement entravée qu'il fut incapable d'émettre le moindre son, et sa tentative eut pour seul résultat d'entailler profondément sa langue contre la pièce de métal.

Le sang se mit à couler, d'abord lentement, puis de plus en plus vite. Il essaya de le recracher, mais le mors métallique constituait un barrage insurmontable, et son gosier fut bientôt envahi par le liquide chaud et épais.

Une vague de panique l'envahit quand il commença à étouffer. D'abondantes gouttes de sueur ruisselaient le long de son visage et sur sa poitrine. Il fit un effort désespéré pour se calmer et parvint à déglutir le liquide, soulageant ses poumons au bord de l'asphyxie.

Paradoxalement, cet incident lui rendit toute sa lucidité. Tout cela était ridicule. Qui pouvait bien en vouloir à un peintre aussi anonyme que lui? La concurrence avait beau être rude à Florence, son talent était loin d'égaler celui des maîtres dont les plus grandes familles s'arrachaient les services. Malgré tous les efforts fournis pour corriger la trajectoire de sa destinée, il se trouvait du côté des médiocres, à qui la fréquentation des muses est interdite à tout jamais.

Il se savait honnête artisan, même s'il déplorait que les hasards de la vie l'eussent empêché d'atteindre l'irréprochable technique de Filippino Lippi ou la force dramatique de Luca Signorelli. Aussi, lorsqu'un marchand au visage rougeaud recourait à ses services, heureux de pouvoir se procurer un portrait correct à si vil prix, sa fierté s'éteignait un peu plus, en même temps que montait en lui l'irrépressible désir de noyer la désolation de son existence dans un bon pichet de chianti.

Il avait fini par se résigner à la modestie de ses dons. Il était assez lucide pour savoir que la peinture ne lui rendrait qu'avec parcimonie tous les sacrifices qu'il avait consentis en son nom. Au moins ne suscitait-il aucune jalousie parmi ses pairs. Noyé dans la masse des figurants, il ne faisait d'ombre à personne et se trouvait bien trop loin de l'avant-scène pour que les lumières de la gloire pussent un jour l'atteindre.

Il vivotait ainsi depuis près de dix ans, s'enfonçant chaque jour davantage dans la léthargie. Mais tout cela était loin désormais. C'était une autre vie et il l'avait déjà presque oubliée.

Tout avait changé à l'instant précis où Piero Adimari avait franchi le seuil de son minuscule atelier enfoui dans un recoin de la Via dei Maestri. La misère des temps avait fait fuir tous les artistes de renom et Adimari, veuf depuis moins d'une semaine, voulait orner le tombeau de sa défunte épouse d'une Annonciation. Il avait offert soixante ducats, avec pour seule condition que le tableau fût achevé avant la fin du printemps.

Sans hésiter, le peintre s'était plongé dans son travail avec un bonheur qu'il n'avait plus connu depuis longtemps. Ce fut une véritable renaissance. Il ne vivait que pour achever ce qui serait, il en était chaque jour un peu plus certain, l'aboutissement d'une vie tout entière consacrée à l'art.

Après deux mois et demi d'activité effrénée, il avait presque terminé. L'ange était joufflu à souhait et l'arrière-plan un peu flou, mais l'ensemble était, somme toute, parfaitement convenable.

Il manquait seulement le visage de la Vierge, qu'il avait peint et repeint sans jamais en être satisfait. Il ne parvenait pas à y poser la touche finale, celle qui distingue l'ouvrage bien fait du chef-d'œuvre. Il fallait que sa Madone irradie du tableau, mais il ne savait pas encore comment lui donner vie.

Il essaya de se souvenir de la dernière chose qu'il avait faite. L'image de la Vierge fit irruption dans son esprit. Il avait consacré une bonne heure à retoucher l'un des plis de sa robe. Depuis toujours, il éprouvait les pires difficultés à rendre l'aspect moiré des tissus, mais son fastidieux labeur était presque achevé lorsque tout cela s'était produit.

Le bruit des gouttes s'écrasant sur le plancher, au-dessus de sa tête, avait brisé sa concentration. Comme à son habitude, il avait probablement oublié de fermer la fenêtre de sa chambre, un débarras situé au premier étage, à moins que la violence des rafales n'ait eu raison du loquet rouillé.

