— Cherche les vraies motivations du client, même s’il ne les connaît pas lui-même, dit Rodier. Exemple : un cadre supérieur, plutôt beau mec, très élégant, me demande de suivre une femme qui vient de le quitter sans lui donner d’explication. Il la soupçonne d’avoir rencontré quelqu’un, il veut savoir qui. Je suis la fille un peu partout mais ne trouve rien, je tourne en rond, la note avoisine les 20 000 francs sans aucun résultat. J’essaie de dire au type que son ex vit seule et ne voit que des copines, il refuse d’y croire. Je piétine encore jusqu’à 35 000 et lui remets un nouveau rapport qui n’en dit pas plus que le précédent : selon toute vraisemblance, la fille n’a pas « rencontré quelqu’un ». Le client m’en veut, il pense que je l’arnaque, cette fille est forcément tombée amoureuse d’un autre, il en est persuadé ; je suis pourtant obligé d’arrêter une enquête qui ne mène à rien. Pour en avoir le cœur net, il est allé poser la question à la fille qui n’a fait que confirmer ce que je disais : elle n’avait rencontré personne. Elle s’était juste lassée de lui, un gars qui ne doute de rien, surtout pas de son charme. En venant me voir, il posait, inconsciemment, la question : « Comment une femme peut-elle me quitter, moi, cadre supérieur au ventre plat, à qui personne ne résiste ? » Pour lui, la seule réponse était : « Pour un homme plus riche, plus beau et plus en vue. »
— Que sont-ils devenus ?
— Il est passé me raconter la suite — ils le font souvent, ne t’en étonne pas quand tu travailleras seul. La fille, touchée qu’il pense encore à elle, est revenue vers lui, ils ont revécu trois mois ensemble, c’est lui qui a fini par la quitter.
Rodier recommanda une paupiette et sauça son assiette sans laisser la moindre goutte de crème. Il y avait presque de la fatalité dans ce geste, une gourmandise coupable.
— Tu prends autre chose, Thierry ?
— Une salade de fruits, c’est le jour.
— À ton âge, ça n’était pas important, la bouffe, c’est vers les cinquante ans que ça m’a pris. Jamais je n’aurais pu imaginer que ça deviendrait la plus grande préoccupation de la journée.
— Si je mangeais autant que vous, je ferais trois fois mon poids.
— C’est le seul avantage physique que j’ai eu à la naissance : j’ai toujours tout brûlé. À la longue ça peut se révéler dangereux. Je n’ai jamais pris un kilo, je n’ai jamais fait attention à rien, aujourd’hui je suis obligé de surveiller mon taux de cholestérol et mon diabète.
— Avec des paupiettes ?
— Ne regarde pas dans mon assiette, j’ai assez de ma femme pour ça.
En trois mois, Thierry avait appris à le laisser parler de ses envies, de ses douleurs, de son Loto, de sa pêche à la mouche et de son cholestérol. Au fil des semaines, il s’était créé entre eux une qualité d’échange où chacun trouvait son compte au-delà de ses espérances. Rodier assurait sa dernière ligne droite avec un copilote sur lequel il lui arrivait de se reposer, et Blin, attentif, se laissait donner, chaque jour, une clé, une formule, un message qu’il lui aurait fallu des années pour déchiffrer seul. Quand leur emploi du temps le leur permettait, ils déjeunaient Chez Patrick, un petit restaurant du XVIIIe arrondissement, sans cachet particulier mais fréquenté par d’autres enquêteurs, la plupart anciens inspecteurs de police qui, bon gré mal gré, s’étaient vus contraints de quitter la grande maison. La veille encore, un peu à contrecœur, Rodier avait invité l’un d’eux à leur table afin de lui présenter sa nouvelle recrue ; une intronisation dans le milieu en bonne et due forme. Thierry se montra particulièrement aimable et joua les débutants pour amadouer le bonhomme qui, distrait de sa solitude, se mit à raconter des anecdotes de vieux briscard pour l’impressionner ; Rodier se serait volontiers passé de la dernière. Vingt ans plus tôt, avec quatre autres collègues, ils avaient coincé un maître chanteur pendant qu’il prenait livraison d’une mallette de billets — le prix de son silence — à la consigne de la gare de l’Est. Sans réfléchir, Thierry posa une question fort légitime mais complètement absurde aux yeux des deux autres.
