NICOLAS GREDZINSKI

C’était donc ça l’alcoolisme ? On lui avait toujours dit que celui qui boit vit mille plaies quotidiennes ; ses vaisseaux, ses organes, sa peau sont rongés, aigres, en proie à une décomposition lente, le corps entier exsude une odeur âcre, tout ça conduit en droite ligne au lamentable, jusqu’au définitif, ce jour où, au-dessus de la tombe du malheureux, on entend dire : il buvait. Pour Nicolas, tout ceci n’était rien comparé au vrai drame de l’alcoolique, cette détresse au fond du cœur dès qu’il ouvre l’œil, le remords d’avoir été enfin heureux, la veille. Au bout du compte, c’était bien la seule chose qui fût trop cher payée. On devrait interdire l’alcool aux angoissés, ce sont des proies faciles : ils ont la faiblesse de croire, l’espace d’un soir, qu’ils ont droit à leur part de bonheur.

Rien n’y faisait, ni la douche brûlante en jet dru sur son front, ni le café, ni l’eau gazeuse, ni l’aspirine, ni le Saint-Esprit, ni la promesse de ne plus jamais y retoucher. Il se jura de ne pas revivre le calvaire de l’interminable gueule de bois. En passant devant la cafétéria, il se souvint d’un conseil à ne pas suivre.

— Une bière, s’il vous plaît.

Il avait commandé son demi sans s’en rendre compte, au milieu du va-et-vient du matin, à l’heure où l’arôme du café se répand dans l’atrium. Il se ravisa et demanda une boîte de Heineken qu’il glissa dans sa serviette d’un geste prudent. À peine entré dans son bureau, il pressa le métal glacé contre son front. Là où la chaleur de la douche avait échoué, il aurait juré que l’étau se desserrait déjà. Il en but plusieurs gorgées, comme de l’eau fraîche après l’effort.

Une seconde plus tard, il sortit de l’ornière et se mit à croire aux miracles.

— Nicolas, tu as un moment ?

Mergault, du service comptabilité, dans l’entrebâillement de la porte, la main sur la poignée, tout impressionné de voir un collègue descendre sa Heineken à grandes goulées.

— Tu peux pas frapper ? Tu n’as jamais vu quelqu’un boire de la bière ? Pas la peine de regarder ta montre, il est exactement 9 h 30 du matin.

Défait, Mergault referma la porte. Sans éprouver le moindre regret, Nicolas but les dernières gorgées, attentif aux effets de l’alcool sur sa détresse, et rien au monde ne pouvait le détourner de cette sensation de délivrance. Il se cala dans son fauteuil, au chaud, les paupières closes, à mi-chemin entre deux univers.

Tout ce dont il se souvenait, c’était d’avoir parlé à une fille dans un bar. S’il n’avait pas tout gâché, il se serait peut-être réveillé près d’elle ce matin. Il aurait vécu la journée entière attendri par son souvenir, imprégné de son parfum. Jamais le hasard ne lui avait permis de vivre un tel moment. Toutes les femmes qu’il avait connues faisaient partie du décor et lui étaient tombées dans les bras selon une certaine logique ; des rencontres qui devaient se faire, certaines planifiées, d’autres pas si surprenantes, des femmes qui étaient là où il se trouvait et le lui faisaient savoir. En aucun cas, il n’était le type qui entre dans un bar pour boire un verre et en ressort avec une femme à son bras. Hier, il avait raté une chance unique de faire partie de cette race-là, celle qu’il admirait depuis toujours.

Et vous faites quoi, dans la vie ?

Pourquoi la fille d’hier avait-elle pris la mouche pour une question si inoffensive ? Nicolas n’était sans doute pas assez ivre pour éviter tous les poncifs que l’on se sent obligé de débiter dans pareil cas, mais la question n’était pas sournoise. Il n’avait même aucune envie de savoir ce que cette femme faisait, il y avait mille choses à connaître avant celle-là.

Et dans la vie, vous faites quoi ?

