L’AUTRE

Depuis qu’il avait appris que vodka, en russe, voulait dire « petite eau », Nicolas ne voyait aucune raison de s’en priver au matin. En ouvrant l’œil, il sortait du lit pour boire une bière fraîche dans la cuisine, puis se recouchait, une vodka glacée en main, qu’il suçotait jusqu’à son complet réveil. Le désespoir n’avait plus le temps de s’installer ; il s’était juré de ne jamais lui laisser reprendre le pouvoir.

Décidément, il ne regrettait rien de l’époque où il était sobre, sinon l’énergie des premières heures de la journée. Le seul véritable ennemi de l’ivresse n’était ni la cirrhose, ni l’angoisse, ni le cancer, ni la gueule de bois, ni le chômage, ni les regards en biais : c’était la fatigue. Il avait du mal à surmonter, dès le lever, cette faiblesse dans tous ses membres ; il lui fallait attendre que la petite eau fasse un tour complet dans son organisme, que la chère molécule provoque des réactions en chaîne, et que le cerveau finisse par trouver une bonne raison de mettre le corps en marche. Ensuite, il y avait l’épreuve du miroir.

Le masque de Gredzinski était tombé et le vrai visage de l’Autre avait fini par apparaître. Il s’attendait à voir une tête de cafard ou les traits défigurés d’une créature de l’autre monde ; il n’y trouva que des cernes, des marbrures piquées de rouge, des paupières tombantes, une barbe qui pèle. C’était donc ça, la tête de son double ? Un air de ressemblance avec lui-même, mais un air triste, comme un grand frère bouffi dont les chairs se décomposaient déjà. L’Autre, si éloquent, si pétillant tant qu’il restait une créature de la nuit, avait, au petit jour, le regard malade de celui qui connaît déjà sa fin. Il allait mourir ivre mort, une bouteille à la main et l’oubli en tête ; c’était toujours mieux que mourir en priant n’importe quel Dieu qu’il y ait un rab. Si Nicolas avait, sans le savoir, toujours eu peur de la mort, pour l’Autre, c’était la promesse lointaine d’une délivrance. Que tout cela puisse s’arrêter un jour le rassurait. Et si la vie était une étoile filante traversant une sombre éternité, chacun avait le loisir de la faire briller à sa guise. Nicolas se souvenait encore des paroles de Loraine, du ton de sa voix, du petit éclat bleu dans le fond de sa rétine qui rendait tout ce qu’elle disait malicieux : vous avez de la chance, avec votre foie de bébé. Elle avait raison, cette mort annoncée pouvait encore attendre. On avait vu des alcooliques de haut vol boire leur espérance de vie, jusqu’au bout, sans en perdre une seule goutte.

Pourtant, ce matin-là, Nicolas était habité par un mauvais pressentiment. Une sale impression qui n’avait rien à voir avec le dernier relent d’une nuit lourde de rêves ou la première brume de son ébriété. Une menace indéfinissable qu’il tenta de chasser d’une goulée de vodka.

Il finissait toujours par se rendre au bureau, le petit théâtre de son quotidien l’amusait encore ; cette mascarade allait cesser bientôt, mais il préférait que la décision vienne d’en haut. En attendant, il repoussait les limites comme font les enfants pour mesurer l’étendue de leur pouvoir. Il se voyait aller trop loin, il les sentait, tous, se contenir à son approche.

— On n’attend plus que vous à la réunion du service artistique.

— Merci, Muriel.

Il fit un détour par son bureau, plongea directement dans le tiroir du bas pour s’assurer qu’il avait de quoi remplir sa flasque ; la bouteille de Wyborowa était à peine entamée. La fatigue s’était effacée dans un mouvement descendant, libérant d’abord la tête, puis les bras, et enfin les jambes. Il but une gorgée de vodka pour se préparer à la réunion du vendredi, traversa les couloirs avec une belle décontraction et entra dans l’atelier où tous l’attendaient autour d’une longue table sur tréteaux.

— Nicolas, tu as l’air fatigué, dit Cécile.

— Fatigué ? Tu es bien sûre que c’est le mot auquel tu penses ? Tu ne veux pas dire « dépressif », ou « bourré » ?

