Il avait eu soin d’élever la voix de manière que Pardaillan entendit les excuses détournées qu’il lui adressait.
– Au fait, murmura Praslin, ils sont deux!…
Il se tourna alors vers Pardaillan et se découvrant dans un geste galant:
– Veuillez m’excuser, monsieur de Pardaillan, mes paroles sont le fait d’un malentendu qui ne se fût pas produit si j’avais pu voir à qui j’avais l’honneur de parler.
– Monsieur de Praslin, fit Pardaillan en rendant courtoisement le salut, je l’ai bien compris ainsi et c’est à moi de m’excuser de la vivacité de ma réplique.
Et cérémonieusement, comme s’ils avaient été dans les antichambres du Louvre, les deux hommes se saluèrent pour marquer que l’incident était clos.
– Monsieur, dit alors Praslin, c’est à votre compagnon que j’en ai. Jehan le Brave allait répondre. Pardaillan lui coupa vivement la parole. En même temps un léger coup de coude lui disait: «Laissez-moi faire!»
– Que lui voulez-vous donc, à mon compagnon?
– Le prier de me suivre. Tout simplement.
– Impossible, monsieur, dit froidement Pardaillan.
– Ah!… Pourquoi?…
– Parce que mon compagnon et moi nous attendons ici Sa Majesté… Service commandé, monsieur de Praslin. Vous qui êtes capitaine, vous devez connaître mieux que quiconque la valeur de ces mots.
– Diantre! Je crois bien! fit Praslin abasourdi. Et puis-je sans indiscrétion, savoir pourquoi vous attendez le roi?
– Pour l’escorter jusqu’au Louvre.
Pardaillan parlait avec une imperturbable assurance. Le connaissant de réputation, Praslin n’avait aucune raison de douter de sa parole. Et au bout du compte, on remarquera que Pardaillan disait la vérité. Au fur et à mesure que se déroulait le dialogue que nous venons de transcrire, le capitaine perdait de son assurance et sa mauvaise humeur contre La Varenne allait en grandissant. Celui-ci le sentait. En outre, il comprenait que sa proie allait lui échapper. Son instinct malfaisant l’avertissait de quelque chose de louche que la présence du roi éclaircirait. Arrêter Pardaillan? Il n’y pensait pas, et d’ailleurs il comprenait que Praslin refuserait d’agir contre un homme qui avait l’estime et la confiance du roi. Gagner du temps, amener Praslin et ses hommes à attendre la sortie du roi, voilà ce qu’il décida. Et prenant le capitaine à part:
– Faites attention, monsieur, lui dit-il à voix basse. Je ne suspecte pas M. de Pardaillan, qui est des amis à Sa Majesté, bien qu’on ne le voie jamais à la cour; mais je vous donne ma parole que l’homme qui l’accompagne est bien celui qui a osé menacer le roi, celui qui m’a traîtreusement frappé et mis dans l’état que vous voyez. J’ajoute que cet homme me connaissait, puisqu’il m’a appelé par mon nom, en m’injuriant grossièrement. J’en conclus qu’il a reconnu mon compagnon et que c’est bien sciemment et méchamment qu’il a menacé le roi. Voyez quelle est votre responsabilité… Quant à moi, j’ai fait ce que mon devoir me commandait de faire. Quoi qu’il arrive, je suis couvert aux yeux de Sa Majesté.
– Diable! diable! murmura Praslin perplexe. Que faire? Et en lui-même il ajoutait:
«La peste soit du ruffian qui m’a fourvoyé dans cette sotte aventure.»
– Il faut, dit vivement La Varenne, répondant à la question machinale du capitaine, il faut rester ici jusqu’à ce que le roi sorte.
– Cela est bel et bien, fit Praslin qui réfléchissait, mais j’ai entendu des personnages qui s’y connaissent un peu en loyauté et en bravoure, comme M. de Crillon, comme M. de Sully, comme M. de Sancy, sans compter le roi lui-même, j’ai entendu proclamer que le chevalier de Pardaillan était la loyauté et la bravoure mêmes. Je n’ai pas envie de me faire un ennemi de ce galant homme en lui faisant injure de le garder à vue comme un larron.
