Cérémonieusement, Bertille avait conduit le roi dans un petit cabinet, sorte d’oratoire très simple.
Cet oratoire était situé sur le derrière de la maison. L’unique fenêtre qui l’éclairait donnait sur le cul-de-sac Courbâton. C’est ce qui explique pourquoi le roi avait tant tardé à intervenir, avait même failli arriver trop tard pour arrêter les archers alors que, sur le devant, toute la rue était depuis longtemps réveillée et mise en émoi par le vacarme de l’arrestation mouvementée.
Henri se laissa choir dans un fauteuil et considéra un moment, d’un air rêveur, la jeune fille qui se tenait droite devant lui, dans une attitude très digne.
Après avoir rêvé un moment, il fit entendre un gros soupir et, doucement:
– Asseyez-vous, mon enfant, dit-il.
Docilement, sans un mot, la jeune fille prit place dans le fauteuil que lui désignait le roi, en face de lui.
Une fois encore, Henri la considéra attentivement en silence, soupira encore un coup et finalement:
– Vous êtes bien la fille de Blanche de Saugis?
Doucement, sans provocation, sans aigreur, mais avec une singulière froideur, et comme si elle eût voulu d’un seul coup donner tous les renseignements qu’elle pressentait que le roi allait lui demander, la jeune fille répondit:
– Je suis bien la fille de Blanche de Saugis, morte de douleur et de honte en me donnant le jour, voici bientôt seize ans. Je suis bien une enfant naturelle… une bâtarde, comme disent les méchants, ma mère n’ayant pas eu d’époux légitime… Le petit domaine de ma mère est situé dans le pays chartrain, non loin de Nogent-le-Roi… Je suis bien celle que vous croyez et mon père est… celui que vous connaissez.
Ces paroles étaient prononcées avec une simplicité si digne, sur un ton de tristesse et de résignation si poignant que le roi, comme honteux, courba la tête.
Machinalement, avec une émotion qu’il ne parvenait pas à maîtriser, il murmura:
– Ma fille!…
Son émotion venait de ce qu’il pensait à son amour pour cette enfant qui se trouvait être sa fille. Sa honte et sa gêne venaient surtout de ce qu’il se rappelait dans quel but infâme il avait cherché à se faufiler chez elle.
En songeant qu’autrefois il s’était introduit de la même manière chez la mère, il avait abusé violemment d’elle comme il avait rêvé de le faire de sa fille, l’horreur que lui inspirait cette tentative hors nature réveillait en lui le remords d’une action honteuse depuis longtemps oubliée.
Car, rendons-lui cette justice, la découverte qu’il venait de faire avait déraciné l’amour en lui. Pour le moment, du moins, il ne voyait que sa fille. Et, très sincèrement, il se détestait d’avoir pu la souiller d’une pensée turpide.
Cette émotion dont elle ne pouvait comprendre le sens, on eût dit qu’elle surprenait et inquiétait la jeune fille.
Si le roi n’avait été si absorbé par ses souvenirs, il aurait été frappé de l’étrange expression de froideur de ces yeux ordinairement si doux, qui le dévisageaient avec angoisse. Il aurait remarqué le voile qui se répandit sur ce front si pur; la crispation nerveuse de ces traits si fins et si délicats, le tressaillement douloureux qui la secoua toute lorsqu’elle l’entendit murmurer sourdement: «Ma fille!»
Mais le roi ne remarqua rien. Il méditait toujours.
Après s’être consciencieusement morigéné, il s’avisa de songer que ce qu’il avait pris pour de l’amour, c’était tout simplement l’instinct paternel qui l’avertissait. Il se rappela fort à propos combien il avait été inquiété par cette ressemblance qu’il ne parvenait pas à fixer et il conclut en se disant:
– Mon cœur avait deviné que cette adorable enfant était ma fille. Et cela suffit pour ramener le calme dans son esprit désemparé. Restait la question de l’attentat commis autrefois. C’était si loin!…
Ce qui était moins excusable, c’était l’abandon de l’enfant. Mais cela se pouvait encore réparer. Déjà, avant de savoir ce qu’il avait appris si inopinément, il avait résolu de s’occuper de l’enfant de Blanche de Saugis. Maintenant qu’il était sous le charme puissant de cette radieuse jeunesse, de cette idéale beauté, il sentait naître en lui l’orgueil d’être le père de cette merveille. Et il se disait qu’il ferait pour elle, avec joie, cent fois plus que ce qu’il aurait fait par pur scrupule de conscience. À la dérobée, il admirait la gracieuse jeune fille et il se confirmait dans sa résolution de réparer royalement son long oubli et il se disait:
– Jarnidieu! cette belle fille sera l’ornement de ma cour. Je la doterai magnifiquement, je la marierai à l’un de mes amis, elle ne me quittera plus, et s’il ne tient qu’à moi, elle sera heureuse. Pour être tardive, la réparation n’en sera pas moins complète. Je lui dois bien cela.
