Concini était rentré chez lui, bien avant Léonora. Il avait pu dormir une heure ou deux, et ce repos, si bref qu’il eût été, avait suffi cependant pour effacer toute trace de fatigue.
Toute la journée, il s’était tenu sur le qui-vive. Il s’attendait à chaque instant à entendre Léonora Galigaï lui dire qu’elle savait tout. Non, sa femme ne lui dit rien. Il l’observa attentivement. Elle paraissait très calme, très naturelle. Évidemment, elle ne savait rien. Il se rassura.
Il pensa à Jehan le Brave et, dans la solitude de son cabinet, il eut un rire féroce, en songeant:
– Je voudrais bien voir quelle figure il fait, ce brave des braves!
Puis il se mit à chercher quel supplice il pourrait bien lui infliger. De temps en temps, il passait la main sur sa joue et courait se regarder dans un miroir. Alors, il grinçait des dents, il écumait et il grondait: – Non, cela ne se voit pas!… Mais je sais, moi, je me souviens, je me souviendrai jusqu’à ce que je sois vengé!
Il pensait au formidable soufflet qui s’était abattu sur sa joue.
À force de penser à son rival, il finit par éprouver l’impérieux besoin de le voir, de se repaître de sa vengeance. La journée passa ainsi.
Le lendemain matin, il décida:
– Tant pis, il faut que je le voie! Je puis bien me donner cette satisfaction, que diable! En rentrant du Louvre, j’irai!
Sitôt après dîner, c’est-à-dire vers midi, il prétexta une affaire importante et sortit.
Il se méfiait de sa femme, aussi il n’alla pas directement à la rue des Rats. Il fit un long détour, et de temps en temps, il se retournait brusquement pour voir s’il n’était pas suivi. Il ne remarqua rien d’anormal, et certain d’avoir dépisté l’espion, au cas où il en aurait eu un attaché à ses pas, il allongea le pas, en se répétant, pour la millième fois, qu’il fallait qu’il vît la figure que faisait Jehan le Brave.
Ce n’était là qu’un prétexte qu’il se donnait à lui-même.
La vérité est qu’il ne pensait qu’à Bertille. C’est qu’il était déchiré par les affres de la jalousie. La pensée qu’il était repoussé, méprisé, lui, Concini, le gentilhomme le plus élégant qui fût à la cour du roi Henri, pour un misérable aventurier sans sou ni maille, un truand, un bravo, cette pensée, en même temps qu’elle le déconcertait, le faisait écumer.
Il était persuadé que Bertille était la maîtresse de Jehan, et cette certitude ne faisait qu’exaspérer son désir. Plus que jamais, il la voulait. Il la lui fallait coûte que coûte.
Mais, où prendre la jeune fille maintenant? Où le misérable truand l’avait-il cachée? Savoir, oh! savoir où la trouver! La reprendre, et cette fois, il jurait bien qu’elle n’échapperait pas à son étreinte.
Or, puisque Jehan savait où se trouvait la jeune fille, le plus simple était d’aller le lui demander. Naïveté, direz-vous, lecteur?… Mais Concini était un violent et un passionné. Mais son désir morbide se haussait jusqu’à la passion la plus violente. Et le propre de la passion est de ne pas raisonner.
Donc, sans se l’avouer nettement, ce que Concini venait chercher rue des Rats, c’était d’abord et avant tout, le secret de la retraite de la femme qu’il convoitait. Il ne savait pas trop comment il s’y prendrait pour l’arracher, ce secret, mais par la ruse, par promesses ou menaces, il espérait réussir.
Eh, parbleu! il offrirait la liberté et la fortune à Jehan! Il ne serait pas si sot que de refuser, que diable! Et quand il aurait obtenu ce qu’il voulait, il saurait bien se défaire du bravo.
Jehan le Brave avait dormi profondément, il ne savait combien d’heures. Quand il se réveilla, pour tuer le temps et tromper son estomac qui commençait à hurler la faim, il revint à la porte et, méthodiquement, patiemment, il essaya encore une fois de la forcer. Il dut s’avouer qu’il n’y avait rien à espérer de ce côté et il y renonça.