– Qu’à cela ne tienne. Retirez-vous ostensiblement. Seulement embusquez vos hommes dans le cul-de-sac Courbâton. De là, vous surveillerez la rue et pourrez intervenir s’il y a lieu.
Praslin lui jeta un coup d’œil de travers et, haussant les épaules, il s’approcha de Pardaillan.
– Monsieur de Pardaillan, dit-il, me donnez-vous votre parole que vous êtes ici sur l’ordre du roi et pour l’escorter?
– Monsieur de Praslin, fit Pardaillan avec hauteur, puisque vous me connaissez, vous devez savoir que jamais je ne m’abaisse à mentir. J’ai eu l’honneur de vous dire que monsieur et moi attendons Sa Majesté pour l’escorter. Jusqu’au Louvre… Cela doit vous suffire, je pense.
– Il suffit, en effet, monsieur, dit Praslin en s’inclinant, je vous cède la place et vous exprime tous mes regrets du rôle ridicule qu’on vient de me faire jouer.
Et furieux, grommelant force injures à l’adresse de La Varenne, il se tourna vers ses hommes et commanda:
– En route pour le Louvre!… que nous aurions bien dû ne pas quitter.
À ce moment, venant de la rue Saint-Honoré, une troupe qui devait être nombreuse, à en juger par le bruit cadencé des pas, débouchait de la rue de l’Arbre-Sec. En même temps une autre troupe, précédée d’un homme à cheval, apparaissait dans le bas de la rue. Les deux troupes marchaient à la rencontre l’une de l’autre, en sorte que le groupe compact qui stationnait devant la maison de Bertille se trouvait pris entre ces deux forces, et que de Praslin et ses gardes, en se retirant, devaient forcément se heurter à la troupe guidée par le cavalier.
Pardaillan et Jehan le Brave avaient tout de suite aperçu les deux troupes. Ils se regardèrent une seconde. Ils souriaient tous les deux. Mais ce sourire devait être terrible, car ils s’admirèrent tous les deux intérieurement, un inappréciable instant. Et, d’un même mouvement, sans s’être concertés, mus par la même pensée, sans hâte, ils franchirent les trois marches et se postèrent sur le perron.
– Toutes les troupes de la garnison se sont donc donné rendez-vous ici? remarqua Jehan avec un rire silencieux.
Pardaillan ne dit rien. Il paraissait réfléchir profondément et en réfléchissant, il laissait tomber sur le jeune homme, dont le visage étincelant semblait appeler la bataille, un regard chargé de compassion.
La Varenne, qui écumait de rage en voyant que Praslin, s’en rapportant à l’affirmation de Pardaillan, allait se retirer, La Varenne avait remarqué, lui aussi, la venue de ces deux troupes. Évidemment, ce ne pouvait être que des archers. Aussitôt, il résolut d’utiliser ces auxiliaires que le hasard semblait lui envoyer à point nommé. Dans cette intention, il se porta vivement au-devant du cavalier.
– Halte!… On ne passe pas! lança une voix brève.
Docilement, La Varenne obéit à l’ordre. Mais il venait de reconnaître la voix, et débordant de joie haineuse, il rugit en lui-même:
– Le grand prévôt!… C’est le ciel qui me l’envoie!
Et à haute voix:
– Est-ce vous, monsieur de Neuvy?
Avant que de répondre, le cavalier lança un ordre à voix basse, et aussitôt des torches furent allumées. Immédiatement, la troupe qui venait en sens inverse en fit autant. Et la rue se trouva éclairée par la lueur rougeâtre et fumeuse d’une demi-douzaine de torches que brandissaient des archers.
La Varenne put constater avec une intense satisfaction qu’il se trouvait bien en présence de messire de Bellangreville, seigneur de Neuvy, prévôt de l’hôtel du roi, grand prévôt de ferme, conduisant en personne un gros d’archers.