À évoquer un avenir qu’il voyait riant et paisible, à énumérer les bienfaits dont il se promettait de la couvrir, il s’attendrissait, et sous le coup de cet attendrissement, il lui tendit les bras, en répétant:
– Ma fille!
En la reconnaissant pour sa fille, en lui ouvrant ses bras, il croyait se montrer très affectueux. Il était persuadé qu’elle allait se jeter sur son sein, accepter avec joie et reconnaissance son étreinte, lui donner le nom de père.
Il n’en fut pas ainsi.
À son grand étonnement, Bertille ne bougea pas. Elle secoua doucement la tête et sur un ton d’inexprimable mélancolie, elle murmura:
– Je n’ai pas de père, hélas!… Je n’en aurai jamais.
Henri se mit à l’étudier attentivement, ce qu’il n’avait pas encore songé à faire, ébloui qu’il était par tant de grâce et d’exquise jeunesse.
Il fut frappé alors de l’extrême réserve de son attitude d’une suprême dignité. Elle fixait sur lui un regard profond, un peu triste, nullement impressionné ni par la majesté royale ni par l’autorité paternelle.
Et il comprit que cette jeune fille, dont le malheur avait mûri la raison, était un caractère énergiquement trempé qui ne se laisserait pas éblouir par le rang et la fortune entrevus, ni leurrer par des raisonnements captieux. Il comprit qu’il se trouvait en présence d’un juge sévère à qui il fallait rendre des comptes et non pas d’une enfant heureuse de trouver un père à qui le titre de roi que possédait ce père suffirait pour lui faire oublier tout un passé d’amertume et de tristesse.
Il avait espéré éviter des explications plutôt embarrassantes en provoquant des effusions. Il vit, non sans ennui, qu’il s’était trompé.
Mais au fond, comme il était juste, il se dit qu’elle était en droit, dans une certaine mesure, de lui garder rigueur de son abandon passé; que, du fait de cet abandon, il n’avait aucune autorité sur elle, d’autant qu’il n’entrait pas dans son idée de la reconnaître officiellement, comme il avait fait de ses autres enfants naturels. Enfin, il s’avoua qu’il ne pouvait pas non plus faire intervenir son autorité royale, étant données les conditions particulièrement scabreuses dans lesquelles il s’était introduit auprès d’elle.
Il résolut donc de se résigner à l’inévitable explication, à se montrer patient et bienveillant, à s’efforcer de la conquérir par de bonnes paroles et de bons procédés, quitte à parler en maître si elle se montrait irréductible.
Pour lui montrer qu’il comprenait sa réserve et ce qui en était la cause, il dit sur un ton compatissant:
– Vous avez beaucoup souffert, mon enfant?
Sans acrimonie, simplement, elle répondit:
– J’ai été très malheureuse, en effet, Sire.
– Par ma faute, je le sens. Il ne faudrait pas cependant me croire plus coupable que je ne le suis réellement. Plus tard, mon enfant, vous comprendrez que les princes ne vivent pas pour eux, mais pour les peuples dont ils ont la garde. Ils ne peuvent pas toujours suivre les impulsions de leur cœur.
Vivement, elle interrompit:
– Votre Majesté se trompe si elle croit que ma réponse sous-entend un blâme, si léger soit-il. Jamais il n’est entré dans ma pensée de demander la moindre explication au roi, en tout ce qui me concerne, encore moins de censurer sa conduite à mon égard. Le roi est le maître. Il n’a de comptes à rendre qu’à sa conscience. Je prie Votre Majesté de croire que je ne l’oublierai pas.