— …

— Peu importe, allons-y pour la séance de jérémiades, lequel commence ?

— …

— Je suis là pour ça, non ?

— Tu devrais peut-être te reposer, Nicolas. On a eu une pression pas possible ces dernières semaines.

— Qu’est-ce que vous connaissez de la pression, vous tous ? Toi, Valérie, tu passes le plus clair de la journée à tirer des lignes et choisir des typos, quand c’est pas l’ordinateur qui le fait à ta place. Toi, Jean-Jean, le drame de ta vie, c’est la disparition de ton Rotring, la dernière fois que je te l’ai emprunté, j’ai cru qu’on avait éventré ta petite sœur. Toi, Véro, tu mérites une mention spéciale pour ton vocabulaire à la con, tes vacances pour décompresser, tes breaks de déjeuner, tes debriefings autour de la machine à café. Et les charrettes de Cécile, en état de panique permanent, parce qu’elle n’est bonne qu’au deadline. Et Bernardo, infoutu de faire une division à deux chiffres sans son I.B.M.P.C., et Marie-Paule, la reine d’Internet, des fax et des téléphones portables, toujours prête à communiquer, qui ne sait plus dire que T’es où ? Je peux te rappeler ?

— …

— …

— …

— Tout ça serait supportable si vous ne passiez pas votre temps — mon temps ! — à vous plaindre. Vous êtes candidats pour crever à petit feu dans une usine et survivre trois semaines à votre retraite ? Vous voulez qu’on parle du chômage et son cortège de misères ?

— Qu’est-ce que c’est que ce procès ? dit Bernardo.

— Si tout le monde raisonnait comme ça ! ajouta Cécile.

— On ne vous demande pas de raisonner mais d’arrêter de vous écouter à longueur de journée. Ce n’est pas pour moi que je le dis, ce n’est même pas pour le boulot, même pas pour le secteur Com, même pas pour le Groupe. Après tout, on fait quoi, à l’année ? On habille de la marchandise, on donne des couleurs au profit, un petit logo par-ci, une plaquette par-là, tout le monde s’en fout mais ça nous fait vivre. Si je vous dis ça, c’est uniquement pour vous-mêmes, parce que si vous prenez tout ce qui se passe ici au premier degré, vous êtes mal barrés.

Il se leva, disparut dans les toilettes, s’enferma à double tour, rabattit la lunette et s’assit. Métal bleuté, faïence immaculée, halogène. Goulée de vodka. Soupir. Il aimait ces moments d’ultramoderne recueillement.

*

Le restaurant d’entreprise à l’heure de pointe ne proposait qu’une seule place libre, juste en face de Gredzinski. Il ne déjeunait plus avec les autres depuis des semaines. Autre effet paradoxal de l’alcoolisme, il était devenu exigeant sur les sujets de conversation. Tout bavardage en apparence banal devenait vite mortifère selon ses critères ; son barème de la médiocrité franchissait un seuil de tolérance quasi immédiat. Nicolas ne se sentait plus la force de faire des simagrées en attendant le dessert et décréta un beau jour qu’il s’ennuierait beaucoup moins seul.

L’après-midi s’écoula dans un calme qui aurait dû lui mettre la puce à l’oreille. Son pressentiment ne l’avait pas quitté de la journée.

— Allô, c’est Alissa, tu vas ?

— Quel bon vent ?

— Tu pourrais passer tout à l’heure chez mon boss ?

— Broaters en personne veut me voir ?

— Deux minutes, si tu as le temps, vers 17 h 30.

— Aujourd’hui ça tombe mal, dit-il pour en avoir le cœur net.

— Fais un effort.

— C’est une convocation, donc.

— Si tu veux le voir comme ça.

Après tout, ça ne pouvait plus durer. Son histoire commune avec le Groupe était arrivée à son terme. Tant mieux. Il avait d’autres territoires à parcourir, d’autres mondes à conquérir. Il se promit d’acheter, dès le lendemain, un billet d’avion pour la Nouvelle-Guinée, et dans moins d’une semaine il jouerait au cricket avec les autochtones. Il serait même le premier Occidental au monde à se faire accepter dans une équipe papoue. La vie lui imposerait ensuite de nouvelles gageures.