Après avoir poussé un long soupir en songeant à l'état de délabrement avancé de sa modeste masure, il s'était résolu à monter les quelques marches branlantes qui le séparaient de l'étage.

L'eau s'engouffrait par la fenêtre grande ouverte. Quelque chose n'allait pas. D'étranges traces de boue maculaient le sol. Des traces en forme de pas.

Intrigué, il s'était penché pour les observer de plus près et avait reçu un coup violent à la base du crâne. Ses jambes s'étaient dérobées sous lui. Une torpeur presque agréable l'avait envahi.

Un courant frais gonfla soudain ses poumons. La porte s'ouvrit, laissant entrer deux hommes. Il sourit à la perspective de pouvoir enfin relâcher ses muscles tendus à l'extrême, mais son espoir s'évanouit d'un coup lorsqu'il comprit que les inconnus ne venaient pas le délivrer.

Il grogna pour leur rappeler son existence, sans parvenir à provoquer chez eux de réaction visible. Au prix d'un effort désespéré, il parvint à tourner la tête de quelques degrés. Un individu entièrement vêtu de noir s'avançait vers lui. La partie supérieure de son visage, recouverte d'un masque de cuir sombre, ne laissait percer que ses yeux clairs. Il traînait un brasero, au centre duquel se dressaient de longues tiges d'acier.

Toujours muet, le bourreau empoigna une barre de métal incandescente et l'approcha de la poitrine du captif. Les cercles de métal qui l'immobilisaient pénétrèrent sa chair. Sous la pression de l'étau d'acier, la peau de son front céda. Un flot de sang inonda brutalement ses yeux.

Le bourreau attendit que le peintre se fût calmé. Durant d'interminables secondes, il chercha l'endroit idéal, puis se décida enfin pour un point situé à hauteur de la dernière côte, un peu au-dessous du cœur. L'extrémité de la tige s'enfonça dans le ventre de sa victime avec une déconcertante facilité. Une âcre fumée s'échappa de la plaie, tandis qu'une odeur de viande brûlée envahissait la pièce.

Le supplicié manqua défaillir. Cependant, à l'instant précis où il perdait pied, il sentit la tige brûlante glisser hors de lui.

Très vite, il se rendit compte qu'il se trouvait face à un véritable expert de la souffrance. Son tortionnaire était sûrement capable de lui broyer les phalanges, l'une après l'autre, en lui rendant perceptible la douleur de chaque os qui s'émiettait sous la peau. Il n'hésitait jamais, pas plus sur la profondeur des incisions que sur le choix des instruments: petite pince acérée pour déchirer la poitrine ou tenaille large et tranchante pour arracher d'épais morceaux de chair sur les cuisses.

Le sang chaud et poisseux coulait toujours sur son torse et dans sa gorge.

Ayant épuisé tout le matériel dont il disposait, le bourreau contempla d'un air las les instruments qui lui avaient servi à griffer, couper ou briser. Après une brève hésitation, il opta pour un nouveau jeu. Avec un sourire de délectation, il agrippa la lourde vis du cercle d'acier qui comprimait le front de sa victime et commença à la tourner lentement. Le peintre eut soudain l'impression que ses yeux allaient jaillir de leurs orbites. Il savait que ses os ne pourraient supporter plus d'une dizaine de tours de vis. Il pria pour qu'arrivât vite le moment où son crâne céderait enfin.

Il aurait voulu hurler sa rage et sa déception lorsque le tortionnaire s'arrêta juste avant la délivrance finale. Son cerveau semblait perforé de mille aiguilles, mais il était toujours vivant.

Le bourreau se saisit alors d'une masse, la souleva au-dessus de sa victime et l'abattit d'un coup sec. Le craquement effrayant de sa jambe se répercuta de mur en mur. Un instant il espéra que cet incroyable afflux de douleur lui permettrait de ne pas sentir ses autres os se briser. Il souffrit néanmoins comme un damné lorsque le coup suivant déboîta son coude gauche.

Son corps n'était plus qu'un pitoyable amas de chair broyée. Seules la science et la volonté de son tortionnaire le retenaient encore en vie.