Son mal de tête venait de là. Remords de n’avoir pas pu s’empêcher d’être celui qu’il avait toujours été, regret de ne pas avoir su être l’homme qui entre dans un bar pour boire un verre et en ressort avec une femme à son bras. Il avait failli être ce type-là, il en avait déjà les gestes, la malice, le sens de l’instant, et parlait presque couramment sa langue. Il essaya de se raisonner : aborder une femme dans un bar, c’était s’embarquer pour une destination brumeuse, la chronique annoncée d’un naufrage, d’un réveil honteux. Ce moment où l’autre n’est plus le seul être au monde mais le seul que l’on aimerait savoir aux antipodes. Un petit moment d’horreur.

Après tout, qu’est-ce que j’en sais ? se demanda-t-il, à juste titre, puisque ça ne lui était jamais arrivé.

La bière s’avérait bien plus efficace que tout le reste, il avait la curieuse impression que son cerveau reprenait sa taille normale. Il sortait peu à peu de sa gangue de fatigue, la journée pouvait commencer.

— Allô, c’est Muriel. Vous ne savez pas où est M. Bardane, j’ai un appel pour lui.

— Il devait rentrer ce matin.

— Je suis ennuyée, ça fait plusieurs fois que cette personne rappelle.

Au moment où il s’y attendait le moins, Nicolas sentit poindre une lointaine et très légère euphorie. Une envie soudaine de faire le malin.

— Qui est-ce ?

— M. Vernaux, de la société Vila pharmaceutique.

— Passez-le-moi.

— … Mais… C’est un appel pour M. Bardane…

— Je me tape le suivi du dossier et j’aimerais éviter de tout planter en dernière minute parce que monsieur n’est pas là.

À l’occasion de leur fusion avec la société Scott, les produits pharmaceutiques Vila avaient fait un appel d’offres à plusieurs agences de communication, dont la Parena, pour la création de leur identité visuelle, qui incluait la recherche d’un nouveau nom et d’un nouveau logo. Bardane avait fait plancher ses graphistes sans leur donner de plan précis, les obligeant à improviser.

— Monsieur Vernaux ? Nicolas Gredzinski, je remplace Alain Bardane pendant son absence. En parcourant le dossier j’ai cru comprendre que vous n’étiez pas satisfait de la charte graphique que notre service artistique vous a proposée.

Il se foutait bien d’usurper la place de son chef et cherchait uniquement à rattraper une erreur. Bardane lui apparut plus que jamais comme un tocard sur le point de se faire souffler un énième contrat.

— Vous êtes au courant ?

— Et je pense que vous avez tort.

— …?

— Le problème c’est que vous voulez du beau quand nous vous proposons de l’efficace. Le logo que l’on vous a proposé n’est pas forcément « beau » mais vous le garderez les cent prochaines années.

— Si je comprends bien, vous êtes en train de me dire que je n’ai aucun goût.

— Non, je dirais même que vous en avez trop. Si vous demandez du beau à un concurrent, il vous en donnera, il vous donnerait n’importe quoi pour vous avoir comme client.

— …

— Franchement, vous le trouvez beau, vous, l’habillage de Pepsi ? Des milliards de dollars de recette par an. Celui du café Mariotti est splendide, c’est du Raphaël : ils ont déposé le bilan l’année dernière. Je peux vous le dire, c’était un client à nous. Il voulait de la Renaissance, il en a eu.

— …

— Je serais peut-être d’accord avec vous sur la couleur, je n’aime pas trop ce vert amande, trop évident, trop déceptif, je verrais quelque chose de plus dynamique, un vermillon. Pour la typo, on pourrait trouver moins moderne, plus sobre. C’est quoi, déjà, le nom qu’on vous a proposé ?

Dexyl.

— Pas terrible. Tous ces noms artificiels, interchangeables, pseudo-modernes, ça n’a aucun intérêt. Profitez de la fusion pour faire aussi fusionner les noms, pourquoi ne vous appeleriez-vous pas tout simplement Vila-Scott. Moi, ça m’inspirerait confiance sur une boîte d’aspirines.

