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- Alors, demanda Annalisa d'une voix tremblante, comment va-t-il?

Corbinelli fit mine de réfléchir, puis il déclara, d'un ton qui se voulait rassurant:

- Ne t'inquiète pas, ce n'est pas bien grave. Il a seulement une petite entaille sur le front. Dans une semaine, ce ne sera plus qu'un mauvais souvenir.

- Tu es certain qu'on ne peut rien faire de plus?

- Absolument! Il doit se reposer, rester quelques jours au lit et en profiter pour relire les traités des vieux stoïciens. En grec ancien, bien sûr...

- Cesse un peu de plaisanter, rétorqua la jeune fille d'une voix tranchante. Parfois, j'ai l'impression que tu es incapable de la moindre émotion.

- Ne te fâche pas, Annalisa. J'ai eu tort de te taquiner. Ton ami a juste pris un mauvais coup. Le corps est une machine imparfaite, mais Niccolò est jeune et le sien fonctionne parfaitement. Dis-lui de prendre un peu de repos, c'est le seul conseil médical que je puisse te donner.

Annalisa redressa la tête et sécha ses pleurs avec la manche de sa robe. La tristesse rendait son visage plus beau encore. Ses cheveux, longs et délicatement ondulés, coiffés d'ordinaire avec science, s'accommodaient parfaitement du désordre qui s'en était emparé.

Rarement femme aura été si belle à Florence, se dit en lui-même le médecin. La seule image qui lui vint à l'esprit fut celle des figures des tableaux de Botticelli. Il se souvint que la mère d'Annalisa avait justement servi de modèle à ce dernier lorsqu'il avait dessiné le visage fin et voluptueux de sa Vénus.

Honteuse de s'être emportée à tort, la jeune fille contempla piteusement le médecin.

- Oh, excuse-moi, Girolamo! Je ne sais pas pourquoi je t'ai dit des choses si blessantes. Au fond tu dois être aussi inquiet que moi, mais tu n'oses pas le montrer. Je suis désolée...

- Ce n'est rien. Écoute, je vais te laisser Marco pour quelques jours. Il préparera des décoctions qui permettront à ton cher Niccolò de retrouver plus rapidement ses forces.

- D'accord! proclama le gamin. Ça m'évitera au moins d'aller faire la pêche aux cadavres avec Deogratias!

Annalisa secoua la tête en signe de refus:

- Ce n'est pas la peine. Tu seras plus utile avec Girolamo. Si tu restes ici, tu vas passer ton temps à distraire Niccolò et il se fatiguera encore plus.

Le visage de Marco s'éclaira de son sourire le plus enjôleur. Constatant que, contre toute attente, Annalisa résistait à ses charmes, il opta pour une autre tactique. Son visage redevint soudain celui d'un petit enfant et ses yeux s'emplirent de larmes.

- S'il te plaît, Annalisa... J'en ai tellement envie!

- C'est bon, tu peux rester... consentit la jeune fille, vaincue par son air angélique. Mais je ne veux pas t'avoir dans mes pattes toute la journée!

- C'est promis.

- Te voilà chargé d'une lourde responsabilité, conclut le médecin. Je compte sur toi pour protéger Niccolò des assassins qui rôdent en ville, ainsi que des soins trop attentionnés de certaines jeunes filles.

Fier de son nouveau statut, le gamin bomba le torse et tira la langue à Annalisa pour lui montrer avec quelle facilité il l'avait roulée. Il ne put cependant échapper aux doigts de la jeune femme, qui tira son oreille jusqu'à ce que de véritables pleurs, cette fois, envahissent ses yeux.

- La première règle à appliquer, renchérit Guicciardini, est de ne jamais se moquer d'une femme amoureuse et inquiète. Ces deux états contradictoires la rendent agressive.

Marco le toisa avec dédain.

- Ça ne risque pas de t'arriver! Même si on la payait, pas une femme de la ville ne se risquerait à t'approcher de trop près!

Guicciardini fit mine de se jeter sur l'enfant qui, terrifié, se recroquevilla dans un coin.

- Fais encore une remarque de ce type et je te confie aux bonnes œuvres du tueur.