La seule chose qu'il pouvait encore souhaiter, c'était d'en finir. Oublier la douleur et retourner dans le néant. Mourir, enfin...

Il se doutait cependant de plus en plus distinctement que ses bourreaux l'avaient amené là où tout allait commencer pour lui.

Un troisième individu pénétra dans la pièce où s'élevait désormais une odeur pestilentielle de chair brûlée et de sang caillé. Les deux bourreaux inclinèrent respectueusement la tête devant le nouveau venu, dont le corps maigre se noyait dans la robe noire et blanche des dominicains, et dont le visage disparaissait sous une large capuche.

Sa voix douce et profonde se répandit comme un souffle chaud.

- Je vois que notre ami est enfin prêt. Vous avez bien œuvré, mes frères, je vous en félicite.

Prenant dans ses mains le visage sanguinolent du peintre, il fit courir son index sur la bouche tordue en une terrifiante grimace, puis glissa sur l'arête du nez, d'où s'échappaient quelques morceaux de cartilage clairs et visqueux.

- Tu trembles, mon fils. Tu as peur, n'est-ce pas? Oui, je le sens, tu es effrayé.

Le moribond voulut lui dire à quel point il n'était qu'un enfant de putain. Il ne put émettre qu'un grognement rauque.

- Ah! Raffaello... Tu permets que je t'appelle par ton prénom, n'est-ce pas? Ne te demandes-tu pas pourquoi tu as subi un tel tourment?

Le moine inspira profondément. Sa main parcourut le torse ensanglanté de l'homme étendu devant lui. Il observa ses doigts souillés de sang. Le liquide perla doucement sur le sol, puis glissa jusqu'à la flaque noirâtre qui avait coulé de la table. À la lueur des bougies, cette image lui parut très belle.

Il prit le temps de la contempler avant de reprendre doucement:

- Tu as souffert de manière inhumaine, Raffaello, je le reconnais bien volontiers. Nous devions te torturer; il ne pouvait en être autrement. Cela ne dépendait pas de moi, ni de toi, ni de ces bourreaux. Bien sûr, peut-être pourrions-nous encore tirer de toi quelques gémissements intéressants, mais rien que nous n'ayons déjà entendu ce soir.

Raffaello Del Garbo sentit qu'on dénouait la cordelette de cuir qui retenait son bâillon d'acier.

- Si tu réponds à ma question, je t'accorde la seule chose que tu puisses encore désirer: une mort rapide. Bien entendu, si tu refuses, nous te ferons découvrir encore au moins dix manières de faire affreusement souffrir son prochain. Qu'en penses-tu, mon ami, sommes-nous d'accord?

Les bourreaux avaient accompli leur tâche à la perfection. Il n'en pouvait plus. Il voulait que cela cesse et se moquait totalement du reste. Il eut seulement la force de prononcer un oui presque inaudible.

- Bien, reprit le moine. Voici ma question: où l'as-tu cachée, Raffaello? Je sais qu'ils te l'ont confiée.

Del Garbo ne put masquer sa surprise.

- Comment? articula-t-il péniblement.

- Réponds! ordonna le moine. Où?

- Pourquoi? Ça n'en valait pas la peine...

- Bien sûr que si! rétorqua le moine, excédé. Tu aurais sans doute parlé sans toutes ces souffrances. Mais le sens de nos actes n'a pas toujours de lien direct avec l'apparence que nous souhaitons leur donner. Le fond et la forme, Raffaello, tout est là.

Le moine contemplait sans émotion visible les terribles convulsions qui tordaient le visage de sa victime.

- Tu es un artiste, mon fils. Tu n'ignores donc pas combien la façade des choses peut être trompeuse. Car derrière la beauté parfaite d'une toile se cachent souvent l'horreur la plus sordide et la plus insoutenable violence. La faute en revient à nos semblables et à leur confondante naïveté. Si leur regard n'était pas à ce point attiré par l'éclat du sang qui perle des blessures de l'agneau innocent, ils pourraient distinguer à l'arrière-plan la face cruelle du sacrificateur.

Il accompagna ses mots d'un hochement de tête, comme pour souligner le mépris que lui inspirait l'humanité.

