II

Pendant que Jehan le Brave – à défaut de nom, laissons-lui ce fier prénom – pendant que l’impétueux amoureux, disons-nous, le cherchait du côté de la Croix-du -Trahoir, Fouquet était redescendu vers la rue Saint-Honoré.


Il passa sans s’arrêter auprès du moine Parfait Goulard, à qui il fit un signe imperceptible, et continua son chemin dans la direction du Louvre.


À peine était-il passé que le moine, poussant du coude son compagnon, lui glissa:


– Voyez-vous ce seigneur… là, devant nous… C’est Fouquet, marquis de La Varenne, entremetteur, Premier ministre des plaisirs de Sa Majesté!


Et le moine éclata d’un gros rire égrillard, tandis qu’une lueur fugitive s’allumait dans l’œil de Ravaillac. Tout à coup, le moine se frappa le front:


– Mais nous l’avons déjà croisé tout à l’heure!… Il était avec… attendez donc!… j’y suis!… avec dame Colline Colle, la propriétaire de cette petite maison devant laquelle je vous ai rencontré, précisément… Par saint Parfait, mon vénéré patron, je devine la manigance!… Dame Colline Colle a pour unique locataire une jeune fille… un ange de beauté, de candeur et de pureté… Je gage que le marquis a soudoyé l’honnête matrone… Eh! eh!… ce soir peut-être, notre bon sire le roi passera par là…, et demain peut-être aurons-nous une nouvelle favorite!…


L’ombre qui avait écouté la conversation de Fouquet de La Varenne avec dame Colline Colle sortit de son trou lorsque le marquis se fut éloigné.


C’était un homme dans la force de l’âge. Les tempes grisonnantes, plutôt grand, sec, merveilleusement musclé, avec ces mouvements souples, aisés, que donne la pratique régulière de tous les exercices violents. Physionomie rude que n’adoucissait pas l’éclat de deux yeux de braise.


L’homme resta un moment méditatif, les yeux fixés sur la lucarne de Jehan le Brave, et lorsque le jeune homme passa comme une rafale, il le suivit longtemps d’un regard étrange, terrible, un sourire énigmatique aux lèvres, puis il se dirigea d’un pas assuré vers la rue Saint-Honoré et pénétra dans une maison de fort belle apparence…


Cette maison c’était le logis de Concini…


L’homme resta là une demi-heure environ puis ressortit et se dirigea à nouveau, en flâneur, vers la rue de l’Arbre-Sec. Il allait le nez au vent, sans but précis, en apparence du moins. Tout à coup, son œil se posa, avec cette même expression étrange que nous avons signalée, sur Jehan le Brave qui paraissait chercher quelqu’un, à en juger par l’attention avec laquelle il dévisageait les passants. L’homme s’approcha doucement et posa la main sur l’épaule du jeune homme qui se retourna tout d’une pièce. En reconnaissant à qui il avait affaire, il eut un geste de déception. Néanmoins sa physionomie s’adoucit d’un vague sourire, et il dit:


– Ah! c’est toi, Saêtta!… J’avais espéré…


Saêtta, puisque tel était son nom, demanda:


– Que cherches-tu donc, et qu’avais-tu espéré, mon fils?


À ces mots, prononcés avec une intonation bizarre, les traits mobiles et fins de Jehan le Brave se contractèrent. Il releva vivement, rudement:


– Pourquoi m’appelles-tu ton fils?… Tu sais bien que je ne le veux pas!… Au surplus, tu n’es pas mon père!…


– C’est vrai, dit lentement Saêtta en l’étudiant avec une attention farouche, c’est vrai, je ne suis pas ton père…