Ces paroles, auxquelles il était loin de s’attendre, surprirent agréablement le roi. Délivré de l’appréhension d’une explication pénible, il retrouva sur-le-champ sa bonne humeur. Quittant son fauteuil, il se mit à arpenter l’oratoire d’un pas vif et allongé et, tout en marchant, il s’écriait joyeusement:
– Jarnidieu! Voilà qui est bien dit! Je vois que vous êtes aussi sage que belle… et ce n’est pas peu dire. Aussi je ne veux pas être en reste de générosité avec vous. Je confesse que j’eus des torts… Ne dites pas non! J’eus des torts graves que je dois et veux réparer. Le soin de votre avenir me regarde désormais. Je veux faire de vous la plus heureuse, la plus enviée des femmes. Assurez-vous que vous me trouverez toujours prêt à réaliser vos désirs, autant qu’il sera en mon pouvoir.
Gravement, elle répondit:
– S’il en est ainsi, j’oserai donc demander une grâce au roi. En échange de quoi je le tiendrai quitte de tout ce qu’il croit devoir me promettre.
– Parlez, et si ce que vous avez à me demander n’est pas impossible, foi de gentilhomme, c’est accordé, s’écria vivement le roi, charmé de la voir de si bonne composition.
Bertille parut réfléchir une seconde… Non qu’elle hésitât à formuler sa demande, mais parce qu’elle cherchait les termes dans lesquels elle la présenterait.
– Puis-je savoir, dit-elle, quelles sont les intentions du roi au sujet de ce jeune homme qui l’attend à ma porte?
Henri était loin de s’attendre à une pareille demande. Il s’arrêta net devant la jeune fille et fixa sur elle un regard scrutateur en songeant à part lui:
– Voilà donc où le bât la blesse!
Bertille supporta cet examen sans manifester le moindre embarras. Dans son regard si candide, si franc et si pur, le roi ne lut pas d’autre sentiment que l’anxiété. Il eut un demi-sourire malicieux et, avec une brusquerie affectée:
– D’abord, fit-il, qui vous a dit qu’il a été assez fou pour m’attendre?
Avec une assurance déconcertante, elle dit ingénument:
– Puisqu’il l’a promis!
– Au fait, dit Henri en l’observant, vous le connaissez sans doute mieux que moi et savez par conséquent si on peut se fier à sa parole?
– Mais je ne le connais pas!… Je ne lui avais jamais adressé la parole avant ce soir!… Je ne sais son nom que parce qu’il s’est nommé à Votre Majesté devant moi, tout à l’heure!
Il n’y avait qu’à la regarder pour être convaincu qu’elle disait vrai.
Le roi ne douta pas un seul instant. Mais il avait son idée, et il poursuivit:
– Si vous ne le connaissez pas, comment pouvez-vous savoir?
– Oh! Sire, vous n’avez donc pas regardé son visage?… Je ne suis qu’une petite fille ignorante, mais il me semble qu’avec une physionomie pareille on ne ment pas, on tient ce qu’on a promis.
– Soit, mettons qu’il en est ainsi que vous dites. Que vous importe ce que j’ai décidé à l’égard de ce jeune homme? Pourquoi, surtout, vous intéressez-vous à lui?
– C’est pour moi, pour me défendre, qu’il a osé braver la colère de Votre Majesté.
– Eh jarnidieu! de quoi se mêle-t-il?… Et d’abord, pourquoi et de quoi vous défendre?… Vous n’étiez pas menacée que je sache!
– En êtes-vous bien sûr, Sire?
Henri tressaillit. La voix si douce, si mélodieuse de la jeune fille, venait de prendre brusquement une intonation sévère qui résonna à son oreille comme une accusation directe. Il voulut la dévisager, mais dans ce regard si clair, obstinément fixé sur le sien, il lut une expression de reproche si significative que, pour dissimuler son trouble, il se hâta de reprendre sa marche à travers l’oratoire, en lui tournant le dos.
– Enfin, reprit-il après un silence, comment ce jeune homme s’est-il trouvé là à point nommé?… Il passe donc ses nuits à veiller sur votre seuil?… De quel droit?…
– Je ne sais pas.
Et, en disant ces mots, pour la première fois, elle rougit. Henri, qui ne la perdait pas de vue, reprit:
– Vous ne savez pas?… Eh bien, je le sais, moi, et je vais vous le dire: c’est qu’il vous aime.