Tandis que les deux garçons se chamaillaient, Machiavel gémit doucement. Annalisa lui passa une éponge humide sur le front.

- Oh! J'ai mal... gémit le blessé en touchant le bandeau ensanglanté qui lui enserrait la tête. J'ai l'impression d'avoir une pastèque trop mûre à la place du crâne...

- Bienvenu dans le monde des vivants! fit joyeusement Guicciardini. Tu nous as fait peur, mon vieux!

- Tout le monde a cru que tu étais mort quand le guet t'a retrouvé allongé à côté du cadavre, renchérit Marco. Tu l'as échappé belle! Raconte-nous ce qui s'est passé.

À l'instant où le blessé s'apprêtait à entamer son récit, la porte de la chambre s'ouvrit sous la pression d'une poigne aisément reconnaissable. Teresa fit une entrée tonitruante dans la pièce, suivie de près par Marsilio Ficino, que Deogratias était allé arracher aux entrailles de la Bibliothèque médicéenne.

- Tu n'avais pas l'intention de raconter ton histoire avant que nous ne soyons tous là, quand même? brailla Teresa en guise de salut. Allons, Niccolò, te voilà au lit pour une malheureuse blessure qui saigne à peine? Vraiment, la jeunesse n'est plus ce qu'elle était. De mon temps, on buvait un petit remontant, on recousait tout ça et on n'en parlait plus!

Tout le monde rit de bon cœur, y compris Machiavel, d'autant plus réjoui que l'abondante matrone déposa sur le lit un panier abondamment garni.

- Qu'est-ce que c'est?

- Une bonne assiette de minestrone te requinquera plus vite que les remèdes de bonne femme de Corbinelli. J'ai rajouté à tout hasard une petite fiasque de grappa. Ça réveillerait un mort!

Cette malencontreuse remarque jeta un froid sur l'assemblée. Teresa n'y prit pas garde et poursuivit:

- En échange, je veux que tu me dises ce qui t'est arrivé.

Machiavel consentit de bonne grâce à leur raconter en détail sa mésaventure, l'entrevue avec l'ambassadeur du roi de France et la violente discussion qui s'était ensuivie, avant de conclure sur le cadavre trouvé dans l'Arno.

Marsilio Ficino ne put s'empêcher de tiquer en entendant le nom de la victime.

- Attends, Niccolò, je connais ce nom. Je suis certain de l'avoir déjà entendu, mais je ne sais plus quand.

Il prit un air piteux.

- Voilà ce qui arrive quand on vieillit... Je ne suis plus bon à rien. Il est grand temps que j'aille me reposer là-haut!

Annalisa l'enlaça et lui baisa le front.

- Allons, mon oncle, ne dites pas de bêtises!

L'accès de tendresse de sa nièce permit au vieux philosophe de retrouver provisoirement une partie de sa contenance, mais ses yeux reflétaient l'immense tristesse qui l'avait envahi.

- La mémoire est la dernière chose qui demeure lorsque tous nos vieux idéaux sont morts. Que nous reste-t-il si elle nous quitte aussi?

La jeune femme ne laissa pas l'atmosphère s'appesantir davantage.

- Il est quand même étonnant qu'ils ne t'aient pas tué, Niccolò. Tu pourrais les reconnaître.

- Je ferais un bien piètre témoin. L'un est tout petit, l'autre a la même carrure que Deogratias... Je n'en sais pas plus.

- Tu n'as pas à t'en vouloir, intervint Ficino. Tu t'es montré plus courageux que beaucoup de nos concitoyens en pareil cas.

- Et je me suis fait piéger comme un parfait imbécile!

- Allons, n'exagère pas, reprit le vieil homme. Il est bien difficile de toujours accorder les événements à sa volonté. L'essentiel est que tu en sois sorti vivant.

Ficino avait recueilli Machiavel lorsque ses parents avaient été assassinés à Pise. L'enfant n'avait alors que sept ans. Le philosophe lui avait offert une chambre chez lui, avant de lui faire profiter, quelques années plus tard, des leçons particulières qu'il dispensait à sa nièce.