Il était toujours aussi calme. La cassette, appartenant à Bertille, lui apparaissait comme un trésor précieux dont il avait la garde. Elle le préoccupait plus que sa propre sécurité. Comme s’il avait craint qu’on ne vînt la lui voler, il la cachait soigneusement sous son manteau.
Il se mit à arpenter le faible espace, autant pour tuer le temps que pour se donner un peu de mouvement, et en marchant il réfléchissait:
– En somme, j’ai dormi combien de temps?… Mettons dix heures… Hum! c’est beaucoup. Donc, il n’y a pas encore un jour plein que je suis ici… Joli traquenard que m’a tendu là le Concini, et dans lequel j’ai donné sottement comme un étourneau. C’est bien fait pour moi! On n’est pas aussi niais que je l’ai été! Que diable! quand on a affaire à un Concini, on se défie, ventre de veau!… La leçon ne sera pas perdue… j’ai bonne mémoire. (Et avec un sourire narquois.) À la condition pourtant que je sorte d’ici… ce qui me paraît plutôt problématique… Bon, ne désespérons pas encore. Concini viendra, j’en suis sûr. Seulement, il voudra me laisser déprimer un peu avant. Il viendra demain, peut-être après-demain… Patientons jusque-là.
Et avec une lueur malicieuse dans l’œil:
– Pourvu que je réussisse à l’effrayer suffisamment, et tout ira bien.
Et les heures s’écoulèrent ainsi, lentes, longues, monotones, énervantes. Concini ne paraissait toujours pas. Et maintenant, le calme de Jehan faisait place à l’impatience, et la colère commençait à se déchaîner en lui. Et la faim et la soif se faisaient plus cruellement sentir.
Comme il commençait à se dire, non sans angoisse, que Concini ne viendrait pas, il perçut au plafond comme un léger crissement. Il eut un coup d’œil vers la cassette. Elle était bien cachée sous le manteau, posé dans un angle du cachot. Une flamme joyeuse aux yeux, il regarda le plafond.
Un mince filet de lumière tombait par un petit trou masqué par un grillage. Et, penché sur ce grillage, il devina, plutôt qu’il ne le vit, Concini. Et il rugit dans sa pensée:
– Il est venu!… Je suis sauvé!…
Il se raidit, son visage se fit impassible, et les yeux fixés sur le trou grillagé, d’une voix railleuse:
– Hé! Concini, que fais-tu là-haut? Pourquoi n’entres-tu pas ici? (Il se mit à rire.) Ah! oui, j’ai mon épée! Cela t’inspire crainte et respect. Tu es prudent, Concini, on le sait du reste. Tu n’es brave que lorsque tu t’attaques à une femme faible et sans défense. Encore faut-il que tu sois rassuré par la présence de nombreux serviteurs et que tu sentes l’appui de quelques braves à ta solde.
Concini se taisait. Peut-être n’avait-il pas entendu. Il cherchait comment il poserait cette question très simple: «Où as-tu conduit la jeune fille?»
Jehan reprit, et sa voix se fit plus mordante, son expression plus dédaigneuse:
– Que ne m’as-tu informé de ton désir de me visiter? Je t’aurais donné ma parole de ne pas me servir de cette épée, qui t’inspire une si salutaire frayeur. Est-ce qu’il est besoin d’une épée, avec un baladin de ta sorte? Le poing et la botte suffisent.
Cette fois, Concini entendit. À cette allusion à la correction que Jehan lui avait infligée, il écuma:
– Chien enragé!… Misérable pourceau! Je veux…
– Eh là! Concini, interrompit Jehan dans un éclat de rire sarcastique, ne donne donc pas tes noms aux autres!… La peur te trouble la raison. Çà, qu’es-tu venu faire ici?… As-tu espéré me trouver pâle et tremblant? Es-tu venu te repaître de ton œuvre?… Parle! N’aie pas peur… tu sais bien que je ne peux pas t’atteindre là où tu es.