Le grand prévôt, de son côté, reconnut le confident du roi et, d’une voix étranglée par l’émotion:
– Le roi? cria-t-il.
La Varenne comprit:
– Sain et sauf! Dieu merci! dit-il vivement.
– Jour de Dieu! gronda Neuvy qui était livide, j’ai cru que j’arrivais trop tard!
Il aperçut alors le capitaine de Praslin et ses gardes:
– Ah! vous étiez là, monsieur de Praslin?… Il paraît que Sa Majesté avait été prévenue aussi… et c’est fort heureux, puisque malgré la plus grande diligence, j’arrive après la bataille.
Ses yeux se portèrent sur les deux statues sombres placées sur le perron.!
– Ah! ah! fit-il en souriant, ce sont les assassins?… Je vais vous décharger de vos prisonniers, monsieur de Praslin, d’autant que, soit dit sans reproche, vous les gardez bien mal… Jour de Dieu! ces sacripants devraient être au milieu de vos hommes et convenablement ficelés par de bonnes et solides cordes.
Le grand prévôt paraissait fort se réjouir de la maladresse de ce capitaine des gardes qui gardait si mal des prisonniers de cette importance.
Le capitaine, lui, ne comprenait rien aux paroles de Neuvy. En revanche, il comprenait très bien que quelque grave événement avait dû se produire, puisque le grand prévôt se donnait la peine de diriger lui-même une expédition. Et il se sentait pâlir à la pensée qu’il pouvait être rendu responsable.
– Voyons, voyons, fit de Praslin, de quelle bataille, de quels assassins, de quels prisonniers parlez-vous?
– Mais, fit Neuvy interloqué, je parle des assassins du roi… ces deux scélérats que vous gardez si mal.
– On devait donc meurtrir le roi?
– Ne le saviez-vous pas?
– Je ne sais rien, cornes du diable!… Ceux-ci ne sont pas mes prisonniers et je ne les garde pas, ni bien ni mal… Quant à être des assassins, franchement ils n’en ont pas la figure.
Il y eut une explication.
Dans la soirée, vers neuf heures, on était venu aviser le grand prévôt qu’un spadassin, chef d’une bande de malandrins, avait résolu d’attenter à la vie du roi. Ce truand, ce chevalier de proie [5], était un jeune homme qui se faisait appeler Jehan le Brave, que des rapports avaient déjà signalé à l’attention du grand prévôt. Le coup devait être fait à onze heures du soir, au moment où le roi se rendrait, accompagné seulement d’un ou deux intimes, chez une dame qui habitait rue de l’Arbre-Sec. Le grand prévôt s’était mis aussitôt à la tête d’une cinquantaine d’archers et il était parti sans perdre une minute. Mais de la rue Saint-Antoine, où se trouvait son hôtel, à, la rue de l’Arbre-Sec, la route était encore assez longue. Malgré tout, cependant, il arrivait une bonne demi-heure avant l’heure indiquée.
Ceci était l’explication de Neuvy.
La Varenne, qui triomphait, expliqua comme quoi le roi, dans son impatience, avait devancé l’heure fixée et était parti à neuf heures au lieu de onze. Il raconta l’agression de Jehan le Brave en l’amplifiant et en l’arrangeant à sa manière, bien entendu. Et comme preuve palpable et flagrante, il montra complaisamment son visage contusionné et son œil tuméfié.
Praslin raconta ce qui s’était passé entre Pardaillan et lui.
Ces explications étaient échangées à voix basse. Mais Pardaillan et Jehan le Brave avaient l’oreille fine. Ils purent saisir à peu près tout ce qui les concernait.