De deux ans plus âgé qu'Annalisa, Niccolò conservait un souvenir ému de ces après-midi passés dans la Bibliothèque médicéenne. Les deux orphelins s'étaient tout de suite parfaitement entendus, car ils partageaient le même goût pour les vieux manuscrits poussiéreux et les histoires d'ogres qui dévorent les princes trop charmants.

De cette intimité était né un attachement réciproque qui dépassait de loin la simple amitié. Tout au fond de lui, Ficino espérait depuis de longues années connaître la joie de voir Annalisa épouser son cher Niccolò. Il savait que, ce jour-là, son bonheur serait complet.

- Comme d'habitude, reprit-il, la vox populi s'est chargée de répandre la nouvelle de ton agression aussi vite que les nuées de sauterelles se sont abattues sur l'Égypte, n'est-ce pas, Ciccio?

L'adolescent joufflu prit un mine offusquée qui ne trompa personne. Une discrète rougeur gagna ses joues tandis qu'il essayait de détourner la conversation:

- Ne faudrait-il pas avertir Malatesta de la disparition du manuscrit? Après tout, nous sommes les seuls à être au courant du vol. Peut-être est-il lié aux meurtres?

- Je doute que ce soit une bonne idée. Très peu de gens savaient que ce livre était en ma possession. Beaucoup de nos concitoyens m'en voudraient d'avoir si mal protégé un tel monument de notre culture.

- Je vous avais pourtant dit de ne pas le garder dans cette pièce, mon oncle. Vous auriez dû vous méfier un peu plus!

- Que veux-tu, Annalisa... Je n'ai pu résister au plaisir de l'avoir toujours près de moi. J'ai péché par gourmandise, comme dirait ce bon Savonarole. Lui qui est si attentif à la pureté de notre âme serait bien mécontent de moi.

- On ne peut pas revenir sur le passé, dit Machiavel. Le meilleur moyen de remettre la main sur le livre est de trouver ce qui relie ces trois affaires. Cela nous permettra peut-être aussi de comprendre pourquoi les tueurs m'ont épargné.

Le menton dégoulinant de soupe, Marco grimaça et dit:

- J'ai comme l'impression que ce n'est pas gagné d'avance. Comment va-t-on s'y prendre pour retrouver ce bout de papier?

- Ne parle pas comme ça du manuscrit de Dante, le gronda Annalisa. Girolamo ne t'a donc pas appris à respecter notre plus grand poète?

- La seule poésie qu'il connaisse, c'est celle du couteau qui glisse en sifflant sur le tibia du type qu'il désosse. Et c'est pire encore lorsque Deogratias récite!

Le médecin fit mine de se vexer, mais sourit aussitôt, heureux que l'enfant soit parvenu à détendre l'atmosphère. Il profita de la diversion pour interroger Teresa.

- Raffaello Del Garbo, ça te dit quelque chose? D'après Malatesta, il fréquentait assidûment les tavernes. Or, comme la tienne est la plus réputée de la ville, je me disais que tu pourrais sans doute nous aider...

Rougissant sous le compliment, la grosse femme réfléchit quelques instants.

- Attends, Del Garbo, dis-tu? Le nom m'est inconnu, mais j'ai un peintre qui vient presque tous les soirs... Un gars un peu fluet, pas très grand?

- Vu ce qu'il restait du corps quand il m'est parvenu, je n'ai aucune idée de sa corpulence, soupira Corbinelli. Il n'était pas particulièrement massif, en tout cas.

- Si c'est lui, ça fait un moment que je ne l'ai pas aperçu.

- Quand est-il venu pour la dernière fois?

- Il y a une semaine environ, peut-être deux... Pas plus, en tout cas. Je m'en souviens très bien, parce qu'il était beaucoup plus bavard que d'habitude, ce soir-là. Il semblait tout excité. Il était sur le point de terminer une grosse commande, quelque chose d'exceptionnel.

- Sais-tu où il habitait?

- Dans la Via dei Maestri. Son atelier se trouve tout au bout. Vous ne pourrez pas le manquer.

- Parfait, nous irons lui rendre une petite visite. Peut-être y trouverons-nous quelque chose d'intéressant.

- Alors je propose que tout le monde aille se coucher, conclut Annalisa. Nous avons assez veillé comme ça. Dieu sait quelles nouvelles catastrophes nous attendent demain!