— Pourquoi la victime ne s’est-elle pas adressée à la police ?
— À ton avis ?
— … Parce qu’elle ne pouvait pas s’adresser à la police ?
Les motifs de chantage étaient réels et sérieux, l’homme risquait les assises s’il s’adressait aux autorités. Pour se débarrasser du maître chanteur, il avait dû embaucher une escouade de privés qui avaient accepté la mission sans le moindre état d’âme. On était jeunes, dit Rodier, pour se disculper. Thierry n’avait pas eu le cran d’invoquer la clause de conscience : fallait-il tirer une crapule des griffes d’une autre crapule ? La question le perturba le reste de la journée jusque tard dans la nuit. Au petit matin, il n’y avait pas trouvé de réponse, mais se promit d’éviter ce genre d’affaires si on le lui proposait, davantage pour sa tranquillité d’esprit que par sens moral.
Aujourd’hui, ils étaient, Chez Patrick, les seuls représentants de la profession et déjeunaient à l’habituelle petite table à l’écart.
— Une salade de fruits, une crème brûlée et deux cafés, commanda Rodier.
— Vous le sentez comment, ce Damien Lefaure ?
— Un aigrefin.
Depuis peu, Rodier laissait Blin assister aux premiers rendez-vous avec les clients ; rares étaient ceux qui y trouvaient à redire. Il se mettait dans un coin, les bras croisés, écoutait sans jamais intervenir, cachait comme il pouvait sa nervosité derrière un sourire de pro, jouant le type qui peut tout entendre parce qu’il en a vu d’autres. Mais il n’avait jamais rien entendu de la sorte, c’était même la toute première fois qu’il se trouvait confronté à un bizarre matériau humain où le désarroi côtoyait la rage, l’avidité la candeur, la grandeur d’âme la vengeance. Trois jours plus tôt, ils avaient reçu Me Vano, un avocat d’affaires qui faisait régulièrement appel aux services de Rodier pour se renseigner sur la fiabilité des individus en passe de s’associer avec ses clients. La prudence de Me Vano était souvent récompensée, comme cette fois : le dénommé Damien Lefaure n’en était pas à sa première escroquerie.
En quarante-huit heures, Rodier et Blin en savaient long sur le personnage. Lefaure avait obtenu, à seize ans et un jour, le statut de « mineur émancipé » pour créer sa première société : Synenum, mise en liquidation cinq ans plus tard pour actif insuffisant. Il apparaissait dans plusieurs sociétés plus ou moins fictives de vidéo, de sponsoring, et dans trois agences de mannequins dont aucune fille n’avait jamais décroché un seul contrat dans le monde de la mode. Sa dette fiscale s’élevait à deux millions de francs, et pour pouvoir continuer à exercer, il s’était fait déclarer « incapable majeur ». Étant désormais sous tutelle, seul le nom de sa femme apparaissait dans les papiers officiels. De surcroît, il était sous étroite surveillance administrative, sans parler de celle du cabinet Rodier, depuis deux jours. Blin et Rodier connaissaient tous ses numéros de compte, le nombre et la valeur de ses actions, l’ensemble de ses sociétés, les adresses de ses gérants et administrateurs ; ils le soupçonnaient même d’avoir des intérêts dans un réseau de prostitution via Internet, mais ça restait une rumeur et ça n’apparaîtrait pas dans le rapport que Rodier devait remettre le lendemain à Me Vano.
— Ce type est passé du statut de « mineur émancipé » à celui d’« incapable majeur » comme s’il n’avait jamais connu l’âge adulte, dit Blin.
— Après tout, c’est peut-être ça, un escroc, fit Rodier.