Pardaillan avait fixé son œil perçant sur son compagnon et il songeait:
– Ce jeune homme serait donc un redoutable chef de truands?… C’est possible après tout. Il faut bien vivre… Et bien des grands seigneurs, à commencer par cet illustre cuisinier créé marquis de La Varenne, en continuant par cet honnête grand prévôt qui s’indigne si fort, en montant ainsi jusqu’au roi, tous – ou presque tous – ne vivent que de pillage et de rapine… Mais je crois que le sire de Neuvy exagère quelque peu… ou qu’il est mal informé. Il n’est pas besoin d’être grand physionomiste pour deviner qu’avec cette physionomie si fine, si étincelante, ces yeux si clairs, si loyaux, on ne peut pas être le lâche criminel dont parlent ces gens. Quant au prétendu attentat, je sais mieux que personne en quoi il consiste, puisque j’ai assisté à toute l’algarade. L’attentat – puisque attentat il y a – se réduit à avoir croisé le fer contre le roi… Je sais bien qu’on qualifie cela de crime de lèse-majesté!… Qu’est-ce que cela peut bien signifier, ce mot: lèse-majesté?… Et pourquoi majesté?…
«Ce jeune homme a défendu celle qu’il aime sans s’inquiéter de savoir si le larron d’honneur portait une couronne. Il me semble qu’il n’a fait que suivre la loi de la nature. Ainsi le père, l’époux, le frère, le fiancé qui livre sa fille, sa femme, sa sœur, sa fiancée à une Majesté sera couvert de titres, de richesses et, qui mieux est, sera honoré de tous, tandis que celui qui se refusera à cette honteuse complaisance sera honni, vilipendé, déchiré, meurtri!… Est-ce là la vraie justice?… Moi aussi, il y a bien longtemps, hélas! j’ai aimé une jeune fille, belle, pure, innocente, adorable, en tous points semblable à la jeune fille que ce jeune homme adore. Et je me souviens comme j’ai dû la défendre contre ces bêtes féroces titrées, maréchaux, ducs, princes et rois… Moi aussi, j’ai été couvert d’ignominie, pourchassé, traqué comme une bête malfaisante… Et si je ne suis pas mort cent fois déjà, c’est que, Dieu merci, j’avais, j’ai encore des griffes et des crocs de force à tenir tête à la meute enragée. Et pour défendre ma carcasse de pauvre hère hors la loi, j’ai dû en découdre plus d’un, et la meute était composée de princes, de ducs, de rois, de grands inquisiteurs, de papes… voire même de papesse!… et c’est, paraît-il, l’aberration, l’abomination, la désolation, la damnation, la fin des fins de tout ce qui est respectable et sacré!…»
Jehan le Brave de son côté se disait:
«Le grand prévôt a été avisé que je tuerais le roi, ce soir, à onze heures!… Et c’est moi qu’on a désigné, nommé par mon nom!… Qui pouvait savoir?… Quand je me suis posté, sur le perron, j’ignorais à qui j’aurais affaire… Celui qui m’a dénoncé le savait, lui!… J’ai donc dans l’ombre un ennemi acharné à ma perte?… Qui?… Qui?… Cherchons!… Nul au monde ne savait que je viendrais veiller ici, résolu à tuer quiconque essayerait d’entrer dans le logis par force ou par ruse… Nul, hormis la signora Léonora Galigaï!… Or, c’est la Galigaï qui m’a averti qu’un larron chercherait à s’introduire ce soir chez celle que j’aime… La Galigaï!… Elle savait donc, elle, que ce larron c’était le roi?… Et c’est elle qui aurait fait avertir le grand prévôt!… Pourquoi?… Le grand prévôt serait arrivé trop tard pour sauver le roi… oui, mais tudiable: il ne serait pas arrivé trop tard pour m’arrêter, moi!… Oh! je devine!… J’entrevois un abîme d’infamies! Ces machinations ténébreuses sont-elles possibles?… Mais non, j’ai la fièvre, je suis fou!… Et pourtant!… Oh! je saurai!… et alors, malheur à toi, Léonora! malheur à toi, Concini! si je ne me suis pas trompé!»
Pendant que Pardaillan et Jehan le Brave songeaient de la sorte, ce qui, d’ailleurs, ne les empêchait pas d’avoir l’œil au guet, le grand prévôt, Praslin et La Varenne, après s’être expliqués, tenaient une sorte de conseil.
– Que comptez-vous faire? demanda le capitaine, au fond enchanté d’être déchargé d’une opération scabreuse.