Le lendemain, Piero Guicciardini parvint à se lever de lui-même à une heure raisonnable. Rassemblant tout son courage, il s'avança dans l'épais brouillard qui, depuis deux mois, semblait ne pas vouloir abandonner la capitale toscane et alla chercher Machiavel.

Par principe, Annalisa tenta de s'opposer à ce que le secrétaire, encore faible, participe à la fouille de l'atelier. Elle dut cependant céder face à sa volonté de ne pas manquer une aventure qui s'annonçait infiniment plus palpitante qu'une matinée au lit. En retour, les deux garçons interdirent à Annalisa de les accompagner. Elle se vengea en les obligeant à sortir emmitouflés jusqu'au nez dans d'épais manteaux de laine.

Ils atteignirent une dizaine de minutes plus tard la Via dei Maestri, la ruelle traditionnellement impartie aux artistes. Délaissée par la plupart des peintres et sculpteurs de renom, elle n'abritait plus que des artisans de seconde, voire de troisième zone.

L'atelier de Raffaello Del Garbo était une échoppe étroite, enfoncée dans un recoin sombre. La façade délabrée témoignait à elle seule de la faiblesse de ses revenus. Le crépi avait disparu sur de larges pans, lui donnant l'apparence d'un taudis de lépreux. Au premier étage, l'unique fenêtre avait perdu l'un de ses volets. L'autre, retenu par un seul gond, menaçait de se détacher à chaque instant. Tout dans l'aspect de cette masure respirait la médiocrité d'une vie pitoyable, sans ambition, ni talent. Machiavel frissonna intérieurement devant ce témoignage pathétique d'une existence faite de misère et de frustration.

De loin, rien n'indiquait que la maison avait été le cadre d'une tragédie. Sans s'inquiéter, les garçons s'avancèrent droit vers la porte d'entrée. Ils se trouvaient à quelques pas lorsqu'un mince rayon de soleil parvint à percer les nuages. Leur attention fut soudain attirée par un bref scintillement. Noyé dans l'ombre, un soldat montait la garde, lance au poing.

D'un discret hochement de tête, Machiavel indiqua à son ami de poursuivre son chemin sans s'arrêter. Parvenus au bout de la ruelle, ils s'engagèrent dans un passage parallèle et pénétrèrent dans une petite cour, où s'entassaient des monceaux de peaux tannées.

- Il ne manquait plus que Malatesta mette un garde devant la porte! grimaça Guicciardini.

- Il espère probablement que les coupables reviendront sur les lieux du crime.

- On ne peut tout de même pas rester là sans rien faire!

- Il doit y avoir une entrée par-derrière. Essayons de l'atteindre en passant de cour en cour.

- C'est parti! glapit Guicciardini, provoquant la fuite éperdue d'un couple de rats dissimulé sous les peaux.

- Et en silence, pour une fois! le reprit Machiavel, furieux du manque de discrétion de son ami.

Ils parvinrent là où ils le souhaitaient au bout de cinq minutes d'efforts. La décrépitude du lieu rappelait celle de la façade. Partout gisaient des ordures, avec lesquelles Del Garbo avait conçu une savante composition, faite de légumes pourris et de fruits avariés. Pas un centimètre n'était épargné par cette accumulation nauséabonde.

- C'est étrange, mais cette cour me rappelle vaguement ta salle d'étude, Ciccio. En moins sale, néanmoins...

- Très drôle! Seulement, vu l'odeur, elle devait servir de latrines en même temps que de dépotoir. Or je ne défèque pas dans ma pièce préférée.

- C'est bien la seule chose que tu n'y fais pas, alors!

- Tes sarcasmes ne peuvent m'atteindre, tant mon âme est pure. N'oublie pas que la religion est devenue le miel de mon existence!

- Est-ce que ta piété nouvelle t'interdit de pénétrer illégalement dans l'atelier d'un mort?

- Non, mais elle m'interdit par contre de voler la gloire qui revient à mes amis. Tu as férocement combattu l'ennemi, un gourdin à la main, c'est donc à toi que revient l'honneur de mettre le premier les pieds dans les immondices. Vas-y, et je chanterai tes exploits dans toutes les tavernes de la ville!