— Dans mon atelier d’encadrement, j’étais plutôt celui qui se faisait arnaquer par les clients. Même le fisc me soupçonnait ; un excès d’honnêteté, ça cachait sûrement quelque chose. Il y a des jours où j’aurais voulu avoir les tripes d’un Lefaure.
— Tu parles, c’est juste un voleur de poules.
— C’est ce que vous allez écrire dans votre rapport ? Lefaure est un voleur de poules ?
Malgré leur complicité, le disciple ne parvenait pas à tutoyer le maître, pas plus qu’il ne l’appelait par son prénom. Rodier ne comprenait pas ces simagrées.
— Je n’écrirai rien dans ce rapport, c’est toi qui vas le faire.
— Moi ?
— Il faudra bien que tu t’y mettes un jour, non ?
Rodier demanda l’addition et refusa pour la énième fois de partager avec Thierry.
— Alors, ce rapport, demanda Rodier, dans trois heures sur mon bureau ?
— Pas avant 19 heures, j’ai un truc à faire avant.
Rodier ne demanda pas quoi. Il ne s’intéressait aux affaires des autres que s’il était payé pour ça.
La clinique du docteur Joust n’avait pas grand-chose de commun avec les précédentes. Dans un quartier résidentiel à quelques centaines de mètres de la porte Maillot, on la devinait à peine derrière un mur d’enceinte recouvert de lierre.
Pour s’engager à lui refaire une tête, Joust n’avait eu aucun besoin de l’histoire que Blin s’était senti obligé de lui servir. Il avait joué l’angoissé, persuadé de sa laideur, il était même allé jusqu’à comparer le rejet de son visage à l’envie de voir brûler une maison dans laquelle on a été malheureux. Le seul moyen de se débarrasser, symboliquement, de ce passé, c’était de voir la baraque s’écrouler dans les flammes. Au détour d’une phrase, il comprit qu’il ne mentait plus et en eut des sueurs froides.
— Soit dit entre nous, monsieur Vermeiren, vous ne m’empêcherez pas de penser qu’il y a de la dysmorphophobie là-dedans. Vous ne vous voyez pas tel que vous êtes.
Joust ne se doutait pas à quel point il était loin du compte. Blin n’eut plus qu’à approuver un devis de 65 000 francs, et la messe était dite. Pour 25 000 francs de mieux, le chirurgien était même disposé à lui changer la voix. Thierry se demanda lequel des deux était le plus fou.
— C’est possible ?
— Une petite injection de collagène dans les cordes vocales afin de les grossir et donc de modifier la vibration de la muqueuse, ça change le timbre assez nettement. Je le propose au cas où vous n’auriez plus envie d’entendre la voix de cet homme du passé…
Blin sentit la pointe d’ironie sans trop savoir quoi en penser. Pour enchaîner, Joust lui proposa de fixer une série de rendez-vous afin de rencontrer son anesthésiste, faire un bilan préopératoire, et définir le mieux possible les diverses interventions sur son visage.
— Pour une métamorphose profonde, il faut non seulement agir sur les parties molles mais aussi sur l’os afin d’ajouter ou enlever du relief, c’est ce qu’on appelle un mask-lift. Ensuite, il s’agit de remettre en tension la peau et les muscles du visage dans les zones frontales, faciales et cervicales. Nous pourrions commencer par un lifting cervico-facial et un lifting frontal si vous voulez vraiment changer de regard.
Blin n’entendit que les derniers mots : changer de regard. Le reste s’envola dans l’instant.
— En remettant en tension l’angle externe de l’œil, nous pourrions l’orientaliser un peu. Je vous montre ?
Il dessina le contour des yeux de Blin sur une feuille blanche puis quelques flèches pour indiquer le sens de son intervention ; à partir de ce vague croquis, quelque chose apparaissait, un nouveau regard, indéfinissable, peut-être plus doux et sans doute plus harmonieux, déjà réel.
— Nous allons enlever l’excès de graisse qui vient bomber les paupières et vider les légères poches sous les yeux. Nous allons en profiter pour raboter cette petite bosse sur le nez, vous êtes d’accord ?
— Oui.