— C’est gentil d’avoir trouvé un moment, Nicolas. Les rumeurs ne sont que des rumeurs, mais il faut quand même s’en occuper, trouver leur origine. Vous avez eu un problème, ce matin, pendant votre briefing ?

— Les problèmes que vous avez tous les jours, Christian. Au fait, on s’appelle bien par nos prénoms, non ?

Surpris, Broaters répondit d’un léger signe de tête.

— Des témoignages me reviennent. Vous auriez des problèmes dans votre vie personnelle ? Vous avez eu un différend avec Lefébure ?

— C’est un con.

— Je vous en prie. C’est un collaborateur proche, que j’estime en tant qu’homme et en tant que professionnel.

— Vous voulez savoir si je bois ? C’est vrai.

— …

— Vodka. Une histoire d’amour.

— …

— …

— Vous comprendrez que nous ne pouvons plus vous garder. Votre comportement, les frictions dues à votre… état, excusez-moi d’être aussi cru. Vous êtes un homme intelligent, vous avez sans doute déjà compris.

— Ce n’est pas tant le fait que je boive qui vous inquiète, les résultats sont bien meilleurs depuis que j’ai pris la tête du service. J’ai arrangé beaucoup de bidons, je suis un allié précieux, et vous le savez. Le problème, c’est qu’il faut se défaire d’un homme qui n’a plus peur. Le Groupe ne peut pas admettre que l’on n’ait pas peur de quitter le Groupe. Même si elle est efficace, mon indépendance est insupportable. Vous êtes comme les dobermans, vous sentez la peur chez l’homme. Par exemple, là, tout de suite, dans ce bureau, vous sentez que je n’ai pas peur de vous, ni de vos décisions. Sous vos airs de gentleman, vous regardez les salariés avec un message très lisible dans vos yeux : ll fait froid dehors. Il fait froid hors du Groupe, et tout le monde peut se retrouver dehors du jour au lendemain, même un Bardane qui se croyait intouchable. Moi, je n’ai plus froid. Ce doit être la vodka, on en donnait aux soldats russes. Vous touchez combien par mois, Christian ?

— …

— 200 K.F. ? 220 ? Mettons 240, on ne va pas mégoter. C’est très en dessous de ce que je gagne en dormant. Ce n’est pas très glorieux, mais ça me donne le droit de ne pas trembler devant vous, ni de peur ni de froid. Je n’ai pas eu besoin de faire de hautes études, de me faire bizuter, je n’ai pas eu à prêter allégeance à une confrérie, ni à jouer les chiens de garde du profit, je n’ai pas eu à nouer et dénouer des alliances, ni à licencier ni à fricoter avec le pouvoir. J’ai juste eu une idée, une invention débile et sans le moindre intérêt, je l’ai concrétisée et mise en pratique en dix minutes. J’ai joué avec l’absurdité du système, comme vous le faites tous les jours, et le système me l’a bien rendu. Il m’a mis à l’abri de lui-même. Grâce à ça, il est fort vraisemblable que je mourrai dans l’opulence.

Ne comprenant pas un traître mot, Broaters se leva en direction de la porte pour être sûr que Nicolas quitte son bureau.

— … Il me reste encore beaucoup à faire aujourd’hui, il faut que je mérite ce salaire, hélas, bien inférieur à ce que vous imaginez. Je vais donc vous demander de sortir, monsieur Gredzinski.

— Pour mes indemnités, on fait comment ?

— …?

— Pour le principe.

— Voyez avec Alissa.

— Sans rancune, dit-il en tendant la main.

Broaters ne put faire autrement que la serrer. En quittant l’étage, Nicolas se demanda si le geste était fair-play ou minable. Il retourna dans son bureau et resta affalé dans son fauteuil un long moment. Curieusement, son sentiment de prémonition continuait à le poursuivre.