– Je vais arrêter ces deux hommes, dit le grand prévôt sans hésiter.
– À votre aise, fit Praslin. C’est une opération de police qui rentre dans vos attributions. Je n’ai donc pas à m’en mêler. Cependant, comme il paraît avéré que Sa Majesté est dans cette maison, comme il faudra bien qu’elle sorte tôt ou tard, enfin comme cette aventure ne me paraît pas très claire, je ne me retire pas. Je me mets à l’écart et j’attends le roi pour l’escorter ou le défendre s’il y a lieu… Ceci rentre dans mes attributions à moi.
Ayant dit, le capitaine rangea sa troupe, bien décidé à demeurer spectateur neutre de ce qui allait se passer.
Neuvy mit pied à terre aussitôt. Il s’avança jusqu’au bas du perron et, comme si Jehan le Brave n’eût pas existé pour lui, s’adressant à Pardaillan, qu’il salua très courtoisement, il dit, très poliment:
– Monsieur de Pardaillan, je me vois forcé, à mon très grand regret, de vous prier de me rendre votre épée… Ce n’est là, vous le comprenez bien, qu’une simple mesure de précaution toute provisoire.
– Monsieur de Neuvy, dit Pardaillan aussi poliment, j’ai le très grand regret de ne pouvoir accéder à votre demande.
– Vous refusez d’obéir, Monsieur? fit Neuvy, stupéfait.
– Vous m’en voyez navré, désespéré!…, Mais vous comprenez, simple mesure de précaution.
Le grand prévôt s’était efforcé de ménager un personnage qui passait pour être en grande estime auprès du roi. Malgré que le ton narquois de ses réponses commençât de lui échauffer les oreilles, il eut la force de se contenir. Il fit une dernière tentative, et sur un ton plus froid:
– Oui ou non, êtes-vous fidèle et obéissant sujet de Sa Majesté? fit-il.
– Cela dépend des moments, dit Pardaillan de son air le plus naïf. Brusquement, Neuvy changea d’attitude. Sa physionomie se fit rude et menaçante:
– Vos épées! dit-il impérieux.
– Venez les prendre! tonna Jehan le Brave exaspéré par l’attitude dédaigneuse que le grand prévôt affectait à son égard.
Neuvy mit le pied sur la première marche. Il était très froid, parfaitement maître de lui. Il était d’ailleurs bien persuadé qu’il n’aurait qu’à étendre le bras pour appréhender les deux rebelles. L’attitude de ces deux hommes lui apparaissait comme une bravade inutile, toute en paroles vaines. Quant à croire qu’ils seraient assez fous pour entrer en lutte, à eux deux, contre cinquante archers, il n’y pensa pas un instant. Pas davantage la pensée qu’il pouvait être menacé ne l’effleura. Il se sentait sous l’égide puissante de ses redoutables fonctions.
Neuvy mit donc le pied sur la première marche. Mais il n’alla pas plus loin. Il sentit la pointe d’une épée s’appuyer sur sa gorge et en même temps la voix de Jehan le Brave, effrayante à force de calme, prononça:
– Un pas de plus, monsieur, et vous êtes mort! L’étonnement et non la crainte, arrêta net l’élan du grand prévôt.
Il se remit très vite, et comme il était brave, il voulut passer outre. Il sentit la pointe pénétrer dans sa chair pendant que la même voix tranchante ordonnait impérieusement:
– Reculez, monsieur, reculez! ou, par le Christ, je vous tue!… Cette fois, le grand prévôt comprit que c’était sérieux. Il recula. Avec un calme admirable, il secoua d’une chiquenaude quelques gouttes de sang qui perlaient sur son pourpoint, et de sa voix rude:
– Faites-y bien attention, je commande au nom du roi!… Rendez-vous!
Il s’adressait à Pardaillan. Ce fut Jehan qui rugit:
– Non!
– Vous faites rébellion?
– Oui!
De Neuvy haussa les épaules. Il se mit de côté et se tournant vers ses hommes, qui attendaient, impassibles:
– Saisissez-les! dit-il froidement.