— Vous vous rendez bien compte que vous critiquez le travail de vos créatifs ?

— Vous voulez qu’on fasse un tout dernier essai ?

— … Écoutez… je…

— Je vous l’envoie par fax d’ici la fin de matinée.

— Juste pour voir, hein…

— Vous me rappelez dès que vous en avez pris connaissance ?

— Sans faute. Monsieur…?

— Nicolas Gredzinski.

En raccrochant, il éclata de rire. Il venait de se brouiller avec le service artistique, Bardane allait vouloir sa peau pour le simple fait d’avoir parlé à un client et modifié un projet sans son aval. Son parcours dans la société allait prendre vingt années de retard sur ce qui était prévu.

À sa grande surprise, il s’en foutait.

*

Steak haché, gratin dauphinois. Nicolas se laissa tenter par un quart de rouge. Depuis six ans qu’il travaillait pour le Groupe, il ne l’avait jamais goûté. Dès qu’il eut posé le pichet sur son plateau, il s’arrêta devant le fromage pour se donner bonne conscience et prit une part de brie en sachant que personne ne le remarquerait, mais que tous feraient une réflexion sur le vin. Cécile trouva une table où ils purent s’installer à cinq. À peine assis, Nicolas repéra le regard en biais de Nathalie.

— Qu’est-ce que tu bois ?

— Du vin.

— Du vin…?

— Oui, du vin, tu sais, ce liquide rouge et âcre qui modifie les comportements.

— Tu bois du vin, toi ? reprit Hugo.

— Je ne savais pas que tu buvais du vin, dit Cécile.

Nicolas, le sourire figé, dut retenir un début d’exaspération.

— Je ne « bois pas du vin », je varie un peu de l’ordinaire. Et le fromage, avec de l’eau, vous avouerez que c’est triste à n’importe quelle heure.

— Il doit pas être terrible, dit Cécile en fronçant le nez.

— Quoi, le brie ?

— Le vin.

— Moi, le vin au déjeuner, ça m’endort, dit José, après je ne suis plus bon à rien pour le reste de l’après-midi.

— J’en boirais bien, moi, dit Hugo, si je n’avais pas peur que ça me donne la couperose et une haleine de mataf.

Nicolas n’en espérait pas tant. Qu’auraient-ils dit s’ils l’avaient vu, hier, pris de vodka, face à une femme qui faisait marcher sa boîte à rêves à coups de juliénas et son Zippo au Miss Dior ? Nicolas sentit tout à coup une espèce de fissure s’ouvrir entre le reste de la table et lui, une rupture insidieuse mais réelle. Sa petite parcelle se détachait du continent pour se mettre à dériver lentement. Pour la première fois de sa vie, on l’avait regardé comme un homme qui boit. Quelque chose lui dit que ce n’était pas la dernière.

Nicolas ne suivit pas ses collègues à la cafétéria ; à l’arôme du café il préférait celui, plus poivré, du côtes-du-rhône. Je ne bois que du vin. Loraine avait dit ça avec un incroyable naturel, un mélange de sérieux et de plaisir qui semblait venir de loin. À l’inverse de José, Nicolas sentit sa force de travail enfin réparée. Il y avait même plus encore : un surcroît d’énergie teinté d’optimisme lui donna envie de saluer tous ceux qu’il côtoyait à longueur d’année sans leur parler vraiment. On ne lui en laissa pas le temps.

— M. Bardane veut vous voir d’urgence ! dit Muriel.

— Il a fini par arriver ?

Nicolas se dirigea vers le bureau de son chef pour en finir une bonne fois pour toutes. Ce qui devait arriver arriva, mais d’une triste manière ; il dut subir une engueulade de qualité médiocre, Bardane n’ayant aucun talent pour le comminatoire, aucun style dans les impératifs, aucune subtilité dans les menaces. Il ne cherchait pas de véritable échange et se contentait de rejeter systématiquement tout ce qu’aurait pu dire Nicolas pour sa défense. La seule surprise fut le verdict.