*

D’ordinaire le licencié quittait son bureau avec un petit carton rempli de ses effets personnels. Un ou deux dossiers, un pull, une photo des proches, un mug, un parapluie, une boîte à pharmacie. Nicolas ne trouva rien d’autre à emporter que sa collection complète de Trickpacks, une montre à gousset trouvée dans le couloir, et une carte postale que Jacot lui avait envoyée de Kauai. Lequel avait retrouvé sa robe d’avocat et ses plaidoiries depuis que les médecins l’avaient officiellement déclaré en état de rémission. Il avait retrouvé le goût de la lutte ; Nicolas pouvait s’éloigner la conscience tranquille.

Il quitta les lieux, la tête haute, non sans avoir vidé ce qui restait de la bouteille de Wyborowa dans sa flasque. Il était curieux de savoir comment on raconterait son histoire, plus tard, dans les couloirs du Groupe. Gredzinski ? Il s’était mis à boire après sa promotion, il arrivait toujours ivre, il se cachait aux chiottes pour picoler en douce, il a fini par se faire lourder. C’est tout ce qu’on retiendrait. Dieu que la mémoire collective était injuste. Dans le grand rush du soir, il prit l’ascenseur parmi ceux qui seraient là le lendemain. L’atrium s’ouvrit à lui, il le traversa, impérial. Son impatience d’en découdre avec le monde l’avait poussé à se jeter dehors et plus rien ne lui ferait faire machine arrière. Il passa devant le Nemrod. Il les savait là, devant leur apéritif. Quelque chose le poussa à leur dire au revoir. À mesure qu’il avançait vers eux, il les entendait se taire.

— Je venais vous dire au revoir.

Les filles prièrent pour que José ou Marcheschi prenne la parole mais aucun ne se décida.

— Je sais ce que vous pensez. Pourquoi vient-il boire avec nous puisqu’il est déjà soûl ?

— Non, on ne pense pas ça, dit Régine, les yeux tristes.

— Et pas de procès d’intention, s’il te plaît, ajouta José. Personne ne t’a jamais jugé à cette table.

— Asseyez-vous et prenez un verre avec nous, peu importe si c’est le premier ou le dernier.

Marcheschi joignit le geste à la parole, attrapa une chaise d’une table voisine, tout le monde se poussa pour faire une place à Nicolas. Arnaud fit un signe au serveur qui apporta une bière. La gêne s’estompa petit à petit, et la conversation reprit telle quelle.

— Il paraît que tous ceux qui travaillent sur le 4.99 vont avoir droit à un stage de perfectionnement, dit Régine.

— Où ?

— À Nîmes.

— Ça me dérange pas, j’adore la brandade de morue.

— Ça vient de Nîmes la brandade ?

Nicolas comprit que ces petits moments volatiles ne reviendraient plus. Désormais, il n’aurait plus les mêmes références, les mêmes préoccupations, les mêmes réflexes. Il allait devoir faire sa route seul, au milieu d’une foule d’anonymes. La vodka excluait toute autre compagnie.

— La semaine prochaine, je ne serai pas des vôtres, dit Marcheschi, je pars à Seattle.

— Pour un contrat ?

— Je signe un accord avec Slocombe & Partridge, je ne vais pas rentrer dans le détail, mais c’est énorme.

— Dans ce cas c’est vous qui offrez, dit Arnaud.

Marcheschi ne s’arrêterait pas là. Nicolas regretta d’être venu leur dire adieu.

— J’avais l’Europe, l’Afrique avec Exacom, l’Asie avec Kuala Lumpur, l’Océanie avec Camberoil, je viens de décrocher le dernier continent qui me manquait !

Il était trop tard pour partir, trop tard pour revenir en arrière, pour faire comme si Marcheschi n’avait rien dit.

— Marcheschi, vous n’êtes ni un ange ni un démon, vous n’êtes ni bon ni mauvais, ni brillant ni bête, ni séduisant ni vilain. Vous êtes dans la consternante moyenne de tous ceux qui cherchent à se singulariser. L’amour que vous vous portez a quelque chose d’attendrissant, une love story qui finit toujours bien. Vous n’avez pas de génie, mais consolez-vous, personne n’a de génie, nous avons presque tous réussi à l’admettre. Même la statue que vous érigez à votre effigie est loin d’être un chef-d’œuvre. Vous n’aurez jamais la classe naturelle d’un Cary Grant, l’humour d’un Billy Wilder, les tripes en acier d’un Lucky Luciano, la détermination d’une Marie Curie, vous n’aurez jamais le courage d’un…