Quelques fenêtres s’étaient entrebâillées. Des têtes effarées apparaissaient de-ci, de-là. Et voici ce que virent ces curieux intrépides, à la lueur des torches fumeuses.
Les archers s’étaient élancés en groupe compact. Mais le perron n’était pas très large. Trois hommes seulement pouvaient passer de front. Encore, faute d’espace, étaient-ils loin d’avoir la liberté de mouvements désirable.
Les gens du grand prévôt n’avaient prêté aucune attention à cette disposition. Ils avaient le nombre pour eux, ils représentaient l’autorité, la victoire leur apparaissait certaine, facile. Ce fut en riant, en plaisantant, en se bousculant qu’ils s’élancèrent à l’assaut.
Mais lorsque les trois premiers furent montés sur la première marche, force fut aux autres de se placer derrière, où ils se mirent à pousser le premier rang en l’excitant par des imprécations variées et des plaisanteries énormes.
La rue, jusque-là calme et silencieuse, se remplit d’un vacarme assourdissant. De tous côtés, maintenant, les bourgeois paisibles, brusquement arrachés au sommeil, montraient des faces blêmes de terreur refoulée par la curiosité, à presque toutes les fenêtres environnantes.
Les deux rebelles, eux, ne riaient pas, ne plaisantaient pas, se tenaient raides, immobiles, muets. La pointe de la rapière large, démesurément longue, appuyée sur le bout de la botte, ils attendaient avec une froide intrépidité l’instant propice pour attaquer.
Et soudain les deux bras se détendirent. Il y eut, au-dessus du groupe grouillant des archers, un double tourbillon d’acier fulgurant. Les pointes plongèrent, se relevèrent, tourbillonnèrent à nouveau avec la rapidité de la foudre. Et des hurlements de douleur éclatèrent dans les rangs des assaillants.
Le même tourbillon vertigineux recommença, entremêlé de coups de pointe et de revers foudroyants. Et de nouveaux hurlements, suivis de plaintes et de râles, se firent entendre du côté des assaillants.
Cette fois, ce fut la débandade!
Pris de panique, les archers reculèrent précipitamment et, en bonds désordonnés, se mirent hors de l’atteinte du tourbillon mortel.
Un silence de stupeur plana sur les acteurs et les spectateurs de cette scène extraordinairement rapide.
Quelques secondes, en effet s’étaient écoulées à partir du moment où les archers s’étaient élancés jusqu’au moment où ils durent se replier en désordre, et le grand prévôt, écumant de rage et de stupeur, put constater que six de ses hommes étaient déjà hors de combat. Trois ou quatre autres avaient reçu des estafilades plus ou moins douloureuses.
Et les deux enragés, sans une égratignure, la pointe de l’épée de nouveau baissée, repliés sur eux-mêmes, dominaient toute la scène, encore une fois pétrifiés dans une pose d’attente qui était en même temps une attitude de défi.
Et ils étaient admirables tous les deux. Le vieux, extraordinairement calme, l’air indifférent, une lueur malicieuse dans les yeux, un sourire narquois aux lèvres. Le jeune, hérissé, étincelant, le regard fulgurant, la lèvre retroussée laissant à découvert ses dents blanches de jeune loup. Le vieux, désabusé, attendant avec un flegme imperturbable qu’on attaquât pour se défendre. Le jeune, bouillonnant d’ardeur réfrénée, ne se contraignant à la défensive que pour se modeler sur son compagnon, mais rongeant impatiemment son frein, aspirant de toutes ses forces à l’offensive. Et c’était bien cela qui le travaillait, car de sa voix vibrante il s’écria:
– Si nous chargions ces valets de bourreau?…
Mais Pardaillan avait sans doute son idée. Peut-être se rendait-il mieux compte que son jeune compagnon de la gravité de leur situation. Peut-être avait-il simplement résolu de s’en tenir à cette vigoureuse défensive. Toujours est-il que, tout en admirant la bravade, il répondit par un haussement d’épaules dédaigneux.
