TONINO BENACQUISTA Quelqu'un d'autre

Pour Alain Raix

PROLOGUE

Cette année-là, pour la première fois depuis longtemps, Thierry Blin décida de rejouer au tennis dans l’unique but de se confronter à celui qu’il était naguère : un joueur honnête qui, sans jamais se faire une place dans un classement officiel, avait fait trembler plus d’un ambitieux. Depuis, la machine s’était enrayée, ses coups s’étaient émoussés, et le simple fait de courir après une petite balle jaune n’allait plus vraiment de soi. Pour en avoir le cœur net, il ressortit sa vieille raquette Snauweart à moyen tamis, ses Stan Smith, quelques autres reliques, et fit une entrée prudente aux Feuillants, le club le plus proche de chez lui. Après avoir réglé son inscription, il demanda au gardien s’il connaissait un joueur en quête de partenaire. On lui désigna un grand type seul qui, devant un mur, se renvoyait la balle avec une belle régularité.

Nicolas Gredzinski fréquentait le club depuis maintenant deux mois mais ne se sentait pas encore assez à l’aise pour défier un joueur aguerri, ni assez patient pour retenir ses coups face à un débutant. En fait, Gredzinski refusait de s’avouer que son éternelle peur de la confrontation s’illustrait là encore, dans ces deux heures de sport hebdomadaires ; il avait tendance à voir une logique de guerre dans les domaines les plus paisibles. Qu’un inconnu vienne lui proposer quelques balles, et pourquoi pas un set, était sans doute l’occasion ou jamais d’entrer pour de bon sur un court. Pour jauger le niveau de son adversaire, il posa quelques questions auxquelles Blin ne répondit que ce qu’il voulait répondre, et tous deux se dirigèrent vers le court n° 4. Dès les premières balles d’échauffement, Blin retrouva des sensations perdues, l’odeur de feutre des balles neuves, la pluie rouille de la terre battue sur ses chaussures, le crissement du cordage qui se détend sous les premiers impacts. Il était encore trop tôt pour parler du reste, le toucher de balle, l’évaluation des distances, le positionnement, la souplesse du jeu de jambes. La seule priorité était de renvoyer. Renvoyer, quoi qu’il arrive. Il lui fallait amorcer le dialogue et retrouver l’usage de la parole, même si ses premières phrases n’étaient pas de celles qui font les beaux discours, encore moins les sentences.

Gredzinski, rassuré sur l’éloquence de son coup droit, sentait son revers bafouiller. Depuis toujours, ce revers avait quelque chose de contraint ; il rechignait à l’utiliser comme coup d’attaque et préférait risquer de se déporter, pour placer, à ses risques et périls, son coup droit en bout de course. Si bien qu’avec le temps, il avait réussi à inclure cette faiblesse dans son jeu, ce qui, paradoxalement, avait créé un style. Il lui suffit de quelques balles pour rattraper un léger temps de retard dans l’attaque, et son revers retrouva ce petit déclic du poignet qui n’avait rien d’académique mais qui se révélait la plupart du temps efficace. Il s’étonna lui-même en proposant un match ; il avait beau se méfier de la compétition, il se voyait déjà sortir de la tranchée pour foncer en héros vers les lignes ennemies. « Ça devait bien se terminer comme ça », pensèrent-ils l’un et l’autre, c’était même l’unique moyen pour Blin d’en avoir le cœur net, et pour Gredzinski de briser la fatalité qui l’empêchait de prendre le tennis pour ce qu’il était avant tout : un jeu.