Marcheschi ne prit pas même le temps d’encaisser jusqu’au bout, il se leva, attrapa Nicolas par les revers et lui décocha un coup de tête. Le choc frontal fit un bruit de plomb qui les surprit tous les deux ; avant même d’avoir réalisé, ils étaient à terre, emportant table et verres dans leur chute. Marcheschi tomba sur les épaules et resta quelques secondes sans réactions, le temps pour Nicolas de porter une main à son nez qui saignait sur sa chemise. Effrayé par tout ce rouge qui lui engluait les doigts, il fut pris d’une rage instinctive et martela de coups de poing le visage de Marcheschi. Pendant ces quelques secondes, il frappa avec un bonheur et une force surnaturels, comme s’il s’affranchissait soudain de toutes les peurs éprouvées depuis son enfance, et que la bête en lui régnait enfin sur le monde. Arnaud et José, au milieu des cris, tentèrent vainement de l’arrêter, et tous restèrent pétrifiés, incapables de réagir à une violence venue de si loin. Finalement, José réussit à le faire basculer à terre et Arnaud à relever Marcheschi. Tout aurait dû s’arrêter là, mais, oubliant sa propre peur, enragé à son tour par la vision de son sang, Marcheschi tomba de tout son poids sur Nicolas qui en eut le souffle coupé. Il l’empoigna par les cheveux, souleva sa tête et la cogna plusieurs fois contre le sol. Malgré les cris, tous entendirent les os du nez craquer, les arcades se fendre. Marcheschi s’arrêta de lui-même quand le visage de Gredzinski ne fut plus qu’une bouillie rougeâtre.

Et le silence se fit.

Gestes désordonnés d’Arnaud et de José, panique de Régine, serveurs et patron ne sachant que faire. Marcheschi se releva, s’adossa un instant à un mur et, négligeant le sang qui coulait encore de son nez, sécha ses larmes avec le mouchoir qu’on lui tendait. Nicolas n’était plus dans la salle.

Il était dans une cour de récréation, en plein soleil. Il gisait à terre, cassé en deux, sans avoir conscience de la douleur. Il n’était qu’humiliation. Ceux qui l’avaient tabassé l’entouraient et regardaient, à leurs pieds, ce petit bloc de honte qui n’osait plus se relever. Ce fut sans doute son baptême de la peur, elle s’était installée en lui et plus jamais ne serait chassée.

— Il faut appeler un médecin !

Marcheschi, suivi de Régine, sortit du café, chancelant. Le cercle des regards s’était reformé autour de Nicolas. Il refusa de voir un médecin.

— Tu saignes, il faut t’emmener à l’hôpital.

Il répéta ce qu’il venait de dire en haussant le ton et tous sortirent.

— José, si tu veux faire quelque chose d’utile, ramène-moi une vodka, un verre plein à ras bord.

— Mais…

— Vite, ou je vais être obligé de le faire moi-même.

Nicolas maintenait une serviette contre son visage. À jeun, il ne se serait sans doute jamais relevé d’une pareille raclée. Protégé par son ivresse, il restait conscient et résistait. Il avait envie de pleurer, de rire, de calmer l’entourage, de jouer les détachés, de rester digne. Il serait bien temps de souffrir demain. José lui tendit le verre de vodka qu’il but d’un trait lent, comme un médicament. C’en était un. Des douleurs sourdes, innombrables, lui parcouraient le corps. Il avait perdu l’usage de certains muscles et tenta malgré tout de se mettre debout. La petite eau, à peine descendue dans l’œsophage, lui rendit l’usage de ses membres. Il avait l’impression qu’elle avait remplacé le sang et tous les flux de son corps, des pieds à la tête. Bientôt, il éprouva cette sensation dont on parle, mais qu’on a peine à croire, celle d’être ailleurs, hors de ce corps de souffrance, loin de cette honte qui aurait dû faire saigner ses plaies intérieures.

Il était soûl.

— Tu ne veux vraiment pas que…

— Non.