Ces paroles ramenèrent Concini à l’objet de sa visite. Il refoula la rage qui l’étranglait et raffermissant sa voix:
– Écoute, dit-il, tu vas crever ici… de faim et de soif.
De sa voix railleuse, en frappant du poing sur le pommeau de son épée, Jehan dit:
– Si je veux.
Concini eut un sourire livide:
– Je te comprends. Mais, moi, je lance une petite boule à tes pieds. Elle éclate sans bruit. Ce n’est rien… Mais tu tombes profondément endormi. Alors, on te désarme… Et tu es obligé de mourir de la mort que je t’ai choisie.
Il prit un temps et, en se délectant, il reprit d’une voix doucereuse:
– C’est une mort horrible que la mort par la faim et la soif!… C’est un supplice effroyable. Et quelle agonie!… Une agonie lente, interminable, atroce, qui dure des jours et des jours… quelquefois des semaines. Ainsi, toi qui es jeune et vigoureux, Dieu merci! tu peux en avoir pour vingt jours, un mois, davantage peut-être!… Pense un peu à ce que tu souffriras. On devient fou enragé… on prétend qu’il y en a qui se sont dévoré eux-mêmes une partie des bras!… C’est épouvantable!… Voilà ce qui t’attend, Jehan le Brave. Mais je suis bon garçon, sois tranquille, je ne t’abandonnerai pas… Je viendrai te voir, de temps en temps… me rendre compte, constater à quel degré tu en es… Qu’en dis-tu?… Crois-tu que ton soufflet et ton coup de pied seront bien payés?…
Il s’était animé. Il écumait, il grinçait. Jehan, qui ne le voyait que confusément, eut l’impression qu’il devait être hideux en ce moment. Mais il avait son idée de derrière la tête, comme Concini avait la sienne, et tant qu’il ne l’aurait pas mise à exécution, il n’y avait pas lieu de désespérer. Et il se raidit.
Concini, voyant qu’il se taisait, crut l’avoir terrifié. Il se dit que le moment était venu de risquer la question qui lui tenait tant à cœur et il se hâta de reprendre, d’une voix que l’espoir rendait haletante:
– Eh bien, écoute, Jehan. Si tu veux, tu sors d’ici libre. Si tu veux, je descends moi-même t’ouvrir cette porte et je te conduis dehors. Et je te fais riche… Je te donne cinquante mille livres!… La liberté et la fortune, voilà ce que je t’offre… si tu consens à répondre à la question que je veux te poser.
– Oui, je t’ouvre la porte, oui, je te conduis dehors, oui, je te donne de l’or. Et quand tu auras répondu… un bon coup de dague entre les deux épaules… par-dessus le marché et pour te faire bonne mesure.
La proposition cependant était si imprévue qu’elle stupéfia Jehan. Il songea:
– Que peut-il avoir à me demander de si important pour qu’il renonce à sa vengeance?
Et tout haut, de son air railleur:
– Quand j’aurai répondu à ta question, tu oublieras bien un peu de venir m’ouvrir cette porte, hein?
Concini ne songea pas à se froisser du doute injurieux que contenait cette question. L’espoir pénétra dans son esprit, et vivement, avec plus d’assurance:
– Non! dit-il. Tu ne répondras que lorsque tu seras libre et que je t’aurai versé la somme convenue.
Jehan ne s’étonna pas de la confiance que lui témoignait le favori. Il la trouva toute naturelle, de même que Concini avait paru trouver naturel qu’il se défiât de lui.
– Bon, dit-il. (Et cette fois il ne raillait pas.) Qui te dit qu’une fois libre, je n’empocherai pas ton or et te tirerai ma révérence sans répondre à cette fameuse question?
– Tu me donneras ta parole avant de sortir. J’ai confiance en toi, moi.