— La faute étant trop grave pour que je prenne le risque de la couvrir, vous allez m’accompagner à la réunion de direction. J’en ai parlé à Broaters. C’est entre ses mains.

Jamais Nicolas n’avait été invité à assister à une réunion en présence d’un des cinq directeurs généraux du Groupe, pas même celui de son propre secteur, Christian Broaters. Bardane, dont l’autorité était remise en question depuis peu par l’ensemble du service artistique, avait trouvé là une belle occasion de faire un exemple.

— Je vous retrouve dans un quart d’heure au huitième.

Défait, Nicolas se dirigea vers la porte. Bardane attendit qu’il ait le dos tourné pour porter le coup de grâce.

— Gredzinski… Vous buvez ?

Nicolas ne sut quoi répondre, quitta le bureau, descendit au Nemrod et commanda une vodka ; c’était le moment ou jamais de voir s’il pouvait compter sur elle. Bardane avait innové dans le domaine de la sanction ; Nicolas serait désormais un précédent, l’homme à la faute professionnelle d’un million de francs, c’était le budget du contrat Vila. Il ne prit pas le temps de savourer ni même de boire son verre et en avala un second. Il se voyait, dès le lendemain, seul devant le zinc d’un bistrot, pour conclure une journée passée à arpenter la ville à la recherche d’un boulot, lire les annonces, sourire à des D.R.H., et les entendre dire qu’ils regrettaient de ne pouvoir retenir sa candidature. Les jours suivants, l’heure de l’apéritif ne cesserait d’avancer, jusqu’à ce que Nicolas comprît que le moment idéal est tout de suite après le réveil. Il en était capable, il en avait eu la preuve ce matin même.

La secrétaire de direction le reçut et le fit patienter dans un petit hall où une poignée de cadres se tenaient debout. Au point où il en était, il prit la liberté de s’asseoir dans le canapé, ça ne changerait rien à un verdict déjà connu : il ne serait pas licencié mais allait devoir faire amende honorable. Pour Bardane le meneur, les hommes se partageaient en deux catégories bien distinctes, et Gredzinski faisait partie de la seconde. Il ignorait cependant une règle que Nicolas connaissait pour avoir toujours été un subalterne : les arrogants seront serviles un jour. En d’autres termes, plus on marche sur la tête des faibles, plus on est enclin à lécher les bottes des forts.

Broaters les salua tous d’un hochement de tête élégant qui lui évitait d’avoir à serrer tant de mains et leur proposa de le précéder dans la salle de réunion. Nicolas se dirigea vers le fond comme le mauvais élève qu’il était et découvrit une pièce étonnamment vide, sans bloc-notes, ni bouteilles d’eau, ni marqueurs, ni rétroprojecteur, rien sinon une superbe table circulaire en marbre rose et une cheminée impeccablement vide, elle aussi. Parmi tous ces costumes chics et sévères, il ne pouvait pas ne pas remarquer la célèbre Alissa, belle Mauricienne de cinquante ans, assistante et quasiment bras droit du patron ; personne ne prétendait qu’ils étaient amants, ce qui montrait le réel pouvoir de la dame. Un lieutenant de Broaters prit la parole, mais Nicolas n’y prêta aucune attention ; à l’inverse des autres, il n’avait pas à comprendre ce qui se disait, ni à visualiser, anticiper ou conceptualiser les multiples enjeux de la réunion. Comme aux cancres qui se dispensent eux-mêmes d’écouter les cours, on lui demandait d’attendre son coup de règle sur les doigts avant de quitter la pièce.

— Le groupe Krieg nous confie sa communication uniquement si nous pouvons assurer son lobbying au ministère. J’ai su par ailleurs que Dieulefis de chez Crosne & Henaut est très ami avec le chef de cabinet, mais je me suis aussi laissé dire qu’il l’était de moins en moins avec Crosne.