Il pensait, par cette affirmation brutale, lancée d’une voix courroucée, la couvrir de confusion. Il croyait qu’elle allait rougir, baisser pudiquement les yeux, se récrier, jouer en un mot la comédie de convention en pareil cas. Il la voyait en tous points semblable aux jeunes filles de sa cour. Il dut reconnaître qu’il s’était étrangement trompé.
Très simplement, elle laissa éclater son ravissement. Elle joignit nerveusement ses mains blanches, leva ses yeux extasiés en une muette action de grâces, et dans un murmure très doux, pour elle-même:
– Oui, je me disais que tant de bonheur n’était pas fait pour moi. Mais, maintenant, je le sens, je le vois, il m’aime.
– Et vous aussi, vous l’aimez, avouez-le, cria le roi avec colère. Avec cette même franchise qui stupéfiait et déconcertait Henri, elle dit doucement:
– Pourquoi ne l’avouerais-je pas?… Quand je le voyais passer si fier et si hardi sous ma fenêtre, quand son œil étincelant se posait sur moi très doux et m’enveloppait de sa caresse, j’étais heureuse sans savoir pourquoi. Je ne savais pas que c’était cela l’amour… je ne savais pas si je l’aimais et s’il m’aimait, lui!… Quand je l’ai vu se dresser menaçant devant vous et vous interdire l’approche de ma porte, j’ai été bien heureuse. Je vous ai reconnu tout de suite. Lui aussi, j’en suis sûre, vous avait reconnu… Et pourtant, il n’a pas hésité… La pointe de sa rapière a menacé votre poitrine… la poitrine du roi!
– Ah! par la mordieu! je vous conseille de ne pas me rappeler ce bel exploit! gronda le roi.
Comme si elle n’avait pas entendu, elle reprit en s’exaltant à mesure:
– J’ai compris que s’il osait cette chose prodigieuse, c’est qu’il m’aimait… moi!… et j’ai été heureuse au-delà de tout. Et j’ai regardé, j’ai écouté passionnément, et j’ai vu qu’il allait vous tuer… Alors, sachant qui vous étiez pour moi, je me suis dit que je ne pouvais pas lui laisser répandre votre sang… et je suis intervenue à temps. Lui, il s’est mépris sur le sens de cette intervention. Je ne sais pas ce qu’il a cru, ce qu’il a pensé… mais j’ai deviné qu’il voulait mourir, que cette folle bravade de s’engager à vous accompagner au Louvre, c’était une manière de suicide… pour moi… à cause de moi… Et j’ai senti mon sang se glacer dans mes veines, et la lumière s’est faite en moi. J’ai compris que s’il mourait, je mourrais aussi, parce que, moi aussi, je l’aimais!
Elle n’avait pas parlé pour le roi. Elle avait pensé tout haut. Et maintenant qu’elle avait laissé déborder son cœur, se grisant, se berçant, se persuadant elle-même au son de sa propre voix, maintenant, elle poursuivait son rêve par la pensée, le teint animé, l’œil brillant, le corail de ses lèvres entrouvert par un sourire infiniment doux. Elle paraissait avoir complètement oublié la présence du roi qui, tout rêveur, la contemplait d’un œil émerveillé.
Et de fait elle était adorable dans sa pose chastement abandonnée qui eût inspiré un peintre de génie.
– Sornettes que tout cela, s’écria enfin Henri, chimères auxquelles il ne faut plus penser.
Bertille pâlit affreusement et fixant sur lui un regard anxieux, elle balbutia:
– Que veut dire le roi?
– Je veux dire que les rêves, les projets en rapport avec votre situation présente de jeune fille pauvre et obscure ne concordent plus avec la situation brillante que sera la vôtre demain. Il vous faut dire adieu au passé misérable et avoir des ambitions conformes au rang élevé qui sera le vôtre.
Une fois encore cette fille, décidément déconcertante, qui paraissait n’avoir aucun sens des idées les plus respectables – puisque tout le monde les voyait ainsi – cette fille étrange, malade assurément, eut le don de stupéfier le roi.
En effet, au lieu de l’explosion de joie et de reconnaissance à laquelle il était raisonnablement en droit de s’attendre, Bertille montra un visage bouleversé par la douleur, et joignant les mains dans un geste d’imploration, vivement, ardemment, elle s’écria:
– Je supplie Votre Majesté de ne point s’occuper de moi. Le rang et la grandeur ne me tentent point. Je vous jure que je ferais fort triste figure à votre cour, Sire. Ma situation, qui vous paraît misérable, me paraît, à moi, très enviable et très fortunée. Ma médiocrité ne me pèse pas. Loin de là, elle m’est chère et précieuse. Je me trouve très heureuse comme je suis et ne demande qu’une grâce, c’est de demeurer toujours dans la même situation.