Notez bien, lecteur, que Concini ne mentait pas. Il avait réellement pleine confiance en la parole de l’homme qu’il haïssait. Notez aussi que Jehan, menacé d’une mort hideuse, eut pu promettre et ne pas tenir compte ensuite d’une promesse extorquée par la menace. Nous croyons ne pas trop nous avancer en disant que pas un de vous, lecteurs, n’aurait le triste courage de le lui reprocher. Eh bien, ce jeune homme, qui jusqu’à ce jour avait vécu de rapines, se fût cru déshonoré en manquant à sa parole. Cette idée ne l’effleura même pas.
Très intrigué, il se contenta de demander avec une vague méfiance:
– Voyons la question, d’abord.
Concini tressaillit de joie, et dans son esprit cria:
– Il parlera!…
En effet, comment admettre qu’un homme serait assez fou pour se condamner lui-même à une mort horrible, alors que d’un mot il pouvait acheter la vie, la liberté et la fortune?
Penché sur son grillage, l’œil enflammé, haletant, convulsé, d’une voix basse, ardente, Concini demanda:
– Dis-moi seulement où tu as conduit cette jeune fille?
Si son attention passionnée n’avait pas été exclusivement portée sur cette réponse qu’il attendait anxieusement, Concini eût peut-être entendu comme un sanglot étouffé qui venait d’éclater près de lui.
Mais la vie de Concini était uniquement concentrée au-delà de ce trou sur lequel il se penchait. Rien n’existait en dehors de cela. Il n’entendit donc rien.
Rien que l’éclat de rire sonore qui jaillit soudain de ces lèvres auxquelles il était pour ainsi dire suspendu, rien que la voix de Jehan qui disait plus railleuse que jamais:
– Que je te dise où elle est?… Seulement?… Concini haleta:
– Oui, cela seulement!… Et tu es libre, et je te fais riche!… Réponds.
Jehan songeait, pris d’une subite colère contre lui-même:
– Je suis un incorrigible niais!… Voici plus d’un quart d’heure que je perds à écouter les incongruités de Concini. Je devrais pourtant savoir que c’est un cuistre, un pleutre incapable d’apprécier un sentiment noble ou délicat. Et s’il se retire avant que j’aie pu lui servir la petite histoire que j’ai préparée expressément pour lui, je serai perdu… et par ma faute. Allons, il est temps.
Et il se redressa de toute sa hauteur. Sa physionomie se fit dure, froidement résolue. Sa voix se fit brève, tranchante. À le voir et à l’entendre, on n’eût jamais soupçonné l’angoisse qui, malgré lui, l’étreignait à la gorge.
– Concini, dit-il, toi qui as des espions partout, qui te renseignent sur tout, tu dois savoir ceci: le roi, la nuit dernière, a refusé l’escorte que lui proposait M. de Praslin, il a refusé celle de M. de Neuvy pour accepter celle de deux inconnus avec qui il s’en est allé promener paisiblement…
Oui, Concini savait cela. Praslin ou La Varenne, peut-être tous les deux, n’avaient pas su tenir leur langue. On parlait à mots couverts de l’aventure. On s’inquiétait de connaître le nom de ces deux inconnus (les noms n’avaient pas été divulgués) honorés de la confiance royale et qui pouvaient devenir des personnages à ménager.
Concini savait tout cela. Il dressa l’oreille. Mais, comme il ne devinait pas encore en quoi cette histoire pouvait l’intéresser, comme l’impatience et la crainte d’une déconvenue le tenaillaient, il gronda furieusement:
– Misérable!… Que m’importent le roi et ces deux inconnus!… C’est d’elle que je te parle!… Elle que je veux retrouver, dussé-je…
Paisiblement, Jehan interrompit:
– Je suis l’un de ces deux inconnus.
Concini entendit. Il fut étonné et en même temps une vague inquiétude commença de sourdre en lui. Mais il était trop bon comédien pour laisser voir ses impressions. Et d’ailleurs, il n’avait pas renoncé à arracher la réponse qu’il désirait. De furieuse qu’elle était, sa voix se fit implorante:
– Veux-tu me répondre?
Jehan, lui, n’avait qu’une crainte: celle que Concini se retirât avant qu’il eût pu amorcer suffisamment son histoire pour exciter son attention.