Les premiers échanges furent courtois mais sans fioritures, chacun voulant réviser son argumentaire avant la grande dialectique. Avec ses longs coups droits qui maintenaient Blin derrière la ligne de fond de court, Gredzinski cherchait à dire quelque chose comme : Je peux bavarder comme ça des heures. Ce à quoi Blin répondait des : Comme vous voudrez, précis et patients, en alternant coups droits et revers. En perdant son service à 4/2 dans le premier set, il décida d’entrer dans le vif du sujet avec une montée à la volée à contretemps qui voulait clairement dire : Et si on arrêtait de jacasser ? Gredzinski fut bien contraint de répondre Oui en servant, sèchement, une balle de 15/0. Et la conversation devint de plus en plus passionnante. En montant systématiquement au filet dès le retour de service, Blin rejetait toutes les propositions de son adversaire, autant de Pas question ! À d’autres ! ou même des Vain ! et des Nul ! qu’il assenait à coups de volées définitives. La tactique était bonne et lui fit gagner le premier set 6/3. Gredzinski avait l’esprit d’escalier ; c’est en s’épongeant le front à l’occasion du changement de côté que lui vint en tête ce qu’il aurait dû répondre à de si péremptoires attaques. Il se proposa d’en faire la démonstration devant les deux ou trois curieux venus s’agripper au grillage de leur court. D’emblée, il se mit à servir au milieu du carré pour donner le moins d’angle possible à son adversaire, puis il s’amusa à croiser et décroiser son coup droit pour promener Blin jusqu’à épuisement, histoire de lui faire comprendre que : Moi aussi, je peux, prendre de vitesse, le farfelu, ou l’ignorant, qui voudrait, me faire passer, pour un crétin. Le farfelu en question tomba dans le piège et gâcha bon nombre d’occasions, le geste mal fini et le souffle court. Certaines de ses volées basses quémandaient un peu d’écoute et avouaient un message étrange, une sorte de Laissez-moi au moins en placer une. Le deuxième set prenait des allures d’exécution sommaire, et les membres du club des Feuillants, joueurs ou badauds, ne s’y trompaient pas. Il y avait désormais une bonne dizaine de spectateurs pour applaudir les prises de risques de Gredzinski et les trop rares répliques de Blin, qui perdit le set. Pourtant, Blin avait un avantage psychologique qui avait toujours fait défaut à Gredzinski, une intime conviction de son bon droit, une assurance dans ses propres raisonnements qui le poussait à jouer à l’intérieur des lignes, comme si le principe allait de soi. Gredzinski se laissa impressionner et, bien vite, Blin fit les questions et les réponses, pour mener 5/2 dans le troisième set avec la victoire en ligne de mire. Une règle élémentaire de la dialectique appliquée vint alors au secours du malheureux Gredzinski : l’interlocuteur borné ne supporte pas qu’on lui renvoie ses arguments au visage. En vertu de quoi, il se mit à jouer long en donnant un maximum d’effet, comme s’il avait décidé de reprendre la parole à un bavard invétéré. Si étrange que cela puisse paraître, Blin perdit un jeu de 5/3 et se fit rapidement déborder pour, au bout du compte, laisser Gredzinski remonter à 5/5, avec son service à suivre. Mais Blin avait encore quelques arguments dans sa raquette ; c’était un pervers, un de ceux qui ne mentent jamais mais qui ne disent pas tout. Il plaça pour la toute première fois de magnifiques revers décroisés qui lui permirent de reprendre un service à Gredzinski, pétrifié dans la ligne de couloir. Celui-ci s’attendait à tout mais pas à cette mauvaise foi de la part d’un adversaire qui avait eu, depuis le début du match, l’élégance d’avancer en pleine lumière. D’où sortait ce revers décroisé ? C’était malhonnête ! Il aurait dû en faire état d’entrée de jeu, comme on énonce une vérité profonde pour montrer à qui on a affaire. Le troisième set se conclut par un douloureux tie-break qui les ramena tous deux au cœur du match. Et la suite prouva de quoi chacun était capable quand il se sentait menacé. Blin monta trois fois de suite à la volée, la dernière fut de trop, Gredzinski décocha un lob si haut qu’on pouvait clairement lire dans sa parabole un message : Ce type de raisonnement vous passera à jamais au-dessus de la tête. C’était mal connaître l’autre qui ne craignait pas de placer des amortis du fond du court juste pour voir courir son adversaire : Dieu que vous êtes loin de tout ça. Gredzinski courut de toutes ses forces, remit la balle dans le court et se planta derrière le filet : J’y suis, j’y reste ! Et il restait là, massif, attendant la réaction de celui qui l’avait fait courir comme un dératé, lequel détestait se servir du lob, même en fâcheuse posture — pour lui c’était un truc de couard. Il alla chercher très loin dans sa raquette un superbe passing-shot qui signifiait : Je vous scie à la base. Un début de larme vint embuer l’œil de Gredzinski ; non seulement il avait parcouru des kilomètres pour rattraper in extremis cet amorti, mais voilà qu’il était terrassé par la repartie la plus humiliante de ce sport du diable : le passing-shot le long de la ligne. Le coup de grâce fut donné par une poignée de spectateurs enflammés par la qualité de leur jeu, les premiers applaudissements retentirent. Un des plus anciens membres des Feuillants grimpa sur la chaise d’arbitrage pour énoncer froidement :