Ébahi, décontenancé, Henri songeait:
– Quelle diable de fille est-ce là?… Je lui offre la fortune, une fortune qui éblouirait les plus riches et les plus puissants, et elle ne manifeste que terreur et désespoir.
Et tout haut, montrant le mobilier très modeste:
– Mais, c’est la misère, ici! Je vous offre un hôtel à vous. Vous aurez une maison montée comme une princesse, une nuée de laquais, femmes de chambre, écuyers, pages, dames de service, gentilshommes… Cent mille livres de rentes perpétuelles, un titre, marquise, par exemple, en attendant que je vous marie à quelque prince que nous choisirons jeune, brave et beau. Songez à ce que je vous offre. Réfléchissez avant de dire non.
Avec une sorte de colère, elle s’écria:
– Je ne veux rien, ni titres, ni rentes, ni mari!… Je ne demande qu’une chose: demeurer comme je suis. Les joyaux de ma mère constituent une petite fortune. Mon domaine de Saugis me rapporte bon an mal an deux mille livres de rentes. Je suis riche, Sire. Je ne dépense même pas mes revenus et les pauvres ont une part supérieure à celle que je me réserve. Je n’ai pas besoin de réfléchir… il y a des années que j’ai réfléchi à ce que je ferais si l’éventualité actuelle se présentait. Je vous supplie humblement mais fermement de m’oublier, de me laisser telle que je suis. Ma gratitude envers vous sera infinie si vous m’accordez cette grâce.
– Jarnidieu! c’est de la folie!… Et tout cela parce que vous avez rencontré un aventurier!…
La jeune fille se redressa. Son gracieux visage prit une expression de fermeté qui allait presque jusqu’à la dureté, et froidement:
– J’ai eu l’honneur de demander au roi ce qu’il compte faire à l’égard de ce jeune homme qu’il qualifie d’aventurier?
Une lueur malicieuse passa dans l’œil rusé du Béarnais, qui, sans doute, avait déjà résolu la question dans son esprit.
– Savez-vous de quel crime il s’est rendu coupable? dit-il négligemment, en observant sa fille.
Bertille pâlit légèrement, mais néanmoins répondit d’une voix ferme:
– Oui. On appelle cela crime de lèse-majesté!
– Eh bien, il subira la peine que comporte ce crime.
La jeune fille pâlit davantage encore. Mais sa voix garda la même fermeté et il sembla même au roi qu’il y avait comme une intention menaçante dans la manière dont elle dit:
– Ceci est bien irrévocable? Rien ne pourra vous faire revenir sur cette résolution?
– Rien! dit froidement le roi. Et, en lui-même, il ajouta:
– Jarnidieu! Je suis curieux de voir ce qu’elle va faire.
Maintenant, Bertille était livide. Mais, chose étrange, elle gardait malgré tout un calme extraordinaire. Elle se leva, et toute droite devant son père, le regardant droit dans les yeux, elle dit d’une voix qui n’implorait pas, une voix morne, lasse, brisée:
– Sire, c’est la fille de Blanche de Saugis qui vous demande grâce pour celui qu’elle aime. La fille de Blanche de Saugis, entendez-vous bien, Sire?
Henri, devant cet air solennel, eut une imperceptible hésitation. Mais il avait résolu de pousser la jeune fille à bout, et glacial, sur un ton qui n’admettait pas de réplique, il trancha:
– Blanche de Saugis elle-même surgirait de son tombeau pour implorer cette grâce que je dirais encore: Non!
Bertille secoua doucement la tête comme si elle eût voulu dire: c’est bien! je m’y attendais! Et tout haut:
– Dieu m’est témoin, Sire, que je voulais vous éviter la honte de fouiller le passé, la honte plus terrible encore d’élucider le présent…
– Que voulez-vous dire? interrogea Henri, vaguement inquiet.