- Montrer pour mieux dissimuler, masquer pour mieux dévoiler, l'art naît d'un bien étonnant paradoxe! Si simple et d'une si monstrueuse efficacité... Je veux les confronter à leurs pires démons, tous ces imbéciles, et voir s'ils parviennent à comprendre ce que cachent les images que je vais leur offrir. Il t'est sans doute impossible de mesurer l'importance de mon projet, Raffaello. Dis-toi cependant que tu es l'un des éléments centraux d'une œuvre magistrale.

Le moine sortit de sous sa robe un crucifix de bois incrusté d'ivoire. Il caressa doucement la tête du Christ et l'entoura de ses doigts, tandis que son autre main se resserrait sur le corps du Sauveur. Un frisson intense, presque sensuel, parcourut sa nuque.

Il écarta les mains et la lame d'un stylet brilla à la lueur des flambeaux. Il fit glisser la pointe d'acier sur la poitrine de Raffaello Del Garbo, lui arrachant des plaintes chaque fois qu'il s'attardait sur une plaie ouverte.

- La douleur est un phénomène bien étrange, n'est-ce pas? Tu aurais dû mourir cent fois, mais nous ne l'avons pas voulu et ta souffrance n'a fait que croître. J'ai moi aussi connu la torture, il y a bien longtemps. Comme toi, j'ai souhaité mourir et j'en porte encore les traces au plus profond de ma chair. J'ai retiré de cette intolérable peine une force nouvelle. Avec le temps, j'ai appris à la dominer, à la maîtriser, et même à l'aimer. C'est maintenant avec délectation que je m'y plonge à nouveau lorsque je me sens proche d'abandonner la mission que m'a confiée le Seigneur.

Le moine interrompit le mouvement de son instrument. Un rayon lumineux pénétra sous la sombre capuche, éclairant fugacement un rictus pervers.

- Je n'ose te parler du bonheur que j'éprouvais lorsque, plus jeune, je creusais dans mes paumes les stigmates de la passion de notre Sauveur. Je regrette de ne plus pouvoir marquer mon amour divin de manière aussi visible. Mon plaisir passe désormais par des formes plus discrètes.

L'exaltation gagna son corps tout entier. Sa voix se fit plus enfiévrée encore.

- Savoir que le Seigneur m'observe et voit combien je souffre pour expier les péchés du monde est une consolation qui vaut la plus grande des jouissances. Je vois bien que tu souffres, mon pauvre Raffaello, alors que je m'attarde et que je déblatère... Finissons-en rapidement!

La lame remonta le long de la gorge, s'attarda sur l'artère jugulaire qui frémissait sous la peau, puis dessina une trace sanglante sur la joue. Del Garbo hurla de toutes les forces qui lui restaient lorsqu'elle traversa son œil gauche. Il s'évanouit avant même que le stylet ne pénètre la seconde orbite.

Un soubresaut traversa néanmoins son corps quand l'un des bourreaux lui versa un pichet d'eau glacée sur le visage.

- Alors, Raffaello, reprit le moine de sa voix suave, où l'as-tu dissimulée? Nous avons fouillé en vain ton atelier. Dis-le-moi, et cette lame sacrée t'enverra loin de ce monde.

Del Garbo se sentait si près de la mort qu'il ne voulait à aucun prix manquer cette occasion de rejoindre la paix.

- Le livre... murmura-t-il après quelques secondes d'hésitation.

- Dans un livre? Lequel?

- Dante.

- Très bien, mais il manque encore un renseignement, Raffaello, n'est-ce pas?

- Bibliothèque... Médicis...

Sa voix se brisa en un sanglot. Le moine l'observa encore un instant puis prononça enfin les mots que Del Garbo attendait depuis une éternité.

- Merci, Raffaello. Tu en as fini avec cette vie de souffrance. Repose en paix, mon fils.

Au moment précis où la lame s'enfonçait entre ses côtes et transperçait son cœur, Raffaello Del Garbo eut un ultime éclair de conscience: la Vierge qu'il n'avait jamais été capable de peindre s'imposa à lui en une vision fulgurante, de la teinte délicate du visage aux savants reflets qu'il aurait aimé donner à ses vêtements.

Des larmes de sang se mirent à couler de ses orbites vides.

Загрузка...