Nu, les yeux mi-clos, Nicolas découvrit une salle de bains en faïence blanche et passa sous la douche pour se débarrasser, à contrecœur, de l’odeur de sexe qui imprégnait son corps entier. Ruisselant, il alla se blottir contre la belle endormie. Abandonnée, livrée au seul regard de Nicolas, Loraine gardait son mystère.
En sortant de chez Lynn, ils avaient cherché un adjectif pour qualifier leur état : ils étaient gris. Un superbe gris nuit, plus loup que chien, nuancé de bleu. Comme par enchantement, en longeant le bord de Seine, ils avaient vu un monstrueux vaisseau dériver lentement jusqu’à eux — l’hôtel Nikko, ils ne le surent que le lendemain — et l’avaient abordé avec une arrogance de pirates, prêts à mettre le bâtiment à feu et à sang à la moindre résistance. Nicolas s’enquit de ce qu’on trouvait dans le mini-bar avant même de demander une chambre ; ils montèrent les étages à pied, amusés à l’idée de réveiller ceux qui pensaient s’en tirer à bon compte à cette heure de la nuit.
— Champagne ? demanda-t-il, agenouillé, la tête dans le frigo.
— Champagne !
La suite fut une rencontre. La seconde fois que j’ai rencontré Loraine. De sa vie, il n’avait eu de gestes aussi lestes pour déshabiller une femme ; il la voulait nue le plus vite possible, et le plus étrange était qu’à chaque vêtement ôté il se sentait de plus en plus nu lui-même, comme débarrassé des oripeaux de la bienséance. Si elle le condamnait à ne rien savoir de sa vie, son corps, lui, devait lui être dévoilé dans l’instant ; elle ne fit rien pour s’y opposer. Au contraire, elle l’aida de ses rires, de quelques gestes qui facilitaient l’effeuillage en le rendant cent fois plus excitant. Ils restèrent un long moment, elle, entièrement nue, agenouillée à terre, et lui, costumé, cravaté, affalé dans un canapé. Tout en buvant, ils se lancèrent dans une conversation débridée sur l’étanchéité des classes moyennes, ce qui, contre toute attente, souligna un peu plus la charge érotique de la situation. Il prit ce moment comme un don de Loraine, consciente de donner si peu par ailleurs ; elle acceptait de montrer entièrement la part visible d’elle-même. Ce don décuplait son charme habituel, créait une complicité nouvelle, balayait les atermoiements de Nicolas et le réconciliait avec le fantôme de toutes celles qu’il n’avait pas su déshabiller. Hypnotisé par sa peau nue et ses replis secrets, il chercha à capter toutes les senteurs qui lui parvenaient d’elle, un mélange de Dior et de moiteur naturelle, de pigments et d’exhalaisons intimes. C’était cette même odeur, dévoyée par la sienne, corrompue par leurs étreintes, qu’il retrouva sous les draps en sortant de la douche. Si Loraine dormait encore, c’est qu’elle en avait décidé ainsi, il était donc inutile et maladroit de la réveiller pour lui rappeler que le jour s’était levé. Il trouva la force de se détacher d’elle, se rhabilla sans quitter des yeux son petit sac à main en cuir brun, et fut tenté d’y glisser la main pour y débusquer quelques certitudes : Loraine était-elle mariée ? Que diable faisait-elle avant d’aller traîner dans les bars ? Loraine s’appelait-elle Loraine ? Toutes choses devenues moins urgentes depuis qu’ils avaient fait l’amour.
Nicolas s’imaginait volontiers descendre cette journée en pente douce, le sourire aux lèvres, le cœur léger, en attendant la nuit et ses promesses ; il ne serait pas trop tôt pour vérifier s’ils étaient capables de la même fantaisie à jeun. Il pouvait désormais réintégrer le Groupe, prêt à envoyer balader tous les fâcheux tentés de lui rappeler que la vie est un challenge.
— M. Bardane veut vous voir d’urgence ! dit Muriel.
L’information semblait prioritaire. Nicolas n’y prêta aucune attention, prit son courrier, les journaux habituels, et s’installa à son bureau pour sa revue de presse. Il n’avait besoin de rien, ni bière, ni aspirine, ni délivrance. Sa bonne humeur suffisait. Une heure plus tard, Bardane frappa à sa porte :
— Vous pensez avoir marqué des points auprès de la D.G., n’est-ce pas ?