– Vous le saurez bientôt… Si j’étais seule en cause je me serais tue… vous le savez. Mais c’est celui que j’aime que vous menacez, vous!… Je parlerai donc. Et si ce que j’ai à dire vous écrase de honte, ne vous en prenez qu’à vous-même. C’est vous qui l’aurez voulu.
– Que de grands mots dans une si petite bouche, railla Henri qui commençait à regretter sa curiosité.
Dédaigneuse de l’interruption, Bertille commença:
– Voici seize ans de cela, un homme, parce qu’il avait titre de roi et parce qu’il avait sans doute trop bien dîné, par un soir de printemps, semblable à celui-ci, s’introduisait subrepticement chez une jeune fille innocente et pure. L’homme, vous le connaissez: c’est vous, Sire. La jeune fille, c’était ma mère… Remarquez que je raconte simplement les faits sans les commenter. À vous qui ne voulez pas faire grâce à un homme coupable d’avoir croisé sa rapière contre votre épée – comme si la rapière d’un loyal gentilhomme ne valait pas l’épée d’un roi, qui a fait ce que vous avez fait – à vous, dis-je, moi, la fille de la victime, victime moi-même, je fais grâce des commentaires et des qualificatifs que méritent l’homme et sa conduite.
– Grand merci, ma belle enfant. Continuez, vous m’intéressez. Toujours froide, Bertille reprit:
– L’homme abusa de sa force pour violenter la jeune fille. Ceci, je pense, est un crime autrement impardonnable que celui que vous ne voulez pas pardonner, monsieur.
À ce mot: monsieur, le roi eut un mouvement de révolte. Mais il se maîtrisa et se contenta de sourire dédaigneusement.
– Or, voici ce que vous ne saviez pas sans doute… ce qui ne vous eût d’ailleurs pas arrêté: Blanche de Saugis avait un fiancé qu’elle adorait.
Henri tressaillit. Jusque-là, il avait écouté d’un air qui s’efforçait de paraître détaché. Mais sans doute, comme elle venait de le faire remarquer, les détails que la jeune fille allait donner étaient inconnus de lui, car il commença de prêter une oreille attentive.
– Déshonorée, continua Bertille, ma mère n’osa pas révéler sa honte à celui qu’elle aimait: mais ne se jugeant plus digne de lui, elle reprit sa parole et congédia son fiancé sous un prétexte quelconque. Ce brave gentilhomme adorait ma mère. Il pressentit quelque fatal secret et fit tant et si bien qu’il arracha la vérité à celle qu’il n’avait pas cessé d’aimer. C’était un loyal et digne gentilhomme. Il offrit à ma mère de passer outre et de la prendre quand même pour épouse. L’offre honorait celui qui la faisait et celle à qui elle s’adressait. Malheureusement ma mère avait trop de fierté pour l’accepter. Alors ils résolurent de s’unir dans la mort. Tout était prêt pour le double suicide, lorsque Blanche de Saugis s’aperçut qu’elle allait être mère. Or, savez-vous ce qu’ils firent, monsieur? Ils décidèrent d’attendre que l’enfant fût né pour mettre leur projet à exécution. Et ils firent comme ils avaient décidé. Le lendemain de ma naissance, ma mère et son fiancé burent la mort dans la même coupe… Si vous allez à Saugis, monsieur, vous verrez sur une même tombe une double croix. C’est là que reposent, unis dans la mort, ceux que le caprice d’un homme, parce qu’il était roi, parce qu’il était ivre, parce qu’il voulait se distraire et s’amuser, avait séparés dans la vie. Ceci, monsieur, n’est-ce pas un double assassinat?
Le roi n’avait plus envie de railler. Un peu pâle, tête baissée, il avait écouté la révélation de ces détails qu’il ignorait avec le regret très vif de l’avoir provoquée.
Voyant qu’il se taisait, sa fille reprit sur un ton poignant:
– Dès le lendemain de ma naissance, je me trouvai donc sans père, ni mère. Et pourtant, dès que je fus en âge de comprendre, je sus que, moi aussi, j’avais un père. Seulement voilà, où était ce père? Que faisait-il? Comment s’appelait-il? Je ne savais pas. La vieille servante qui remplaça ma mère dès que je sus balbutier m’apprit à prier pour ma mère qui était au ciel, d’abord, et ensuite pour que mon père se souvînt qu’il avait une fille et revint à elle. C’est par cette prière répétée chaque jour que je sus que j’avais un père. Je n’ai pas besoin de vous dire la multitude de questions que cette prière me fit poser à ma mère-nourrice. Mais, comme je ne recevais jamais de réponse satisfaisante, si ce n’est que, si mon père revenait à moi, je devrais lui pardonner, je finis par ne plus rien demander.