Il abrégea donc son récit pour arriver le plus vite possible au point qu’il savait devoir intéresser le Florentin.
– Le roi a voulu savoir pourquoi je l’avais provoqué et avais failli le tuer – car tu ne sais peut-être pas cela, Concini: j’ai croisé le fer contre le roi.
Concini se tut. L’inquiétude croissait en lui, sans qu’il eût pu dire pourquoi. Mais Bertille, qui jusque-là avait été son unique préoccupation, commença à passer au deuxième plan.
Jehan comprit qu’il commençait à produire l’effet qu’il avait espéré. Il pensa, avec un sourire:
– Allons, je crois que j’ai des chances de m’en tirer. Le tout est de frapper rudement l’imagination de Concini.
Et tout haut:
– J’ai dit au roi que j’avais été averti que quelqu’un cherchait à s’introduire traîtreusement chez celle que j’aime.
Concini s’agita. La sueur de l’angoisse perlait à son front. Maintenant, il écoutait avec une attention passionnée. Jehan reprit froidement:
– Le roi voulut savoir qui m’avait donné ce charitable avis. Je fis respectueusement observer que je ne me sentais pas le tempérament d’un délateur… Le roi est un grand cœur. Il comprit mon scrupule et n’insista pas.
Concini respira. La menace qu’il sentait sous les paroles de Jehan semblait s’écarter. Il retrouva son assurance et, avec elle, son arrogance. Et il gronda:
– Crois-tu que je suis venu ici pour entendre ces sornettes?
– Attends. Tu vas voir que la chose devient intéressante pour toi. Le roi, donc, apprécia si bien ma délicatesse, qu’il voulut bien m’honorer de sa bienveillance.
– Toi?… ricana Concini de nouveau inquiet.
– Moi-même, dit froidement Jehan. À telle enseigne qu’il a bien voulu m’accorder une audience particulière pour demain. Audience que je dois partager avec cet inconnu qui, avec moi, servit d’escorte au roi en cette nuit mémorable. Retiens bien ce détail, Concini, il est très important… pour toi.
– Bon, grinça Concini, que me fait à moi, cette histoire d’audience avec ce compagnon inconnu?… Quant à toi, le roi, quand il te connaîtra, pensera que la seule personne qui puisse raisonnablement s’intéresser à toi, c’est le bourreau.
Jehan dédaigna de répondre. Il continua d’une voix étrangement calme:
– Or, Concini, je te connais capable de toutes les trahisons, de toutes les perfidies. Je me doutais bien que tu chercherais à m’attirer dans quelque traquenard. Et j’ai pris mes petites précautions. Ici, la voix se fit plus rude, menaçante:
– Ce que je n’ai pas dit au roi, je l’ai dit à ce compagnon. Il sait que c’est Léonora, ta femme, qui m’a excité et lancé sur le roi dans l’espoir que je le tuerais… Ce qui devait faire de toi le maître de ce royaume, grâce à… la protection de Marie de Médicis. Il sait que la douce, la loyale Léonora a fait avertir le grand prévôt à seule fin que je fusse délicatement cueilli après l’attentat… Il sait tout, te dis-je, tout!… Je t’avais bien dit que mon histoire finirait par t’intéresser.
Et il se mit à rire doucement. Mais, lui aussi, autant et peut-être plus que Concini, il était bouleversé par la crainte et l’angoisse, et à part lui, il se disait:
– Si je n’arrive pas à le convaincre, si je ne parviens pas à l’affoler, je suis perdu.
Et juste au même instant, Concini, assommé par cette révélation inattendue, rugissait dans son esprit bouleversé:
– Je suis perdu!… Oh! le démon d’enfer!… Jehan reprit d’un air indifférent:
– Comprends-tu ce qui va se passer?… Mon compagnon sait que, pour rien au monde, je ne voudrais manquer à cette audience d’où sortira ma fortune. Mon compagnon est prévenu. Ne me voyant pas, il comprendra. Alors, il dira ceci au roi: «Sire, ce jeune homme qui vous a assailli l’autre nuit vous a été dépêché par le seigneur Concini et sa noble épouse qui voulaient bellement vous faire assassiner. C’est tellement vrai que, pour le châtier d’avoir manqué son coup, Concini l’a fait poignarder ou jeter dans quelque cul de basse-fosse. Il en est ainsi, Sire, sans quoi ce jeune homme serait ici.» Voilà ce que dira mon compagnon. Et le roi le croira, n’en doute pas.