Pas besoin de répondre, encore moins d’écouter. Nicolas essaya de ne pas sourire en voyant son leurre à bière posé à un angle de son bureau, sous le nez de Bardane. Le prototype existait ; il avait désormais besoin d’un nom.
— Je sais repérer les ambitieux, j’ai joué à ça bien avant vous.
Une Baratte ?
C’est joli, ça, Baratte. Ça fait penser à « boîte », mais aussi à « baratin ». Ça collerait presque. C’est quoi au juste, une baratte ? Un truc qui sert à battre le lait pour en faire de la crème ? Il faudrait éviter la connotation lactée.
— Vous avez un problème avec la hiérarchie, Nicolas.
Une Piperine ?
Ça sonne bien, mais ça donnera quoi, en anglais ? Le leurre à bière a une vocation internationale, il faut chercher vers l’anglo-saxon.
— Celui qui veut tirer son épingle du jeu n’a qu’à aller tenter sa chance ailleurs.
Ça y est, j’ai trouvé !
Trickpack !
C’est parfait ! On a l’impression que le mot existe depuis toujours. Ça garde un côté gadget. Qui n’a pas son Trickpack ?
— Ne m’obligez pas à demander votre démission.
Bardane sortit sous le regard absent de Nicolas. Le leurre à bière était baptisé ! Il avait besoin d’un état civil séance tenante. Avant de quitter la tour, il passa un coup de fil à Alissa.
— Je vous rappelle, comme prévu, au sujet de votre proposition. C’est d’accord.
Institut national de la Propriété industrielle, 26 bis, rue de Saint-Pétersbourg. Le plus solennellement du monde, Nicolas entra dans le grand bâtiment gris et tourna un instant dans les couloirs avant de s’adresser à l’accueil où on lui remit un dossier de dépôt de brevet et une documentation qui indiquait la marche à suivre. Il s’installa dans une grande salle circulaire en forme de ruche avec un bureau dans chaque alvéole, quelques tables pour consulter et remplir les formulaires, de la lecture sur les murs pour tromper l’attente. Avant de pousser les portes de l’I.N.P.I., il avait fait une pause au café le plus proche, le temps de s’amuser de l’absurdité de sa démarche, de dissoudre une dernière inhibition dans un verre de cognac. Cette fois, l’éthanol ne l’aidait plus à surmonter une angoisse ou à lui rendre son libre arbitre, il lui donnait les moyens d’aller jusqu’au bout de sa fantaisie, de la rendre concrète, institutionnelle.
Il parcourut un premier document « Le Brevet : protéger son invention » où la notion même d’invention était expliquée : on ne dépose pas une idée mais son application. Il lut ensuite « Comment préparer le dépôt d’une demande de brevet » où était détaillé l’ensemble des démarches qu’il jugea trop complexes pour s’en acquitter seul ; on lui dit qu’il trouverait de l’aide au Bureau des Inventeurs.
Il fut tenté de rebrousser chemin. Le Bureau des Inventeurs ! Lui, une petite pièce de la grande machine, une fourmi ouvrière de la communauté, une pierre de la grande pyramide, un rien partie du tout, comment allait-il oser franchir la porte du Bureau des Inventeurs ? En longeant le couloir, il entendit les huées des hommes de science et de progrès qui avaient contribué au bien-être de l’humanité.
Un jeune employé le reçut pour lui donner des conseils pratiques et l’aiguiller dans la bonne direction.
— Votre invention est dans le domaine mécanique, chimique, électrique, électronique, informatique ?
Par élimination, Nicolas répondit : le premier. Le jeune homme ne lui demanda pas plus de détails et lui expliqua précisément comment constituer le dossier : remplir le formulaire du brevet, rédiger un descriptif précis de son invention, le faire superviser par un ingénieur de l’I.N.P.I. Rendez-vous fut pris pour le lendemain, le temps pour Nicolas de se débattre avec la formulation écrite de son invention. Il fut reçu vingt-quatre heures plus tard par Mme Zabel, qui lut son texte.