Bertille se tut un moment.
– À quoi bon évoquer ces choses douloureuses pour vous et pour moi? fit doucement Henri.
– Il faut que vous sachiez!… C’est vous qui l’avez voulu. Il y a environ deux ans, ma nourrice me fit quitter Saugis et m’amena à Paris. À mes questions, elle répondit que mon père habitait cette grande ville, qu’ainsi je serais près de lui et que peut-être aurais-je l’occasion de le rencontrer, de me faire reconnaître, de l’apitoyer. Mais mon père ne se présenta jamais. Ma nourrice m’assurait cependant qu’elle l’avait avisé de ma présence près de lui.
– Je vous jure que je n’en ai jamais rien su, dit vivement le roi. La jeune fille le fouilla un instant du regard, comme si elle eût voulu pénétrer au plus profond de sa conscience.
– C’est possible, dit-elle froidement. Dans ce temps, ma bonne vieille nourrice, déjà bien vieille et bien cassée, mourut en me recommandant de prendre connaissance de parchemins renfermés dans un coffret qu’elle me remit. C’est dans ces papiers que j’appris toute l’histoire de ma naissance et de la mort de ma mère. Pour une jeune fille de quinze ans, ignorant tout de la vie, ce fut plutôt dur. Cependant, ma nourrice m’avait si bien mis dans l’esprit cette pensée de pardon, que je ne songeais pas à maudire celui qui était mon père. Je voulus connaître ce royal père. J’y réussis assez facilement. J’aurais pu, j’aurais peut-être dû retourner à Saugis, Je ne sais quel secret espoir m’incita à rester encore. Que mon père fût le roi, je vous assure que je n’en éprouvais nul orgueil, nulle joie. Simplement, je me disais qu’un roi ne pouvait avoir à se reprocher une aussi abominable action. Je ne doutais certes pas du récit de ma mère, mais je croyais, je voulais croire que mon père n’était pas aussi coupable qu’elle le pensait, qu’il y avait au fond de cette terrible aventure quelque effroyable méprise. Et je me disais que si mon père consentait à me donner une marque d’affection, si tardive et si minime qu’elle fût, je lui pardonnerais de grand cœur en mon nom et en celui de ma mère. Je ne demandais pas autre chose. L’idée ne me venait même pas que le roi pût me reconnaître pour sa fille. Je ne faisais nul rêve ambitieux. Embrasser mon père et disparaître, me faire oublier, retourner dans mes chers bois de Saugis, tel était le rêve que je faisais. Pas d’autre, je vous le jure.
– Eh! jarnidieu, je vous crois sans peine!
– Mon père ne vint pas… il ne vint jamais. Je commençais à ne plus y penser.
– Pourtant, vous voyez que je suis venu quand même. Un peu tard, j’en conviens, mais enfin, ne dit-on pas qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire?
– Mieux eût valu que vous ne fussiez jamais venu! s’écria la jeune fille d’une voix sourde.
– Que dites-vous donc là?
– Je dis, éclata Bertille sur un ton de foudroyant mépris, je dis que vous avez essayé de vous introduire chez moi comme il y a seize ans, vous vous êtes introduit chez ma mère. Je dis que si je ne vous avais révélé mon nom, vous essayiez de renouveler sur la fille, votre fille, le lâche attentat que vous avez commis naguère sur la mère!
– Vous perdez l’esprit, je crois! balbutia Henri.
Bertille s’approcha de lui jusqu’à le toucher et, en le regardant bien en face:
– Voulez-vous me dire ce que signifiait ce signal, ces deux coups frappés dans les mains que j’ai entendus de ma fenêtre, où je prenais le frais, invisible dans l’ombre? Pourquoi la porte que dame Colline Colle, si peureuse, verrouille et cadenasse elle-même avec tant de soin chaque soir, pourquoi cette porte était-elle ouverte?… Combien vous en a-t-il coûté pour obtenir de cette misérable qu’elle vous ouvre ainsi le logis?…
Effaré, le roi dut reculer devant l’insoutenable éclat du regard de sa fille.