Et Jehan le Brave, qui n’avait jamais su ce que c’était d’obéir dans le combat, accepta sans révolte de se plier à une volonté autre que la sienne.
C’est que si Pardaillan admirait l’ardeur de son jeune compagnon, celui-ci, plus vivement encore, admirait l’extraordinaire sang-froid de cet homme qui lui apparaissait comme le modèle le plus accompli sur lequel il pût se régler.
Tout à coup, au milieu du silence relatif qui s’était établi, retentit un cri de douleur horrible. C’était La Varenne qui venait de le pousser.
Que lui arrivait-il donc!… Ceci:
La Varenne n’avait pas douté un seul instant de l’issue de l’action. L’arrestation des deux hommes lui paraissait inévitable. Il n’en voulait pas à Pardaillan. Qu’on le tuât, qu’on l’arrêtât ou qu’il se tirât complètement d’affaire, peu lui importait. En revanche, il s’intéressait particulièrement à Jehan le Brave. Celui-là le couvait d’un regard féroce et il exultait à la pensée que l’insolent serait livré au bourreau.
Aussi, lorsque les archers s’étaient élancés, il n’avait pas manqué de le leur désigner en criant:
– Prenez-le vivant!… Celui-là appartient au bourreau!
Lorsqu’il vit la vigoureuse défense des deux assiégés, il comprit, la rage au cœur, que cette arrestation, qui lui paraissait assurée, pouvait ne pas se faire et qu’il ne tenait pas encore sa vengeance.
Il résolut aussitôt de venir en aide aux hommes du grand prévôt et d’essayer de faire lui-même la besogne que ces maladroits étaient en train de gâcher.
Furtivement, il se glissa vers un des côtés du perron. Son intention était, en utilisant le pilier pour se dissimuler, de se hisser sur le perron, derrière Jehan le Brave, et de le mettre hors de combat en le frappant aux jambes.
Il avait réussi à se faufiler derrière celui qu’il voulait frapper, sans avoir été aperçu. Pour accomplir son projet, il n’avait pas besoin de se hisser debout sur le perron. Il suffisait que son buste émergeât suffisamment pour qu’il pût atteindre aux jambes celui qu’il rêvait de livrer au bourreau.
Un instant, il put croire qu’il allait réussir. Déjà, il allongeait le bras pour frapper. Et Jehan ne paraissait pas se douter du danger qu’il courait. Mais, au moment où La Varenne, avec un rugissement de joie, frappait au jarret qu’il voulait trancher, sans se retourner, Jehan le Brave, qui le guignait du coin de l’œil sans en avoir l’air, d’un coup de revers foudroyant, le cravacha en plein visage.
Le rugissement de joie se changea en un hurlement de douleur, et La Varenne, la joue effroyablement zébrée, aveuglé par le sang, tomba à la renverse et ne se releva pas.
De Neuvy, cependant, avait retenu d’un geste ses hommes qui, furieux de la correction reçue, voulaient se ruer à un nouvel assaut. Le grand prévôt réfléchit. Il se trouvait en présence de deux adversaires qui n’étaient pas à dédaigner. Ils venaient de le prouver. Il fallait cependant que force restât aux agents de l’autorité. Il le fallait de toute nécessité. Néanmoins, il ne fallait pas non plus que cette double arrestation coûtât trop cher.
Que deux hommes eussent tenu en échec cinquante archers commandés par le grand prévôt lui-même; qu’ils en eussent mis six hors de combat et blessé légèrement trois ou quatre autres, c’était énorme. Il était à présumer que le roi ne féliciterait pas le sire de Neuvy. Il était inadmissible que ces deux hommes fissent d’autres victimes. La situation du grand prévôt était en jeu.
Et voici quel fut le dispositif adopté par de Neuvy:
Il rangea ses hommes en un demi-cercle, sur deux rangs. Ces hommes devaient marcher droit au perron, l’assaillir en même temps de face et des deux côtés et cerner ainsi les deux rebelles. En outre, il ne s’agissait plus d’arrêter simplement. Morts ou vifs, les deux hommes devaient être saisis.