— 3/0, changement de côté.

Gredzinski se vit fracasser sa Dunlop sur la tête de ce pauvre diable ; il ne fit que changer de côté comme on venait de le lui rappeler. Comme tous les timides qui se sentent humiliés, il chercha dans ses sentiments les plus noirs un reste d’énergie. Blin, lui, fêtait ses retrouvailles avec lui-même, celui qu’il avait été, celui qu’il serait peut-être encore longtemps, un type toujours agile, facétieux, et sûr de lui dans les moments importants. Il gagna le quatrième point à l’arraché et perdit le suivant avec autant d’effort. Quand l’un disait : Je serai là jusqu’au bout, l’autre répondait : Vous me retrouverez sur votre chemin, mais aucun des deux n’était allé si loin dans le surpassement. À 5 partout, les deux joueurs échangèrent un dernier regard avant l’estocade finale. Un regard qui disait la même chose, comme un regret de ne pouvoir trouver de gentleman’s agreement ou un moyen de s’en tirer, chacun, avec les honneurs. L’heure de vérité sonnait, il fallait bien en passer par là. Gredzinski relâcha la pression et perdit le point suivant, puis le match, en livrant des balles fatiguées et dépourvues de malice. Une manière de dire à Blin que la victoire revient à ceux qui la désirent le plus.

*

En sortant des vestiaires, ils laissèrent de côté les sodas et les chaises de jardin du club pour se réfugier dans un bar américain des environs de la porte Brancion. Il leur fallait un endroit digne de leur match, une récompense à tant d’efforts.

— Thierry Blin.

— Nicolas Gredzinski, enchanté.

Ils échangèrent une seconde poignée de main, assis sur de hauts tabourets, face à des myriades de bouteilles d’alcool alignées sur trois niveaux. Un barman leur demanda ce qu’ils voulaient boire.

— Une vodka bien glacée, dit Blin sans y réfléchir.

— … Et pour monsieur ?

Le fait est que Gredzinski ne savait jamais quoi prendre dans les cafés, a fortiori dans les bars où il n’allait pratiquement jamais. Encouragé par une sorte de complicité due à ce match, il répondit au barman avec une franche bonne humeur :

— La même chose !

Il faut s’arrêter un instant sur ce « la même chose », car Gredzinski, malgré de lointaines origines polonaises, n’avait jamais bu de vodka. Il goûtait parfois un verre de vin pour accompagner un plat, une bière pour se rafraîchir en sortant du bureau, mais il n’avait, pourrait-on dire, aucune histoire personnelle avec l’alcool. Seuls l’enthousiasme et l’euphorie de ce match pouvaient expliquer ce « la même chose » qui le surprit lui-même.

Pour aucun des deux le tennis n’était une véritable passion, mais nul autre sport ne leur avait procuré autant de joies. Accoudés au long comptoir en bois, ils passèrent en revue les joueurs qui les avaient fait rêver. Bien vite, ils tombèrent d’accord : que l’on fût sensible ou non à son jeu, Björn Borg avait été le plus grand de tous les temps.

— Et son extraordinaire palmarès n’en est que la plus petite preuve, dit Blin. Il suffisait de le voir jouer.

— Ce silence, dès qu’il apparaissait sur le court, vous vous souvenez ? Ça planait dans l’air et ça ne laissait déjà plus aucun doute sur l’issue du match. Il le savait, on le lisait sur son visage ; l’adversaire tentait quand même sa chance.