– Oui, je le vois, vous vous demandez comment une jeune fille de mon âge peut avoir deviné de telles infamies. Vous oubliez que le douloureux récit de ma mère m’a révélé bien des choses qu’une enfant de mon âge devrait ignorer. Et c’est là un crime de plus à votre actif. Vous voyez, monsieur, que j’avais le droit d’exiger beaucoup de vous. J’ai imploré cependant. Quoi? Peu de chose, en vérité: l’oubli d’une parole, d’un geste. Et vous avez refusé. Eh bien, soit, achevez l’œuvre commencée, mon père, après la mère, assassinez la fille! Le prétexte est tout trouvé, Sire. Comme lui, j’ai insulté à la majesté royale. Ensemble, envoyez-nous au supplice. Je suis prête. Ainsi, grâce à vous, la mère et la fille n’auront pu s’unir que dans la mort à l’homme de leur choix!
Elle se redressait fièrement, une flamme aux yeux. Et le roi, qui se remettait, songeait, en l’admirant:
– Voilà donc où elle voulait en venir: mourir avec l’homme de son choix, comme elle dit. Un amour pareil, et pour un homme dont elle ne savait pas le nom voici une heure à peine. C’est incroyable. Et pourtant cela est. Après tout, de quoi vais-je me mêler? Pourquoi ne pas la laisser arranger sa vie à sa guise? Qui sait si au fond il ne vaut pas mieux qu’il en soit ainsi? N’allais-je pas me créer bénévolement une foule d’ennuis en la présentant à la cour?… Tout compte fait, cette enfant a raison et il vaut mieux, puisque aussi bien c’est ce qu’elle désire, la laisser dans l’ombre… Mais quelle vivacité, ventre-saint-gris!… et quels coups de boutoir!… je reconnais bien mon sang!
Il allait répondre enfin, rassurer la jeune fille, lorsqu’il lui sembla entendre comme un bruit lointain de lutte. Il prêta l’oreille.
Bertille avait entendu elle aussi. Sans se soucier du roi, elle s’élança, courut au balcon, entrebâilla le volet et jeta un coup d’œil dans la rue.
Pâle comme la mort, mais droite et ferme, elle se dirigea vers la porte d’un pas assuré.
– Où allez-vous? cria le roi, qui l’avait suivie.
– Mourir avec lui, puisque vos gens le veulent tuer!
– Eh jarnidieu! Je ne veux pas sa mort!… Ne l’avez-vous donc pas compris?
Et sur un ton de souveraine autorité:
– Ne bougez pas, madame! Il ne me convient pas d’oublier plus longtemps que moi seul ai le droit de commander partout!
À son tour, il alla voir ce qui se passait dans la rue et jugea la situation d’un coup d’œil prompt et sûr.
– Bon! murmura-t-il en rabattant le volet, ils tiendront bien deux ou trois minutes. J’arriverai à temps.
Et se tournant vers Bertille, qui attendait avec une angoisse visible:
– Mon enfant, dit-il avec douceur, je vous pardonne ce que vous m’avez dit et d’avoir cherché à m’insulter, moi, votre père et votre roi. Taisez-vous. Laissez-moi achever. Je n’ai pas l’intention de vous contraindre en quoi que ce soit. Vous déciderez vous-même sur votre sort et je vous laisserai entièrement libre. Dans quelques jours, je reviendrai vous voir. Rassurez-vous, je viendrai cette fois en plein jour et accompagné de telle sorte que ni vous ni personne ne puisse suspecter mes intentions… Maintenant, faites-moi sortir. Il en est temps.
– Venez vite, Sire, venez vite, pour Dieu! s’écria Bertille en s’élançant.
– Un instant, fit Henri en l’arrêtant. Il ne faut pas que tout ce monde me voie sortir de chez vous à cette heure. Je suis votre père, mais il n’y a que moi qui le sais.
– Ah! que m’importe! Ne perdons pas de temps!
– Il m’importe beaucoup, à moi. Faites comme je dis et ne craignez rien… J’arriverai à temps. N’avez-vous pas une sortie sur le derrière de ce logis!
– Par le cul-de-sac Courbâton… Venez, Sire, venez.
Une minute plus tard, le roi, après avoir contourné l’impasse de ce pas allongé qui lui était habituel, était arrivé à temps pour arrêter l’assaut de ses archers, comme on l’a vu.