— Personnellement, je ne vois pas d’autre intervention sur le nez, il est fin, droit, nul besoin de l’améliorer à part ce petit coup de râpe. En revanche, vous avez le menton un peu fuyant, je vous propose de le projeter en lui rajoutant du volume, un léger implant de silicone. Je pourrais en faire autant avec vos pommettes, jetez un œil là-dessus.
Il montra des diapositives de ses précédentes interventions. Avant et surtout, après. Le plus troublant, sur ces visages, n’était ni le gommage des rides ni le lisse de la peau, mais cette lueur au fond de l’œil qui en disait long sur la sérénité retrouvée des patients. À écouter le docteur Joust, tout ce qui paraissait impensable à Blin jusqu’à cet instant devenait une formalité. On aurait pu croire qu’il suffisait d’entrer dans sa clinique un beau matin avec sa tête de tous les jours et d’en ressortir quelques heures plus tard avec celle qu’on s’était imaginée.
— Les incisions autour de l’œil et du menton suivront le trajet de vos rides, je cacherai les autres cicatrices dans la zone chevelue, elles seront rouges les premiers temps puis quasi invisibles. Votre coiffeur sera le seul individu au monde susceptible de les voir…
Aucun problème, Thierry allait apprendre à manier la tondeuse pour garder trois millimètres de cheveux sur le crâne. Il se débarrasserait du même coup de cette maudite barbe. Il n’aurait bientôt plus rien à cacher.
— C’est pas encore ça, fit Rodier en parcourant les feuillets à la va-vite.
Blin l’avait retrouvé au Monseigneur, un bar à hôtesses près des Champs-Élysées qui sentait encore les années 70 et les parfums mêlés des femmes qui attendent ; un jeu de lumières tournait au-dessus des canapés rouges et des moulures en stuc. Sans chercher à savoir ce qu’ils faisaient là, Thierry attendait les réactions de Rodier à la lecture de son tout premier rapport d’enquête.
— Tu utilises des termes subjectifs comme « excentrique » ou « parvenu », ton avis personnel, on s’en moque. Trop de conditionnel aussi, ça donne l’impression qu’on n’a rien foutu. « Monsieur Damien Lefaure serait actuellement sous surveillance administrative. » Non ! Tu as entendu mon informateur aux impôts, le type est dans le collimateur du fisc, de l’Urssaf et des Assedic depuis au moins cinq ans, ça vaut un présent, ça, non ? En revanche, il faut des guillemets à « apparaît » dans la phrase : « En outre M. Lefaure “apparaît” dans une société du nom de “Pixacom” », parce qu’il n’apparaît pas officiellement. D’ailleurs, quand tu dis : « Monsieur Lefaure déclare qu’il est incapable majeur », il faut donner un peu plus de précisions à celui qui va te lire, mettre carrément les points sur les i : « Ce qui signifie qu’il est sous tutelle de sa femme, Mme Françoise Lefaure. » Tu peux même ajouter pour enfoncer le clou : « Il n’est donc pas apte à gérer ses biens », puisque c’est la réponse à la question qu’on te posait au départ. On ne te demande pas non plus de faire du style, tu dois rendre compte, un point c’est tout.
— Où est-ce que j’ai fait du style ?
— Dans la phrase : « Lors d’un contact téléphonique, nous avons perçu un silence éloquent chez le personnel de l’agence quand nous avons demandé Pixacom. » Qu’est-ce que c’est que ce « silence éloquent » ? Il disait quoi, au juste, ce silence ?
— …
— « Perçu un certain trouble », ça suffit. On comprend que les gens de l’agence ne s’attendaient pas à ce recoupement, et basta.
Rodier avait une sympathique façon d’engueuler Thierry, avec des sourires en coin et un ton à la limite inférieure du narquois. Le verdict était sans appel : en bonne voie, mais peut mieux faire.
— Qu’est-ce qu’on vous sert, messieurs ? demanda la barmaid.