— Pas un seul spectateur ne se demandait s’il était dans un bon jour, s’il était remis du match précédent, s’il avait mal à l’épaule ou au genou. Borg était là, lourd de son secret qui, comme tous les vrais secrets, exclut le reste du monde.

— Borg n’avait pas besoin de chance. Borg niait l’idée même de hasard.

— Le mystère que l’on n’explique pas, c’est sa morosité, ce quelque chose d’évidemment triste dans les traits.

— Moi, je ne parlerais pas de tristesse mais, au contraire, de sérénité, dit Gredzinski. La perfection ne peut être que sereine. Elle exclut l’émotion, le drame et, bien entendu, l’humour. Ou peut-être avait-il une forme d’humour qui consistait à voler à ses adversaires les dernières armes qui leur permettaient de se défendre. Quand on essayait de le faire passer pour une machine à renvoyer les balles de fond de court, il revenait avec un jeu de volée d’une rare cruauté.

— Borg va affronter le meilleur serveur du monde ? Il commence par lui infliger un jeu blanc, tout en aces !

— Borg cherche la faute ? Borg gagne à l’usure ? Il pouvait, s’il en avait envie, donner un coup d’accélérateur qui faisait gagner une bonne heure à un public pressé d’aller voir un match moins monotone.

— Un seul jeu perdu, et les journalistes parlaient déjà de son déclin !

— Le second finaliste face à Borg pouvait être sacré grand gagnant du tournoi. Être le numéro deux face à Borg, c’était être le meilleur aux yeux du monde.

Ils se turent un instant pour porter les petits verres glacés à leurs lèvres. Blin avala machinalement une bonne gorgée de vodka.

Gredzinski, sans y être préparé, sans aucune pratique de la chose, garda un long moment le liquide en bouche pour le laisser s’exprimer jusqu’au bout, le fit tournoyer pour n’épargner aucune papille, déclencha un cataclysme jusque dans sa gorge puis ferma les yeux pour laisser passer la brûlure.

Il trouva cet instant-là divin.

— Il n’y a qu’une seule ombre au tableau dans la carrière de Borg, dit Blin.

Gredzinski se sentit prêt à relever un nouveau défi :

— Jimmy Connors ?

Blin en fut abasourdi. Il avait posé la question avec l’assurance de celui qui connaît la réponse. Et ce n’était pas la réponse, mais sa réponse, une simple vue de l’esprit, une bizarrerie visant uniquement à déstabiliser les prétendus spécialistes.

— Comment avez-vous deviné ? C’est exactement à lui que je pensais !

Et comme si c’était encore possible, la simple évocation de Jimmy Connors enflamma les esprits à peu près autant que la vodka.

— A-t-on le droit d’aimer une chose et son exact contraire ?

— Parfaitement, répondit Gredzinski.

— On peut dire alors que Jimmy Connors était le contraire de Björn Borg, vous ne croyez pas ?

— Connors, c’était le déséquilibre, l’énergie du chaos.

— Borg était la perfection, Connors la grâce.

— Et la perfection manque souvent de grâce.

— Cette volonté de toujours tout miser sur toutes les balles ! Cette fantaisie dans la victoire, cette éloquence dans la défaite.

— Cette audace du désespoir, cette élégance dans la déconfiture !

— Comment expliquer qu’il avait tous les publics du monde pour lui ? On l’adorait à Wimbledon, on l’adorait à Roland-Garros, on l’adorait à Flushing Meadow, on l’adorait partout. On n’aimait pas Borg quand il gagnait, on aimait Connors quand il perdait.

— Vous vous souvenez de sa façon de s’élancer dans les airs pour frapper une balle sans lui laisser le temps d’arriver ?

— Il avait fait du retour de service une arme encore plus redoutable que le service lui-même.

— Son jeu était anti-académique, et même anti-tennistique. Comme s’il s’était ingénié, dès le plus jeune âge, à contredire ses professeurs à chaque leçon.

— On t’aime, Jimbo !

Ils trinquèrent à Connors, et une fois encore, à Borg. Puis se turent, un instant, chacun perdu dans ses souvenirs.