Il se dirigea vers la sortie. Le parvis était vide et le Groupe s’était dissous. Il fit quelques pas jusqu’à la rambarde du parking, s’y agrippa un instant, et son visage meurtri chercha la brise de ce début d’été.

Il claudiqua jusqu’au kiosque à journaux. Chaque pas lui prenait des heures. Du sang coulait sur sa manche. Quelle pouvait être la prochaine étape ? L’entrée de l’immeuble, là-bas à gauche ? Non, il allait tenter le grand saut jusqu’à l’entrée de la passerelle, puis la descendre pour rejoindre la station de taxis. Aucun chauffeur ne lui ouvrirait sa porte, c’était couru d’avance. Il prendrait donc le métro, au pire il passerait pour le clochard qu’il était devenu : hirsute, maculé de sang, ivre mort, et chômeur. Il trouva la force de s’engager sur la passerelle et la descendit doucement, ses jambes lui obéirent. Le quai de Seine était désert, il était seul à y traîner sa carcasse, et c’était mieux ainsi.

À la réflexion, il n’était pas tout à fait seul sur cette passerelle.

Tout en bas, il aperçut une petite silhouette noire, immobile.

Qui attendait.

Le mauvais pressentiment, qui avait survécu à toutes les avanies du jour, se fit tout à coup plus aigu.

La silhouette, raide, figée, regardait vers lui. C’était loin d’être une illusion. Ses arcades défoncées ne lui brouillaient pas la vue, son cortex éclaté ne déréglait pas ses sens, le petit bonhomme l’attendait, droit comme un piquet, en bas de la passerelle. Une image encore lointaine mais déjà familière.

Il devina des traits sans oser les reconnaître.

Il aurait tellement préféré une hallucination, une créature maléfique remontée de ses pires cauchemars. Le petit bonhomme avait de petits yeux, de petites mains, et sans doute un petit cœur qui battait.

Le petit bonhomme était bel et bien quelqu’un, il avait le droit de se promener partout en ville. Alors que faisait-il en bas de cette passerelle, comme si le destin de celui qu’il attendait passait forcément par lui.

Arrivé à sa hauteur, Nicolas, humide de son sang, harassé, lui fit face.

— Qu’est-ce que vous voulez, Bardane ?

— …

Alain Bardane portait un costume sombre et une chemise blanche largement ouverte, sans cravate.

— Ça doit se voir sur ma gueule, dit Nicolas, je ne vais pas fort… Je fais encore un peu le malin parce que la vodka fait office d’anesthésiant mais bientôt… je…

— …

Comme il ne se décidait pas à rompre le silence, Nicolas voulut le contourner et passer son chemin, mais Bardane ne lui en laissa pas le temps et plongea la main dans la poche de sa veste.

— Restez où vous êtes.

Il ressortit sa main crispée sur un petit objet métallique et noir que Nicolas ne put identifier sur-le-champ. Et pour cause, c’était la première fois qu’il en voyait un de si près.

— C’est un revolver que vous tenez, là ?

— …

Un tout petit revolver pas plus réel qu’un jouet d’enfant. Pas de quoi avoir peur. Nicolas essaya de se maîtriser. L’alcool continuait d’alimenter le feu dans son crâne. Était-ce la lassitude ou ce voile trouble que tissait la vodka entre le réel et lui ? Il n’avait pas encore peur. Tout ça était impensable. Rien n’avait de sens.

— Je suis fatigué, dit-il. J’ai envie de disparaître. Qu’on ne me voie plus. Je veux sortir du décor. Laissez-moi passer et je vous promets que plus personne n’entendra parler de moi. Je vais prendre un avion pour un territoire impossible et ne jamais en revenir. Foutez-moi la paix.

— Les amis ont disparu les premiers. Je ne vais plus garder ma femme très longtemps. J’ai dû vendre tout ce qui pouvait se vendre. Le mot qui revient le plus souvent c’est « dépression ». Pour les médecins, « déchéance » ne veut pas dire grand-chose. « Dépression », si.

— Ils ont raison. Une dépression, ça se soigne.