Elle n’avait ni l’assurance d’une patronne, ni la célérité d’une serveuse, ni les allures d’une entraîneuse. Elle servait à boire sans style, patientait les bras croisés, allait et venait derrière le bar sans trop savoir qu’y faire. Un pull angora rouge, un pantalon en jersey noir, des escarpins marron à talons courts, elle portait le tout avec le sentiment d’avoir fait des efforts. Thierry l’imaginait battant le pavé de longues années avant de se retrouver là, factotum d’occasion, gauche, blasée. Sans la quitter des yeux, Rodier s’adressa à Thierry avec un sourire niais :
— Prends ce que tu veux, nous sommes invités par la maison.
Cet « invité par la maison » avait procuré à Rodier un court mais vrai plaisir, c’était la phrase la plus impensable pour la femme du bar. La maison n’invitait jamais, plus qu’une règle c’était un interdit, tout se monnayait, même le sourire car il était rare et compris dans la note.
— Catherine n’est pas là, dit-elle.
— Je sais, elle m’a donné rendez-vous à 9 heures. En attendant, mettez-nous deux coupes, dit Rodier, ferme.
Deux filles qui n’avaient pas entendu l’échange se levèrent de leur canapé pour se rapprocher d’eux. Celle qui se destinait à Rodier tenait à ce qu’on remarque ses bas résille rouges et sa jupe noire fendue jusqu’à la hanche. Blin n’avait aucune envie de parler, de sourire à l’autre fille. Ni belle ni laide, elle prenait des poses pigeonnantes ; sans avoir soif elle allait demander un verre ; elle voulait donner envie qu’on la touche mais sa sévérité la trahissait. Elle rêvait simplement de rentrer chez elle et ne parvenait pas à le cacher.
— Mesdames, dit Rodier, nous ne sommes pas des clients, c’est la maison qui, au contraire, fait appel à mes services. Je ne vous paierai donc pas à boire et vous ne m’en voudrez pas, nous sommes là pour des raisons purement professionnelles.
Les filles quittèrent les tabourets, sans acrimonie, sans même leur faire sentir qu’elles s’étaient déplacées pour rien.
— Vous allez m’expliquer ce qu’on fait là ? demanda Thierry.
— La taulière a besoin que je lui rende un service. Elle peut aussi m’en rendre un. On va sans doute s’arranger.
Sur le présentoir, les deux bouteilles de whisky, le cognac, et les deux alcools blancs n’avaient pas été touchés depuis des lustres. En revanche, un gigantesque seau à champagne contenait quatre bouteilles dont une entamée. Pour assister à un rituel qui lui échappait encore, Thierry regrettait de ne voir aucun vrai client passer la porte.
— Qui peut tomber dans ce genre de piège, à part un touriste bourré à mort ? Si je devais donner une définition de l’anti-séduction absolue, je la trouverais ici.
— Un type de ton âge n’a rien à faire au Monseigneur. Mais quand on a le mien, que l’addition n’a aucune importance et que l’on a besoin de discrétion, ça fait la blague. J’ai vécu quelques fêtes mémorables, ici, il y a longtemps. Maintenant je ne récupère plus comme avant, et ma Monique est la seule au monde avec qui je peux dormir.
Une femme longue et fine, la cinquantaine, blonde, maquillée à outrance, entra dans le bar avec la légitimité d’une tenancière. Elle dit bonjour à la cantonade, passa derrière le comptoir, posa son manteau dans un placard et alla serrer Rodier dans ses bras. Il lui présenta Blin qu’elle embrassa avec le même enthousiasme et s’assit sur un tabouret, entre eux deux. Elle avait su garder un visage aux yeux étonnés, un sourire plus sincère que celui de toutes les femmes présentes. Ses cuissardes noires lui donnaient des allures de maîtresse femme dont personne, et surtout pas Thierry, n’aurait su braver l’autorité naturelle.
— Qu’est-ce que vous m’offrez, les gars ?
— Rien, ce soir c’est toi qui invites.
Amusée de voir les rôles inversés, elle se commanda une coupe.
— Comment fais-tu pour être bronzée à longueur d’année dans un endroit pareil ?