— Nous ne sommes pas des champions, Thierry, mais ça ne nous empêche pas d’avoir un peu de style.

— Parfois même un peu de panache.

— Ce revers décroisé, vous l’avez depuis toujours ? demanda Gredzinski.

— Il n’est plus ce qu’il a été.

— J’aurais tant aimé posséder un coup pareil.

— Vos accélérations sont bien plus redoutables.

— Peut-être, mais le revers décroisé a quelque chose d’arrogant qui m’a toujours plu. Une réponse terrible à tous les prétentieux, un truc qui scie les pattes des plus insolents.

— Je l’ai tout bonnement volé à Adriano Panatta, Roland-Garros, 1976.

— Comment peut-on voler un coup ?

— Avec une bonne dose de prétention, répondit Blin. À quinze ans, on ne doute de rien.

— Ça ne suffit pas, à moins d’être exceptionnellement doué.

— N’ayant pas cette chance, il ne me restait plus qu’à suer sang et eau. J’ai négligé tous les autres coups pour multiplier les revers décroisés. J’ai perdu la plupart de mes matchs, mais chaque fois que j’arrivais à en placer un, je terrassais mon adversaire contre toute attente, et pendant ces cinq secondes-là, j’étais un champion. Aujourd’hui, il a disparu faute de pratique, mais ça me fait un souvenir.

— Il réapparaît, vous savez, et quand l’autre s’y attend le moins, faites-moi confiance !

Gredzinski s’étonna de trouver son verre vide au moment où une curieuse sensation venait détendre son corps entier. Une sorte de trouée claire dans le ciel brumeux qui planait en permanence au-dessus de lui. Sans être malheureux, Gredzinski avait fait de l’intranquillité son état naturel. Depuis longtemps, il acceptait de retrouver chaque matin sur son chemin le monstre froid de son anxiété, que rien ne venait calmer, sinon une activité fébrile qui lui interdisait de goûter au moment présent. Tout au long de la journée, Nicolas s’efforçait de garder un temps d’avance sur elle jusqu’aux douces minutes qui précédaient le sommeil. Ce soir, en revanche, il avait l’impression d’être là où il avait envie d’être, le présent se suffisait à lui-même, et ce petit verre de vodka tout fumant de givre y était pour quelque chose. Il se surprit à en commander un second et se jura de le faire durer le plus longtemps possible. Le reste suivit ; les mots qu’il prononçait étaient bien les siens, sa pensée était affranchie de toute interférence, et un curieux souvenir lui revint en mémoire pour faire écho à celui que Blin venait d’évoquer.

— L’histoire de ces cinq secondes de bonheur a quelque chose de beau et de tragique, je comprends mieux ce vol. J’ai vécu quelque chose de similaire vers les vingt-cinq ans. Je partageais un appartement avec un professeur de piano, et la plupart du temps — Dieu soit loué ! — elle donnait ses cours pendant mon absence. Ce piano était au centre de tout, de notre salon, de nos conversations, de notre emploi du temps puisque nous l’organisions autour de lui. Certains soirs, j’ai pu le détester et, paradoxalement, il m’arrivait d’être jaloux des élèves qui y posaient les doigts. Même les plus mauvais arrivaient à en tirer quelque chose, moi pas. J’étais nul.

— À quoi bon en découdre avec ce piano s’il vous agaçait tant ?

— Sans doute pour l’insulter.

— … C’est-à-dire ?

— Jouer moi-même était la pire vengeance que je pouvais m’offrir. Jouer sans avoir jamais appris, sans pouvoir différencier un la d’un . Le crime parfait, quoi. J’ai demandé à ma colocataire de m’enseigner un morceau en mémorisant les touches et la position des doigts. C’est techniquement possible, il suffit de beaucoup de patience.

— Quel morceau ?

— C’est là que les ennuis ont commencé ! J’avais visé haut et mon amie avait tout fait pour m’en dissuader, mais je n’en démordais pas : le Clair de lune de Debussy.

Thierry ne semblait pas connaître, Nicolas fredonna les premières mesures ; ils poursuivirent en chœur.