Ivre de terreur, Concini bégaya:
– Tu as fait cela?… Tu as osé?…
– Écoute donc, gouailla Jehan, je t’ai dit que je te connais. Je me suis gardé… Et bien m’en a pris.
– Mais, c’est faux! hurla Concini, tu mens!… Le roi ne croira jamais!…
– Le roi croira, dit Jehan de sa voix implacable… J’ai des témoins… des preuves.
– Quelles preuves? bégaya Concini dont les dents s’entrechoquaient de terreur.
– Celles que tu as fournies toi-même, dit Jehan avec autorité. Comme tous les poltrons, tu es bavard et vantard. Qu’avais-tu besoin d’aller dire que j’étais arrêté, enfermé au Châtelet, accusé du crime de régicide?… Et quand as-tu dit cela?… Au moment où je me promenais paisiblement avec le roi. Tu l’as dit, Concini, et si tu veux nier, Gringaille, Escargasse et Carcagne, que j’ai prévenus, et devant qui tu l’as dit, viendront attester. La jeune fille le dira aussi. Parce que c’est la vérité. Crois-tu que mes précautions ont été bien prises?
Concini, atterré, ne trouva rien à dire.
Jehan insista de sa voix railleuse:
– Tu seras arrêté, Concini. La douce Léonora le sera aussi. La reine elle-même, votre chère… protectrice, ne pourra rien pour vous. Trop heureuse si elle n’est pas compromise dans l’aventure.
– Nous nierons! Nous dirons que tu as menti sciemment et méchamment, hurla Concini qui retrouvait sa voix.
– Tu oublies, dit froidement Jehan, que nous serons six à t’accuser. Puis, quoi? Et la question que tu oublies aussi, car tu perds la mémoire décidément. La question, elle a son utilité… Et tu n’as pas idée comme elle sait délier les langues les plus rebelles quand elle est bien appliquée.
Concini frémit. Il entrevoyait déjà le chevalet de torture. Il se sentit perdu. Il râla dans son esprit:
«Que ne me suis-je arraché la langue plutôt que d’aller me vanter stupidement devant cette fille et ces trois bravi!… Car je l’ai dit, sang du Christ! j’ai été assez insensé pour le dire!… Que maudite soit l’heure où je t’ai vue et où je me suis épris de toi, Bertille de malheur!…»
Jehan le Brave, en dessous du grillage, se raidissait de toutes ses forces pour paraître calme et impassible. Mais, dans l’effort qu’il faisait, de grosses gouttes coulaient de son front et tombaient lentement à terre. Cette histoire que, sur des données réelles, il avait inventée de toutes pièces, allait-elle produire l’effet qu’il avait escompté? Telle était la question qu’il se posait sans trêve.
Il sentait bien que, là-haut, Concini était en proie à l’épouvante. Mais cette épouvante irait-elle jusqu’à l’amener à lui rendre la liberté? Tel était le point d’interrogation redoutable. Il ne voulut pas le laisser se ressaisir, et d’une voix qui parut effroyablement calme au Florentin livide de terreur, il reprit:
– Figure-toi que tu seras attaché sur le chevalet. On enfoncera les coins. Généralement, tu sais, on n’en supporte guère plus de cinq ou six. Tu sentiras tes os éclater, se briser, s’émietter. Tu sentiras ta chair meurtrie panteler. Alors, pour faire arrêter l’abominable supplice, tu avoueras. Alors, c’est la condamnation à mort. Mais avant, Concini, on te tranchera le poignet, tu seras tenaillé avec des tenailles rougies à blanc et, dans les plaies, le bourreau coulera de l’huile bouillante, du plomb fondu et après…
– Assez, assez! hoqueta Concini, fou d’épouvante. Que veux-tu enfin?