— Ça me coûte un max, mais ça vaut le coup, dit-elle en déboutonnant son chemisier pour leur montrer le contraste de sa peau cuivrée avec la dentelle blanche de son soutien-gorge.
Thierry, électrisé par un geste si spontané, comprit qu’il avait désormais besoin de ça dans sa vie.
— On peut parler, là, mon Pierrot ?
— Il travaille avec moi, tu peux y aller.
— J’ai besoin d’un numéro sur liste rouge. Pour toi c’est pas compliqué.
— Trois mille.
— Trois mille ? Tu vas pouvoir me payer un verre !
Toute patronne qu’elle était, Catherine n’en oubliait pas les attitudes de séduction : une seconde silhouette qu’elle revêtait en fin d’après-midi, jusqu’à l’aube. Thierry aurait été curieux de connaître les moments où la sincérité et la spontanéité de cette femme s’exprimaient pleinement.
— Pour ton numéro, tu me fais une avance de 1 500 et tu me prêtes cette fille, là-bas, avec la robe bleue, et c’est à elle que tu verseras les 1500 qui restent.
— Yvette ?
— Je te la renvoie dans deux heures.
Sans demander d’explication, Catherine les quitta pour aller négocier avec la fille en question.
— Je peux savoir ce qui se passe ? demanda Blin.
— J’ai une affaire qui traîne depuis longtemps. Crois-moi, je donnerais beaucoup pour te laisser y aller à ma place. Je vais même prendre un petit whisky pour me donner du courage.
S’il avait l’habitude de regimber chaque fois que le travail se profilait à l’horizon, rares étaient les moments où Rodier avait besoin de se donner du cœur à l’ouvrage.
— Il va falloir que vous m’en disiez plus. C’est pas tant la curiosité que le souci d’apprendre.
— Dans notre métier, il est fréquent de voir des histoires d’argent cacher des affaires de mœurs. Cette fois, c’est l’inverse : une histoire de cul cache une affaire de gros sous. Un chef d’entreprise veut pouvoir prouver que sa femme fréquente une boîte échangiste. Il se fiche bien de savoir où elle passe tous les mardis et dimanches soir, il veut qu’elle ait les torts du divorce à sa charge afin de garder les 30 % des parts d’une société qu’ils ont fondée ensemble.
— …
— …
— Si vous avez envie de faire des câlins à Yvette, épargnez-moi une histoire aussi invraisemblable !
— On ne peut pas rentrer seul dans ce genre de boîte, tout le monde sait ça. Quand Yvette et moi aurons franchi la porte, elle s’installera au bar, moi j’irai fureter dans les salles pour repérer la fille. Avec un peu de chance, je peux la prendre en photo à la sortie.
Les bras croisés, Thierry l’écoutait, au bord du fou rire.
— Ça ressemble à ces feuilletons américains où les hommes vivent en smoking et les femmes couchent avec leur chauffeur. Pour parfaire ma formation, vous allez me dire, si ça n’est pas trop personnel, pourquoi vous avez besoin de cette fille.
— Je n’ai pas autant d’imagination, tout ce que je t’ai dit est vrai ; en tout cas, on m’a présenté l’affaire comme ça. Ces choses-là n’arrivent sans doute pas dans la vie d’un encadreur, c’est pour ça que tu as envie d’en changer. Dans la mienne si, c’est pour ça que je veux en changer aussi. Maintenant, si ça peut t’aider à réfléchir, à te poser des questions d’ordre moral et tout le toutim, c’est le moment ou jamais. J’ai accepté ce job, d’autres l’auraient refusé, mais il m’arrive d’en refuser beaucoup qui font les choux gras de la concurrence. Sur sept péchés capitaux, trois ou quatre m’ont fait vivre jusqu’à aujourd’hui, il en sera de même pour toi si tu persévères.
Blin n’avait pas vu venir ce rappel à l’ordre et resta cloué sur son tabouret.
— C’est peut-être aussi l’occasion pour toi de revenir en arrière, de rentrer gentiment à la maison, de reprendre ton ancien boulot qui ne te posera pas de problème de conscience et n’entamera jamais ta tranquillité d’esprit. Il est encore temps. Nous avons toujours le choix.