La présente invention propose un étui coulissant servant à recouvrir les boîtes métalliques de soda, de jus de fruit ou de bière, et pouvant servir de support à des textes, illustrations, incrustations. Il coulisse sur n’importe quelle boîte de soda standard de manière à cacher sa marque.
Le dispositif consiste, selon une première caractéristique, en un cylindre de diamètre intérieur légèrement supérieur au diamètre extérieur d’une boîte de soda standard, et d’une hauteur identique à celle du cylindre principal de façon qu’il puisse coulisser sur cette dernière.
Selon les modes particuliers de réalisation, il comportera en outre :
— Au-dessus du cylindre de base, une partie chanfreinée surmontée d’un col vertical de quelques millimètres, reproduisant à un diamètre légèrement supérieur le chanfrein et le col d’une boîte de soda. Dans ce cas, l’objet de cette invention adhérera à la boîte de soda par l’ajustement de ses dimensions et la souplesse du matériau utilisé.
— Dans sa partie inférieure, un chanfrein reproduisant à un diamètre légèrement supérieur le chanfrein inférieur d’une boîte de soda, ainsi qu’un fond plat ou concave.
— Dans sa partie supérieure, un chanfrein surmonté d’un léger col vertical reproduisant à un diamètre légèrement supérieur le chanfrein et le col d’une boîte de soda, et dans sa partie inférieure, un système permettant de le faire adhérer à la boîte de soda sur sa partie inférieure chanfreinée.
— Il peut plus généralement être constitué d’un cylindre correspondant à tout ou partie de la hauteur d’une boîte de soda, avec ou sans fond, de manière à coulisser sur cette dernière et à la recouvrir.
Au grand étonnement de Nicolas, Mme Zabel lui fit modifier peu de choses ; de quoi se sentir presque inventeur. Dans le formulaire de dépôt, il avait pourtant commis une erreur ; dans la case « Titre de l’Invention », il avait écrit « Trickpack ».
— Ce serait éventuellement le nom d’une marque déposée. Ici, nous avons besoin d’une dénomination objective.
Faute de mieux, il opta pour « Étui à boîte de soda », de peur de proposer « Leurre à bière ». Elle corrigea le plus sérieusement du monde, c’était la preuve irréfutable que le dossier était recevable. Elle pianota un instant sur son ordinateur pour faire apparaître les brevets qui risquaient de se rapprocher de celui de Nicolas et n’en trouva que deux.
— Passez à la documentation pour avoir plus de détails, a priori ça n’a pas grand-chose à voir.
Elle lui donna quelques pistes pour le mettre en contact avec des industriels susceptibles d’être intéressés par le brevet. À la documentation, Nicolas consulta deux registres qui décrivaient chacun une invention servant à faciliter l’ouverture et l’utilisation des canettes, rien de comparable à son « Étui à boîte de soda ». Il passa à l’enregistrement, paya ses 250 francs de redevance et quitta l’I.N.P.I. Il se sentait, enfin, inventeur.
— Paraît qu’il y a eu une panne de secteur dans la moitié des installations du cinquième étage de la tour centrale.
— Pas entendu parler, fit José. Vous avez été touché monsieur Marcheschi ?
— Si j’ai été touché ! Vous voulez vraiment le savoir ?
Personne ne s’avisa de lui dire non. Nicolas le vit prêt à se lancer dans un sketch sur ses incomparables mérites.
— La panne a eu lieu exactement entre 15 h 10 et 15 h 30. Vous le savez sûrement, il y a une loi contre laquelle on ne peut rien, on peut l’appeler loi de Murphy, loi de l’emmerdement maximal, loi de la tartine beurrée, bref, tout le monde connaît cette loi qui veut que le pire a quelque chose d’inexorable contre lequel on ne peut lutter. Figurez-vous que, depuis février, je suis sur le point de finaliser une négociation avec un groupe milanais, la Cartamaggiore. Mon interlocuteur dans cette affaire est le redoutable Franco Morelli que j’ai connu en Master of Business à Harvard. Il me donne la préférence du fait de nos études communes — l’esprit de corps, il n’y a que ça de vrai ! — mais il peut, au moindre accroc, s’adresser à la Ragendorf de Francfort qui lui fera des propositions au moins équivalentes aux miennes. Franco ne lâche sur aucun point de la négociation. C’est moi, en pire.