Sentant monter la vague de chaleur en lui, Nicolas comprit enfin ce qu’on entendait par « voir double » en parlant des buveurs : le don de double vue. Ses yeux voyaient au-delà des présences physiques, et ses sens, bien mieux aiguisés, percevaient le moindre signe, ne laissaient rien échapper de la scène qui se jouait devant lui. Par-delà les fonctions, les hiérarchies, les rôles, les codes, les langages, les sous-entendus, il se retrouvait au milieu d’hommes et de femmes, de petits êtres qui, comme lui, se débattaient avec la vie, s’en accommodaient le plus souvent, au prix de grands efforts. Plein d’une soudaine bienveillance, il les trouvait touchants et gentiment naïfs, fébriles, prêts à s’égarer ; des enfants.

— À ceci près que nous avons beaucoup plus besoin d’un type comme Queysanne.

— Il vient d’être mis en examen !

Il devait bien y avoir des cœurs qui battaient sous ces chemises Paul Smith, sous ces tailleurs Lagerfeld. Précipités malgré eux dans la tourmente, l’idée même de compétition les stressait plus qu’elle ne les stimulait. Le grand type à droite de Broaters avait une bonne tête du terroir, un homme à qui on a envie d’acheter du lait et des œufs ; donner des ordres était un rôle de composition. À ses côtés, une blonde au visage rond, executive woman ; certains parlaient d’elle comme d’une tueuse mais Nicolas la voyait bien autrement depuis quelques minutes ; il l’imaginait prier Dieu et s’en remettre à lui quand le sort s’acharnait ; une spiritualité qui, parfois, venait concurrencer son ambition.

— Vous allez voir qu’on va nous refaire le coup de la British Airways.

Et celui qui s’endormait presque, embauché pour sa parfaite maîtrise du japonais et ses connexions à Tokyo, un homme qui pouvait lire Kawabata dans le texte, voir des films d’Ozu sans les sous-titres, et qui aurait pu faire profiter les autres de son enseignement zen.

— Monsieur Meyer, voulez-vous nous dire deux mots du dossier Lancero ?

Toi tu dois être celui qui s’appelle Lugagne, on te confie l’image de marque de pays entiers qui ont besoin de redorer leur blason face à l’Occident. Au distributeur de boissons, tu es le seul à prendre ce bizarre potage à la tomate. Non, pas le seul, il y a aussi Laurent, le réparateur de photocopieurs. Qui sait si tous les deux vous n’avez pas d’autres choses en commun, si vous ne pourriez pas devenir les meilleurs amis du monde, et si, le week-end, vous n’auriez pas plaisir à vous retrouver avec vos familles, autour d’un barbecue. Nul ne saura jamais.

— Un mot sur l’affaire Vila ? lança Broaters.

Les regards se tournèrent vers Nicolas et le silence soudain le tira de ses réflexions. Broaters avait prononcé le mot « affaire » sur un ton d’ironie douce afin de dédramatiser une situation qui prenait une tournure un peu trop délicate à son goût. Bardane monta au créneau, Nicolas l’écouta déballer son sketch d’une oreille absente. La vodka, chaude dans ses veines, le maintenait dans son état de contemplation. Il ne les voyait pas comme les guerriers qu’ils pensaient être, des officiers présents sur le théâtre des opérations, exposés, comme les autres. Il ne les voyait pas comme des hommes qui recyclaient leur agressivité naturelle dans la vie d’entreprise. Il ne les voyait plus comme des stratèges prêts à affronter des ennemis modernes, bien plus redoutables que ceux d’antan puisqu’ils avançaient masqués. Il les voyait seulement comme des enfants qui jouaient au jeu préféré des enfants : la guerre.

— … Je peux faire comme si ce fax n’avait pas été envoyé, conclut Bardane. C’est la seconde fois que je rattrape le coup mais ce sera la dernière.