Rassemblant ses réserves de courage, Machiavel s'élança. Une violente odeur d'urine remonta jusqu'à ses narines lorsqu'il posa le pied sur le sol. Il eut un haut-le-cœur, tandis que Guicciardini, perché en haut du muret, exprimait bruyamment sa joie:

- Si Annalisa était là, peut-être comprendrait-elle enfin lequel de nous deux est le plus raffiné!

- Ferme-la, Ciccio!

- Ne sois pas jaloux, Niccolò. Tu ne peux pas rivaliser avec mon charme viril! Et puis je n'aime pas ton nouveau parfum. Un peu trop musqué, peut-être...

N'y tenant plus, Machiavel agrippa la jambe de son ami et la tira vers lui de toutes ses forces. Guicciardini n'eut même pas le temps de crier qu'il se retrouva assis au beau milieu du tas d'ordures en décomposition.

Tout crotté, il se redressa, hors de lui:

- C'est malin! Des chausses que j'ai fait laver il y a moins d'un mois et qui devaient me faire encore six semaines au moins! Quel gâchis!

- Ça t'apprendra à tenir ta langue!

- C'est à chaque fois la même chose! Je dois toujours finir par me taire, au bout du compte! geignit Guicciardini.

Machiavel ne prit pas la peine de répondre et se mit prudemment en marche. Son comparse le suivait tant bien que mal, sursautant à chaque fois qu'un rongeur, dérangé au cours de son festin, s'enfuyait en frôlant ses bottes.

La porte n'était pas verrouillée. Sur leur gauche, un escalier délabré menait à l'étage. Devant eux s'ouvrait la pièce principale, dans laquelle pinceaux et toiles s'entassaient en un désordre effrayant. Le sol et les murs étaient couverts de larges traînées de peinture, qui avaient formé des concrétions semblables à des coulées de lave multicolores.

Le désordre était tel qu'il était impossible de savoir si quelqu'un avait fouillé la pièce avant eux. À supposer que ce fût le cas, l'ampleur de la tâche avait tout pour décourager les hommes de Malatesta.

Un seul espace était épargné par cet invraisemblable entassement d'objets. En son centre, frappé par les rares rayons lumineux qui parvenaient à franchir l'épaisse couche de crasse accumulée sur les vitres, trônait un tableau. Au pied du chevalet se trouvaient encore le pilon utilisé pour écraser les pigments, ainsi qu'une palette recouverte de peinture séchée.

Guicciardini s'engagea prudemment dans l'escalier. L'une après l'autre, chacune des marches ployait sous son poids mais, par un étonnant miracle, aucune ne céda. Parvenu en haut, il jeta un coup d'œil à la minuscule chambre. Il n'y vit aucune trace de lutte.

Il redescendit aussitôt et alla droit au tableau. Il se servit d'un tissu crasseux ramassé sur le sol pour envelopper la toile. Son paquet sous le bras, il sortit.

- Je n'ai pas fait tous ces efforts et marché dans la merde pour repartir les mains vides. Je l'ajouterai à tous les trophées qui ornent ma salle d'étude.

Sans laisser à son ami le temps de lui faire le moindre reproche, il reprit.

- Il est mort, Niccolò. Ce tableau sera brûlé avec le reste si on le laisse là. En plus, dis-moi, qui voudrait d'une croûte pareille?

Machiavel savait que son ami ne céderait pas. Et puis le tableau ne manquerait à personne, après tout. Il passa dans la cour voisine et fît signe à Guicciardini de lui passer la toile. Au moment où celui-ci s'exécutait, la porte principale s'ouvrit avec fracas. Des voix furieuses s'élevèrent de l'atelier, tandis qu'on grimpait l'escalier quatre à quatre.

Affolé, Guicciardini se hissa comme il put sur le muret. Il se trouvait à la hauteur de la chambre de Raffaello Del Garbo. Ce qu'il vit à travers la fenêtre le lit blêmir.

Deux yeux très clairs le fixaient froidement à travers le carreau. Sans se soucier de ce qui l'attendait en bas, il se jeta dans le vide.

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