Yvette les rejoignit au bon moment, le manteau sur l’épaule.
— On y va ? demanda-t-elle.
Rodier remit sa veste, serra la main de Blin sans plus penser à son sermon et invita Yvette à prendre son bras pour sortir.
Thierry resta un moment seul au comptoir.
Il est encore temps.
Machinalement, il commanda un whisky. On lui répondit du tac au tac que la maison n’offrait plus, il haussa les épaules. Du coup, Catherine lança une œillade vers la table des filles ; Thierry était redevenu le client banal et seul pigeon de ce début de soirée.
Nous avons toujours le choix.
Il pensa un instant à Nadine qui l’attendait dans leur lit, patiente, inquiète de le savoir si libre de ses mouvements et de son temps. Elle ne soupçonnait rien de très coupable et craignait seulement un état dépressif, sans jamais évoquer la question, mais Thierry connaissait ces regards-là.
— On m’offre une petite coupe ?
Une fille vint tenter sa chance ; blonde, bouclée, elle portait un corsage noir, une jupe rouge. Thierry essaya d’imaginer le film de sa vie : elle était amoureuse d’un type au chômage qui se haïssait de lui laisser faire ce boulot, mais il fallait bien vivre. Depuis qu’il suivait des gens dans la rue, il s’amusait à distribuer des destins à l’envi, comme s’il y était habilité.
Il est encore temps.
Va pour la coupe. Une minuscule flûte avec deux glaçons, elle y trempa vaguement les lèvres. Il se demanda quelle serait la prochaine étape de ce fastidieux parcours qui devait le conduire à l’ivresse, puis à la ruine, et rapporter à cette fille de quoi faire ses courses pendant un mois.
— Comment tu t’appelles ?
Il hésita entre Thierry et Paul. Plus tout à fait l’un, encore loin d’être l’autre. Elle se foutait bien de son prénom ; Thierry ne tenait pas à connaître le sien. Rodier avait raison, il lui suffisait de descendre de ce tabouret, de rentrer chez lui, de retrouver Nadine et, le lendemain, sa petite échoppe.
Il est encore temps.
— T’es marié ?
— …
— T’as pas besoin de répondre.
— …
— Tu veux un autre verre ?
— Je vais prendre une bouteille, ça fera plaisir à la taulière. Je veux quelque chose en échange : on s’embrasse dans le cou, deux ou trois fois, là tout de suite.
— Moi ou toi ?
— Les deux.
— T’es spécial, toi.
Elle dut s’imaginer qu’il avait besoin de réconfort et le saisit par les épaules pour le soumettre à une douce rafale de baisers entrecoupés d’autres petites choses dans le cou. Il frotta son nez dans l’ouverture de son chemisier pour s’imprégner de son parfum. Il n’éprouva rien de connu dans cette bizarre étreinte, rien de sensuel, tout juste une pointe de complicité avec cette fille d’un autre monde.
— Dites donc les amoureux, dit Catherine, vous allez faire venir les flics ou les pompiers.
L’embrasseuse se mit à rire, elle était quitte de sa tâche. Blin lui caressa l’épaule, paya, et sortit.
— Tu rentres de plus en plus tard.
— Tu ne dormais pas ?
Il s’écroula dans le lit, tout habillé.
— Tu es soûl ?
En regrettant de ne pas l’être il répondit non, pour qu’elle pense le contraire.
— Ne te fous pas de moi, tu empestes l’alcool.
— … Et alors ?
Sa façon d’orchestrer leur rupture à partir d’un lent processus de pourrissement était bien plus diabolique que la manière dont le client de Rodier voulait se défaire de sa femme.
— Il va falloir qu’on parle.
— Ça peut attendre demain, non ?
Il la sentit s’approcher et se figer net pour le renifler.
Il devina une larme ou deux.
Demain elle découvrirait des cheveux blonds et bouclés sur son oreiller. Des traces de rouge sur son col.
La suite allait de soi.