Il avait eu la décence de ne pas le désigner directement, mais tous les cadres se tournèrent à nouveau vers Nicolas, attendant du malheureux qu’il prît enfin la parole pour regretter publiquement son initiative. Il dit la seule chose qui lui passa par la tête :

— Si c’est la seconde fois que vous rattrapez le coup, monsieur Bardane, c’est forcément la dernière.

Le silence qui suivit n’était pas de ceux répertoriés dans les écoles de commerce. C’était la loi du talion appliquée par un sans-grade. C’était l’anathème du condamné, du haut de son échafaud. Si, un instant plus tôt, Nicolas en était quitte pour une vague justification en public, cette fois, son chef allait vouloir sa peau.

Le plus jeune des participants leva discrètement la main pour prendre la parole, il s’agissait d’un directeur artistique fraîchement embauché à la demande de Broaters.

— J’ai eu le DirCom de chez Vila juste avant d’arriver à la réunion, il semblerait que le vermillon soit en passe d’être retenu.

Nicolas n’écoutait plus, soulagé qu’un autre ait pris la parole. On fit passer à Broaters la nouvelle maquette du projet.

— Associé à cette typo, dit-il, ça donne tout de suite un petit côté… rassurant et décalé à la fois.

La tablée semblait incroyablement d’accord avec ce « rassurant et décalé à la fois ».

— On pourrait peut-être confier, ajouta-t-il, le suivi du dossier Vila à monsieur…

— Gredzinski, dit Alissa.

Nicolas acquiesça d’un signe de tête, ce fut le signal du départ. Il sortit le premier en évitant à tout prix le regard de Bardane. Dans l’ascenseur, il pensa aux milliards de soldats que la terre avait portés depuis que l’homme avait inventé la guerre. À l’échelle de l’histoire, une poignée seulement étaient montés au front, les autres avaient attendu une vie entière que quelque chose se passe. Nicolas se jura de ne plus faire partie de ceux-là.

*

— Une femme, assise juste à côté, là, hier, elle buvait du vin, toute seule.

Le barman de chez Lynn réfléchit un moment, le shaker à la main. Lassé des péroraisons de Marcheschi pendant le club de l’apéritif, Nicolas était parti le premier pour filer rue Fontaine, encore taraudé par sa maladresse de la veille.

— Elle est installée à une table, au fond à droite.

La présence de Loraine dans un bar de nuit deux soirs de suite en disait bien plus long sur son mode de vie que ces « questions d’ordre privé » qu’elle redoutait tant. Il but une vodka d’un trait, sans la goûter, sans en faire profiter ni ses papilles ni son palais. Les inquiets n’ont jamais appris à savourer. La molécule d’alcool éthylique, dite éthanol, ou encore CH3CH2OH, venait à peine d’entrer dans sa vie. Il s’en servait comme d’un gadget dont on abuse de peur qu’il se casse. Il finit par trouver ce qu’il cherchait au fond de son verre : du courage, liquide et transparent.

— Je ne veux pas savoir qui vous êtes, juste boire un verre.

Ses yeux clairs acceptaient déjà, mais Loraine le laissa poireauter un moment avant de l’inviter à s’asseoir. Il se promit de rester lucide afin d’éviter les malentendus de la veille.

— Le réveil a été dur ?

— J’ai suivi votre conseil : j’ai bu de la bière, tout le reste a défilé à une vitesse folle. J’ai la curieuse impression d’avoir vécu trois journées au lieu d’une.

— Vous croyez tout ce qu’on vous raconte dans les bars ?

— J’ai enfin compris ce que tout le monde sait depuis toujours : le poison est dans le remède et vice versa. Le plus pénible, c’est le regard noir des collègues.

— Ce ne sont pas les seuls qui vous donneront mauvaise conscience, il y a aussi la famille et les amis, sans parler des enfants.

Ne pas conclure trop vite qu’elle a une famille et des enfants.

— Il ne faut pas leur en vouloir, ajouta-t-elle, ceux qui vous aiment s’inquiètent de vous voir boire, seuls ceux pour qui vous ne comptez pas sont rassurés.