Sur le signal de leur chef, les archers s’ébranlèrent, enserrant les rebelles dans un cercle de fer.
Sur le perron, Pardaillan et Jehan le Brave virent la manœuvre. Ces deux hommes, qui ne se connaissaient pas, avaient d’étranges affinités. Tous deux possédaient la même sûreté de coup d’œil extraordinaire. Tous deux avaient la même promptitude de décision suivie de mise à exécution immédiate. Enfin, Jehan le Brave, plus jeune, plus ardent, plus violent, plus en dehors que Pardaillan, au moment de l’action, retrouvait instantanément un sang-froid presque égal à celui qu’il admirait si fort chez son compagnon.
De tout ceci il résulte que sans se concerter, sans se dire un mot, après un simple coup d’œil échangé, ils trouvèrent et adoptèrent la tactique convenable.
Ils se placèrent dos à dos, solidement campés au milieu du perron, de façon à faire face de tous les côtés à la fois. Et d’un même geste, ils recommencèrent la manœuvre: le tourbillon fantastique qui les couvrait.
D’ailleurs ils ne se faisaient aucune illusion: ils savaient qu’ils succomberaient fatalement sous le nombre. La résistance serait plus ou moins longue: c’est tout.
De nouveau les deux rapières étincelantes pointèrent dans le tas, tourbillonnèrent à droite, à gauche, partout à la fois. Les archers fourragèrent, piquèrent avec frénésie. Par là-dessus des exhortations, des menaces effroyables, des insultes extravagantes, des cris de douleur.
Mais cette fois, l’élan des assaillants était méthodique et combiné, ils ne cédèrent pas.
– Ils en tiennent! Ils en tiennent! crièrent quelques voix. C’était vrai, Pardaillan et Jehan le Brave étaient couverts de sang, déchirés, en lambeaux, depuis les pieds jusqu’à la ceinture. Mais les pourpoints, c’est-à-dire les poitrines, étaient encore intacts. Ce n’étaient là que simples égratignures sans conséquences. Les habits et les bottes étaient plus endommagés que la peau.
Mais tout à l’heure, dans un instant, les archers envahiraient le perron et alors, ils pourraient atteindre les poitrines.
Le cercle s’était rétréci. Lentement, progressivement, les assaillants, se poussant, se portant mutuellement, gagnaient du terrain, montaient les marches, enjambant les côtés.
C’était la fin. La résistance des deux enragés allait être brisée.
À ce moment, une voix impérieuse commanda:
– Bas les armes!… Tout le monde! Les archers s’arrêtèrent net.
Le grand prévôt gronda une imprécation et se retourna furieusement du côté d’où était partie la voix. Il vit un homme qui s’avançait vivement dans le cercle de lumière.
– Le roi! cria de Neuvy qui se découvrit aussitôt, tandis que ses hommes présentaient les armes.
Sur le perron, Pardaillan et Jehan le Brave, d’un même geste large, emphatique, saluèrent de l’épée, sans qu’il fût possible de savoir si ce salut s’adressait au roi ou aux vaincus. (Tout compte fait, ils pouvaient se considérer comme vainqueurs, puisqu’ils étaient libres, indemnes, ou à peu près, alors que nombre de leurs adversaires étaient encore étendus sur la chaussée.) Puis, avec une tranquillité qui tenait du prodige, ils rengainèrent ensemble, automatiquement, et se tinrent raides, talons joints, comme à la parade.
Mais ils se guignaient mutuellement du coin de l’œil et ils se souriaient gentiment tous les deux. On voyait que chacun était content de l’autre. Et ils avaient si fière allure tous les deux que le roi lui-même s’oublia un instant à les contempler avec une visible admiration.
Cependant, Pardaillan, du bout des lèvres, pour son seul compagnon, murmura:
– Il était temps, je crois!
Et en même temps, il observait Jehan sans en avoir l’air, comme quelqu’un qui attend avec curiosité ce qu’on va lui répondre.
Franchement, très simplement, le jeune homme répondit entre haut et bas:
– Ma foi, oui!