«Cependant, quand je te ramassai – voici tantôt dix-huit ans – mourant de froid et de faim, sur le bord de la route où tu étais abandonné, tu avais deux ans à peine… Si je ne t’avais pris, emporté, soigné, veillé nuit et jour, car tu fus malade d’une mauvaise fièvre qui faillit t’emporter… si je n’avais fait cela, tu serais mort… Et depuis ce moment jusqu’au jour où je t’ai senti assez fort pour voler de tes propres ailes, qui donc a eu soin de toi, t’a nourri, élevé, qui donc a fait de toi l’homme sain, robuste, vigoureux que tu es devenu? Moi, Saêtta!… Qui t’a mis au poing la rapière que voici et t’a appris le fin du fin de l’escrime, qui a fait de toi une des plus fines – si ce n’est la plus fine – lames du monde? Moi!… Aujourd’hui tu es un brave sans pareil, fort comme Hercule lui-même, audacieux, entreprenant; tu commandes à des hommes qui ne craignent ni Dieu ni diable et qui tremblent devant toi; tu es le roi du pavé, la terreur et le désespoir du guet, l’admiration de la truanderie qui n’attend qu’un signe de toi pour te proclamer roi d’Argot… Qui a fait tout cela?… Moi!… Mais je ne suis pas ton père… Tu ne me dois rien.»


Tout ceci avait été débité d’une voix âpre, mordante. Jehan avait laissé dire, sans chercher à interrompre, et pendant que Saêtta parlait, il tenait ses yeux fixés obstinément sur lui. On eût dit qu’il attendait anxieusement une parole qui ne tombait pas. Quand il vit que l’autre avait fini, il se secoua furieusement, comme pour jeter bas le fardeau de pensées obsédantes, et il gronda:


– C’est vrai!… Tout ce que tu dis là est vrai!… Mais il paraît que je suis un monstre… ou peut-être m’as-tu trop bien élevé, puisque…


– Achève, dit Saêtta, avec un sourire sinistre.


– Eh bien, oui, par l’enfer! j’achèverai. Quand tu me regardes, comme tu le fais en ce moment, avec ce sourire satanique, quand tu me parles, de cet air narquois qui m’enrage, quand tu m’appelles ton fils, avec cette équivoque intonation, je sens, je devine que tu es mon plus mortel ennemi… que tout ce que tu as fait pour moi, tu l’as fait dans je ne sais quelle intention tortueuse… terrible, peut-être… et alors, je sens la haine me soulever, et j’ai des envies furieuses de te tuer!…


Avec un calme glacial, Saêtta dit:


– Qui t’arrête?… Tu as ton épée, j’ai la mienne… Je fus ton maître, mais depuis longtemps tu m’as surpassé… Je ne pèserai pas lourd contre toi.


– Enfer! rugit Jehan le Brave, c’est cela précisément qui m’arrête!… Je ne suis pas un assassin, moi!… C’est la seule chose que tu n’as pas réussi à faire de moi!…


Le sourire de Saêtta se fit plus aigu, plus équivoque, si possible. Et brusquement, changeant de physionomie, avec une bonhomie qui conservait malgré lui on ne sait quoi de louche:


– Tu es d’une nature trop impressionnable, dit-il, ce n’est pas ta faute… Tu es ainsi… Moi, je suis rude, violent, affligé d’un physique qui n’inspire pas la sympathie… Ce n’est pas ma faute… Je suis ainsi… Bravo, j’ai fait de toi un bravo… Pouvais-je prévoir que tu aurais un jour des délicatesses de gentilhomme?… Je ne puis te parler un langage qui n’est pas le mien…


Et soudain, fixant sur lui un regard étrange, avec une émotion que trahissait le tremblement de la voix:


– Cependant, je me suis attaché à toi… Tu es… oui, tu es le seul lien qui me rattache à la vie… Je n’ai plus que toi… Et comme je ne veux pas te perdre, je m’efforcerai d’adoucir mes manières pour toi… Je ne peux pas mieux te dire.