— Je n’étais pas préparé à ce que tout s’arrête si vite. Les enfants pouvaient se débrouiller seuls, je me sentais dans la force de l’âge. Je n’ai jamais fait autre chose que travailler. Je suis de cette école-là. Je pouvais encore durer dix ou quinze ans. On m’a expliqué que je n’étais pas recyclable. La plupart des déchets le sont.

— Rangez ce revolver et allons en discuter quelque part.

— Au début, je pensais que c’était une question d’argent, de niveau de vie, mais ça n’a en fait que peu d’importance, je peux me passer de tout ça, mais je n’ai rien d’autre à vivre que mon travail. C’est sûrement ma faute.

— Rangez ce revolver.

Bardane se mit à sangloter. Nicolas sentit que les effets de la vodka se dissipaient et que bientôt il se retrouverait seul, plus terrifié que jamais.

— J’ai été viré, moi aussi. La place est vacante. Broaters peut vous reprendre.

Nicolas disait ça tout en reculant, Bardane s’en aperçut, hors de lui.

— Ne bougez pas, Gredzinski !

— Allez lui parler, il comprendra…

Nicolas fit un autre pas en arrière, puis un autre, puis un autre, sans pouvoir s’en empêcher.

— Ne bougez plus, j’ai dit !

Nicolas crut qu’il allait baisser le bras et pointer son jouet à terre.

Au lieu de ça, il entendit une détonation et son torse fut déporté sous l’impact.

Le souffle coupé, il porta une main à son cœur.

Tomba à terre.

Ses yeux se fermèrent d’eux-mêmes.

Il y avait sûrement une logique à tout ça, tout rentrait dans l’ordre. Il n’avait jamais eu aucun talent pour la vie. Petit, il regardait les autres vivre.

Quel dommage…

Tout aurait pu se jouer autrement.

Il lui aurait suffi de traverser cette passerelle, et tout de suite après, le monde.

Mais la nuit tombait, bien trop tôt pour la saison.

Sa joue contre le bitume.

La peur des peurs, la peur tant redoutée depuis toutes ces années… Ce n’était donc que ça ? Rien de plus ?

Dans quelques minutes, Nicolas Gredzinski n’allait plus avoir peur de rien, il avait devant lui une longue éternité pour se remettre de cette farce. Là-bas, il serait inaccessible, le petit coyote n’y était pas admis, ni les fâcheux d’aucune sorte.

Un liquide chaud qui suintait par le cœur lui coula jusque dans le cou.

C’était donc ça ? Rien de plus ? J’ai passé mon temps à avoir peur de… ça ?

Une fine nappe lui mouillait le menton et les lèvres.

Il allait connaître le goût de son sang avant de mourir.

La pointe de sa langue rencontra une goutte, à la commissure.

Chaud et piquant à la fois.

Oui, c’était chaud.

Mais pourquoi piquant…?

Pourquoi son sang était-il piquant ?

Ce n’était pas du sang.

Ce n’est pas du sang…

Il connaissait ce goût.

Je connais ce goût… C’est…

C’était bien ce qu’il pensait que c’était.

De la vodka…?

C’était bien de la vodka.

Son cœur suintait la vodka.

Le paradis ? L’enfer ? Quel était cet endroit où la vodka remplaçait le sang ?

Il passa en revue toutes les parties de son corps ; les bras, les jambes, les poumons, la tête, tout marchait. Au ralenti, cassé, brisé, désarticulé, mais tout marchait. Il pouvait même essayer d’ouvrir les yeux.

Il faisait clair.

La nuit était encore loin.

Il réussit à se lever et se retrouva au bas de la passerelle. Plus personne ne venait faire obstacle.

Il regarda sa poitrine et n’y trouva pas la moindre trace de sang. Il plongea la main dans la poche intérieure de sa veste et en ressortit sa flasque, ruisselante, percée d’un trou.

L’alcool tuait depuis toujours. Mais, parmi les millions de vies qu’il prenait, il lui arrivait, peut-être, d’en sauver une de temps à autre.

*

Il colla son front contre la vitrine du magasin en attendant qu’elle se retourne.

Elle finit par sortir et l’examina de pied en cap pour constater l’ampleur des dégâts.

— … Tu me manques, Loraine.

Elle ne dit rien d’alarmant. Rien de drôle non plus. Juste :

— On va chez moi.

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