— Amusée, malgré tout, par la gageure, la prof m’a fait travailler le Clair de lune et, comme un singe savant, j’ai fini par y arriver. En quelques mois, je jouais le Clair de lune de Debussy.

— Comme un vrai pianiste ?

— Non, bien sûr, elle m’avait mis en garde. J’étais certes capable de créer l’illusion grâce à un peu de mimétisme, mais il me manquerait toujours l’essentiel : le cœur, l’esprit du piano, l’instinct que seul peut donner un apprentissage dans les règles, une passion pour la musique, une intimité avec son instrument.

— Mais voilà, on a vingt ans et on n’a rien d’autre à faire qu’à épater son monde. Et ça a dû vous arriver une fois ou deux.

— Pas plus, mais chaque fois j’ai vécu un moment exceptionnel. Je jouais ce Clair de lune en prenant un air ténébreux, le morceau était tellement beau qu’il exaltait lui-même sa propre magie, et Debussy finissait toujours par apparaître entre deux phrases. J’ai eu droit à des bravos, aux sourires d’une poignée de jeunes filles, et pendant quelques minutes, j’avais l’impression d’être quelqu’un d’autre.

Ces derniers mots restèrent en suspens, le temps de les laisser résonner. Le bar commençait à se peupler, ceux qui allaient dîner faisaient place à ceux qui en venaient, et ce mouvement fondu créa, entre Thierry et Nicolas, une nouvelle qualité de silence.

— Le moins qu’on puisse dire est que nous avons été jeunes.

En proie à une nostalgie inattendue, Thierry commanda un Jack Daniel’s qui lui rappela un voyage à New York. Nicolas négociait sa vodka avec la patience qu’il s’était promise mais il lui en coûtait ; plusieurs fois il faillit l’avaler d’un trait comme il avait vu Blin le faire, juste pour voir jusqu’où ce tout début d’ivresse pouvait le mener. Il vivait, sans le savoir, les prémices d’une histoire d’amour avec son verre d’alcool, une histoire qui se déroulait en deux mouvements classiques : se laisser envahir par les effets du coup de foudre, et les faire durer le plus longtemps possible.

— J’ai trente-neuf ans, dit Thierry.

— Moi quarante depuis deux semaines. On peut se croire encore un peu… jeunes ?

— Sans doute, mais l’apprentissage est terminé. Si l’on considère que l’espérance de vie est de soixante-quinze ans pour un homme, il nous reste la seconde moitié à parcourir, et peut-être la meilleure, qui sait ? Mais c’est la première qui nous a fait devenir ce que nous sommes.

— Vous êtes en train de dire que la plupart de nos choix sont irréversibles.

— Nous avons toujours su que nous ne serions ni Panatta ni Alfred Brendel. Durant ces années-là, nous nous sommes construits et nous avons peut-être trente ans devant nous pour savoir si nous nous sommes plus ou moins réussis. Mais plus jamais nous ne serons quelqu’un d’autre.

Ça tombait comme un verdict. Ils trinquèrent à cette certitude.

— D’ailleurs, à quoi bon vouloir être quelqu’un d’autre, mener la vie de quelqu’un d’autre ? poursuivit Gredzinski. Éprouver les joies et les peines de quelqu’un d’autre ? Si nous sommes devenus nous-mêmes, c’est que les choix n’étaient pas si mauvais. Qui d’autre auriez-vous aimé être ?

Thierry se retourna pour désigner la salle d’un geste ample.

— Pourquoi pas ce type, là-bas, avec cette superbe fille qui boit des margheritas ?

— Quelque chose me dit que ce gars-là doit avoir une existence compliquée.

— Ça ne vous dirait rien d’être le barman ?

— J’ai toujours évité les boulots qui ont trait au public.

— Ou le pape en personne ?

— Pas de public, je vous ai dit.

— Un peintre exposé à Beaubourg ?

— Ça demande réflexion.

— Que diriez-vous d’un tueur à gages ?

— …?

— Ou simplement votre voisin de palier ?