Jehan étouffa un rugissement de joie puissante. Concini était dompté. Il respira fortement, comme si sa poitrine était allégée de l’énorme poids qui l’oppressait. Et de son air le plus ingénu:
– Moi?… je ne veux rien. Je ne demande rien. Je t’ai averti simplement de ce qui t’arrivera si je ne suis pas libre demain. Le reste te regarde. Si je meurs, je mourrai vengé, et cela me suffit. Bonsoir, Concini.
Concini ouvrait la bouche pour crier: «Je vais te rendre la liberté!» À ce moment, une main douce et impérieuse en même temps s’abattit sur son bras. Il se redressa à demi, hagard, hérissé, le poing crispé sur le manche de la dague, et il se trouva face à face avec Léonora.
Elle était accroupie à côté de lui et le regardait de ses magnifiques yeux noirs chargés de tendresse où luisait cependant un peu de pitié dédaigneuse.
– Toi! gronda Concini effaré. Tu étais là?… Comment savais-tu?… Comment es-tu entrée ici?… Comment as-tu pu?…
Dédaignant de répondre à ses questions, elle interrompit dans un souffle:
– J’ai tout entendu!… Que vas-tu faire? Concini d’une voix aussi basse, gronda furieusement:
– Tu as tout entendu et tu demandes ce que je vais faire?… Que veux-tu que je fasse, si ce n’est lui ouvrir la porte et le conduire dehors?… Il nous tient, le misérable!…
– Il ne faut pas faire cela, dit Léonora sur un ton d’irrésistible autorité.
– Tu es folle!… Tu n’as donc pas compris?
– Fais ce que je te dis, crois-moi. Refuse, dit Léonora plus impérieuse.
Concini la regarda jusqu’au fond de l’âme. Il la connaissait suffisamment pour savoir qu’elle devait avoir son idée. Il hésita cependant.
– Tu nous perds!
Plus froide, plus résolue, plus autoritaire, elle assura:
– Je nous sauve, au contraire! Fais ce que je te dis. Concini avait confiance en la force de ce sombre génie. Il s’inclina, mais il rageait.
– Soit, dit-il. Mais s’il…
– Les boules, interrompit Léonora. Deux!…
Concini fit signe qu’il avait compris. Et en même temps qu’il prenait dans sa poche deux petites boules, guère plus grosses que des pilules, il se pencha sur le grillage, et d’une voix devenue calme à force de volonté, à son tour, il railla:
– Alors, tu as cru bénévolement que tu allais m’effrayer avec cette histoire à dormir debout?… Pauvre petit!…
Jehan chancela:
– Je suis perdu! songea-t-il. Il s’est passé quelque chose que je ne peux deviner, là-haut. Concini avait peur. Il allait céder, je l’ai vu… J’en suis sûr!… Et maintenant!…
– Ton compagnon, reprit Concini, ira trouver le roi et lui dira ce qu’il voudra. Peu m’importe. Moi, je suis innocent et je saurai le prouver s’il le faut. La preuve en est que je ne te rendrai pas la liberté, comme tu as été assez stupide pour l’espérer, parce qu’il m’a plu de te le laisser croire que tu m’avais effrayé. Tu vas crever ici comme je te l’ai dit, d’une mort lente, épouvantable: la mort lente par la faim et la soif.
Et il laissa tomber les deux pilules et regarda.
Jehan ne les vit pas tomber, ces deux boules brunes, qui passèrent invisibles dans la demi-obscurité de son cachot. Il ne les entendit pas exploser, car elles se brisèrent sans bruit. Le coup que lui portait Concini l’écrasait. Après avoir espéré un moment, il se vit irrémissiblement perdu.
D’ailleurs, il n’eut pas le temps de réfléchir. Il se sentit soudain pris à la gorge par une insupportable odeur. Il étendit machinalement les bras et tomba à la renverse, foudroyé comme une masse.