L’effort qu’il venait de faire était évident, et cependant, celui à qui il parlait, celui pour qui cet effort était accompli, parut ressentir une sensation d’angoisse. Sur ce visage étincelant, où toutes les sensations se lisaient comme en un livre ouvert, une expression de malaise se répandit soudain. On voyait qu’il était touché et qu’il cherchait une bonne parole… Cette parole, il ne la trouvait pas. Pourquoi?


Comme s’il eût compris, Saêtta ébaucha son énigmatique sourire et, changeant brusquement la conversation:


– Tu ne m’as pas dit ce que tu cherchais, ce que tu espérais? Jehan se frappa le front:


– Qui je cherchais? fit-il d’une voix ardente. Un insolent qui… Mais d’abord, tu connais ma force musculaire, n’est-ce pas? Tu as cru, et moi-même je le croyais, que personne n’était de taille à me résister!… Eh bien, ici, dans cette rue, je me suis heurté à quelqu’un qui m’a saisi… et je n’ai pu me dégager de cette étreinte…


– Oh! s’exclama Saêtta avec une véritable émotion, que dis-tu là?… Je ne connais qu’une personne au monde qui soit de force…


– Tu connais quelqu’un qui est plus fort que moi?


– Oui.


– Son nom?…


– Le chevalier de Pardaillan.


– Tripes de Satan!… C’est lui!… C’est mon insolent.


– Oh oh! fit Saêtta, et rien ne saurait traduire tout ce que contenaient de sous-entendus ces deux simples onomatopées. Tu connais Pardaillan?… Tu l’as vu?… C’est lui que tu cherches?… pour te battre, pour le tuer, hein?… Parle donc!


Et cette fois, son émotion était si violente, que Jehan en fut bouleversé.


– Je l’ai rencontré tout à l’heure, je te l’ai dit.


Porco dio!… Cela devait arriver… Et tu vas te battre, nécessairement?


– Oui.


– Quand?


– Demain matin.


– Dieu soit loué!… Je t’ai rencontré à temps!


– Enfer!… M’expliqueras-tu?…


– Rien que ceci: Pardaillan t’a saisi et tu n’as pu te dégager… Si tu croises le fer avec lui, il te tuera…


– Me tuer, moi! Allons donc!


– Je te dis que Pardaillan est le seul homme au monde qui soit plus fort que toi… Mais je ne veux pas qu’il te tue, moi!… Non, per la Madona!… Demain matin, m’as-tu dit?… Répète… C’est demain matin que tu dois te battre avec lui?…


– Oui, fit Jehan, stupéfait.


– Bon!… Alors je suis tranquille, fit Saêtta, qui paraissait se calmer.


– Tu es tranquille?… pourquoi?… Que veux-tu dire?…


– Simplement ceci: demain matin, Pardaillan ne pourra plus rien contre toi!


– Étrange! murmura le jeune homme. Quelle émotion!… Jamais je n’ai vu Saêtta aussi ému… Mais alors?… Il m’aime donc?… Oui, sans doute… Sans quoi il ne tremblerait pas ainsi pour moi!… Je m’y perds… Serais-je décidément mauvais?…


Et tout haut, d’un ton brusque, mais singulièrement radouci:


– As-tu besoin d’argent?…


– Non!… c’est-à-dire… donne toujours, fit Saêtta, en empochant la bourse rebondie que le jeune homme glissait dans sa main.


Jehan s’éloignait, l’air rêveur.


Saêtta dardait sur son dos un regard terrible et grinçait:


– Demain matin!… Il sera trop tard!… Pardaillan ne pourra rien contre toi… parce que tu appartiendras au bourreau…


Il parut s’abîmer dans des réflexions profondes et il grommelait:


– Le laisser tuer par Pardaillan?… Oui… à la rigueur… Mais j’ai mieux que cela… Va, fils de Fausta, fils de Pardaillan, va, cours à l’abîme que j’ai creusé sous tes pas!… L’heure de la vengeance a enfin sonné pour moi!


Et s’enveloppant dans son manteau, de son pas souple et cadencé, il se dirigea vers le Louvre.

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