— Aucun de tous ceux-là, mais pourquoi pas moi-même, dit Nicolas. Mon moi rêvé, celui que je n’ai jamais eu le courage de faire naître.

Il éprouva soudain comme une nostalgie.

Par jeu, par curiosité, ils évoquèrent chacun cet autre, à la fois si proche et tellement inaccessible. Thierry le voyait porter tels vêtements, exercer tel métier, Nicolas dévoila ses grands principes de vie et quelques-uns de ses défauts. Chacun s’amusa à décrire la journée type de son autre moi, heure par heure, avec une abondance de détails qui finit par les troubler. Si bien que, deux heures plus tard, ils étaient bel et bien quatre, accoudés au comptoir. Les verres s’étaient succédé jusqu’au point rédhibitoire où l’idée même de les compter frôle l’indécence.

— Cette conversation vire à l’absurde, dit Nicolas. Un Borg ne devient pas un Connors, et inversement.

— Je ne m’aime pas assez pour vouloir rester moi-même à tout prix, dit Blin. Ces trente années qui me restent, j’aimerais les passer dans la peau de cet autre !

— Je n’ai pas l’habitude : est-ce que nous ne serions pas un peu soûls ?

— Il ne tient qu’à nous de partir à la recherche de ce quelqu’un d’autre. Qu’est-ce qu’on risque ?

Gredzinski, captivé, avait enterré son inquiétude dans un désert et dansait maintenant sur sa tombe. Il chercha la seule réponse qui lui semblait cohérente :

— … De se perdre en chemin.

— C’est un bon début.

Ils trinquèrent une fois encore sous l’œil d’un barman blasé qui, compte tenu de l’heure, ne leur servirait plus rien. Bien plus lucide que Gredzinski, Blin prit tout à coup un faux air de conspirateur ; sans même s’en douter, il avait orienté la conversation pour en arriver à ce point précis, comme s’il avait trouvé chez Gredzinski l’interlocuteur qu’il cherchait depuis longtemps. Sa victoire à leur match l’encourageait maintenant à en jouer un autre où il serait à la fois son propre adversaire et seul partenaire, un combat d’une telle envergure qu’il lui faudrait réunir en lui toutes ses énergies, réveiller son libre arbitre, rappeler ses rêves, croire à nouveau, repousser des limites qu’il commençait à entrevoir.

— Il me faudra du temps — disons deux ou trois ans pour fignoler le moindre détail —, mais je vous fais le pari que je serai ce quelqu’un d’autre.

Un défi que Thierry se lançait à lui-même, comme si Gredzinski n’était plus qu’un prétexte, au mieux un témoin.

— … Nous sommes le 23 juin, poursuivit-il, je vous donne rendez-vous dans trois ans, jour pour jour, dans ce même bar, à la même heure.

Loin, ailleurs, grisé par la vitesse que prenait ce moment-là, Gredzinski se laissait guider par son ivresse, un pilotage automatique qui lui permettait de se concentrer sur l’essentiel.

— Un rendez-vous… entre nous, ou entre les deux autres ?

— C’est tout le sel de ce pari.

— Et l’enjeu ? Si par extraordinaire l’un de nous y parvenait, il mériterait une énorme récompense !

Pour Blin, la question n’était plus là. Conquérir cet autre était en soi le plus fort des enjeux. Il s’en sortit par une pirouette :

— Ce soir-là, 23 juin, à 21 heures, dans trois ans exactement, celui de nous deux qui aura gagné pourra demander n’importe quoi à l’autre.

— … N’importe quoi ?

— Existe-t-il un plus gros enjeu au monde ?

Là où se trouvait Gredzinski, plus rien ne semblait extravagant ; tout et son contraire rivalisait d’intérêt. Il découvrait sa propre faculté d’exaltation, un sentiment rare qui habitait à la fois sa tête et son cœur.

Il était temps pour eux de se quitter, quelque chose donna le signal du départ. Ni l’un ni l’autre n’aurait su dire quoi.

— C’est peut-être la dernière fois que nous nous voyons, Thierry.

— Ce serait la meilleure chose qui puisse nous arriver, vous ne croyez pas ?

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