— Rassurés ?

— Les malheureux qui n’ont rien de particulier à vivre, à aimer, à penser, ou à donner, n’ont plus qu’une dernière petite joie dans la vie : les vices des autres. Vous voir boire les rassure, ils ne sont pas encore tombés si bas.

Sans se le formuler aussi clairement, c’était exactement ce qu’il pensait de Mergault qui l’avait surpris, une canette à la main.

— Un autre conseil, mais celui-là suivez-le : quoi que vous fassiez, soyez discret. Pas à cause d’un sentiment de honte, juste pour les priver de ce plaisir.

Au contact de Loraine, tout lui semblait possible, surtout l’extravagant. Il avait besoin de cette fantaisie dans son existence comme il avait besoin des forces vives contenues dans un verre de vodka.

Hasards et petits plaisirs de la conversation ; le sérieux côtoyait l’anodin, une anecdote chassait l’autre, et Nicolas se laissait prendre dans cette joyeuse spirale sans plus accorder d’attention aux indices « d’ordre privé ». Deux heures plus tard, au détour d’une phrase, il évoqua sa camarade Cécile « capable de dessiner un plan de coupe du métro Châtelet, avec toutes ses sorties » et l’éleva au rang de « génie du dessin industriel ». Loraine s’arrêta au mot « génie », terme à manier, selon elle, avec beaucoup de précautions. Tous deux se mirent à tourner en orbite autour de l’idée de génie et leur dialogue trouva un second souffle.

— Le génie c’est ma partie, dit-elle, j’en fais collection.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— J’en ai plein les étagères de ma bibliothèque. Je prends soin d’eux, je reste à l’affût de tout ce que je ne connais pas, j’en trouve parfois de nouveaux, mais ils se font rares.

— Et qu’appelez-vous de façon si catégorique, le « génie ».

— Rien de personnel, mon acception est celle du dictionnaire. Je fais référence aux génies répertoriés, les fameux, les indiscutables, Mozart, Shakespeare, Léonard et les autres, les au-dessus de tout soupçon, ceux devant lesquels on est forcés de s’incliner. Je lis tout ce que je peux trouver sur la question, rien de très ardu, des biographies, des études accessibles à quelqu’un comme moi, je me renseigne sur leur trajectoire, sur certains moments de leur vie, je compile des anecdotes que je refourgue à mon entourage.

— Vous faites cette collection depuis combien de temps ?

— Depuis que j’ai quinze ou seize ans. N’étant ni une artiste ni une scientifique, je n’ai pas peur de leur ombre. Par-dessus tout, j’aime l’idée de précocité, de talent poussé à l’extrême, de capacité de travail infinie. Chacun d’eux est une revanche face à la mauvaise foi environnante, à la fainéantise généralisée, à l’indigence universelle. Ce sont des remparts contre l’autosuffisance et le mépris pour autrui. Chacun d’eux me force à me regarder, à comprendre mes limites et à les accepter.

Nicolas l’écoutait, les bras croisés, le regard fixe, touché par sa façon si élégante de parler d’elle sans rien raconter de sa vie — il avait juste appris au passage qu’elle avait une bibliothèque et un entourage — mais en laissant son cœur s’exprimer sur ce qui lui semblait fort.

— Loraine, je vous offre le prochain verre si vous choisissez un des plus beaux fleurons de votre collection pour me le raconter.

— Vous êtes fou ! rit-elle, ça peut nous prendre longtemps.

Il commanda une vodka et un verre de sancerre blanc.

— J’ai toute la nuit.

Ils avaient franchi plusieurs caps mais celui-là était l’un des plus délicieux : ce moment où chacun sent que l’autre n’a aucune envie d’être ailleurs.

— Choisissez dans ma collection, je n’ai pas de préférence. Shakespeare ? Beethoven ? Pascal ? Michel-Ange ?

Il avait toute la nuit, mais elle serait courte.

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