Rires polis, juste pour lui laisser le temps de reprendre son souffle.
— Nous avons besoin d’un premier document pour fixer les principaux termes, je l’invite au Plaza afin de rédiger cette lettre d’intention, il en réfère à son conseil d’administration et obtient son aval. Pendant deux mois, j’ai beaucoup de mal à obtenir des Italiens les éléments techniques complémentaires, mais les choses avancent, jusqu’à aujourd’hui… où j’ai besoin de revoir certains points de ce fameux document. Il est 15 h 10, j’allume mon ordinateur, ouvre le dossier, souligne les points qui m’intéressent. Je veux donner au texte un maximum de confort de lecture et, Dieu sait ce qui me passe par la tête, je change de police de caractères. Il ne me reste plus qu’à cliquer sur Enregistrer, et allez savoir pourquoi, je clique sur… Effacer.
— Non !
— Vous n’avez pas fait ça ?
Nicolas n’en croyait pas ses oreilles. Le récit de Marcheschi était-il, enfin, celui d’un échec ?
— Ça semble absurde, mais c’est la vérité, tout le texte a disparu ! Certains d’entre vous vont penser, à juste titre, que ce n’est pas une simple maladresse mais un acte manqué parfait, l’envie de me faire peur, la volonté de mettre en péril ces négociations, que sais-je encore. Je ne nie pas la part d’inconscient dans un tel geste, mais je m’arrête là dans l’analyse : le mal était fait.
— Vous aviez toujours la possibilité d’utiliser la fonction Annuler frappe et le texte réapparaissait, dit Arnaud. Vous ne pouviez pas ne pas le savoir.
— Je le savais, bien sûr, c’est là que la loi de Murphy entre en action. Quand je suis sur le point d’appuyer sur la touche en question, il est 15 h 10, et tout le réseau informatique est déconnecté dans mon secteur. Au cas où vous ne le sauriez pas, mon cher Arnaud, quand l’ordinateur se rallume, il est trop tard pour appuyer sur Annuler frappe.
— Vous n’aviez fait aucune copie ?
— Si, justement, et la loi de Murphy s’illustre parfaitement : j’avais une copie. Dégoulinant de sueur, je retourne tous les tiroirs et la retrouve, je me précipite à la S.E.N. sur le premier ordinateur venu, j’entre la disquette, et je vois s’afficher sur l’écran : Disque illisible. Voulez-vous l’initialiser ?
— Ça, c’est vraiment pas de bol, fait Régine.
— Comme vous dites.
— Et alors ?
— Et alors, je me voyais mal rappeler Morelli pour lui demander : Au fait, dans le cas de la suppression du droit préférentiel de souscription, qu’est-ce qu’on avait convenu à propos du maximum de titres réservés ? Il me prenait pour un incapable et rappelait la Ragendorf dans l’heure.
— Il y a une suite ?
Nicolas aurait donné beaucoup pour qu’il n’y en eût pas. Il aurait vu Marcheschi comme un être humain, trop humain et faillible, de quoi retrouver un peu d’estime à son égard. Au lieu de ça, Marcheschi laissa tomber un oui et le fit traîner assez longtemps pour rallumer les ardeurs.
— S’il me restait la plus petite chance de m’en sortir, il fallait la tenter. J’ouvre un nouveau dossier et reprends tous les points de la négociation un par un. Dans une telle urgence, ce qu’on appelle la mémoire devient brutalement un outil de précision dont on ne connaissait pas encore la puissance. Aujourd’hui, pour la première fois de ma vie, j’ai véritablement dialogué avec ma mémoire, je me suis adressé à elle, à haute voix, je l’ai questionnée, en douceur, comme un enfant qu’il faut apprivoiser. Si le secteur est valorisé à 10 % de la capitalisation financière du groupe, avec moins de 2 % après évaluation complémentaire des audits, l’augmentation de capital est de 32 % et les investisseurs externes : X est à 13 %, Y à 12 %, Z à 7,5 %. Si mon inconscient était à l’origine de cette catastrophe, c’est ce même inconscient qui est allé chercher les informations là où elles se trouvaient. Franco avait demandé… 22 %, alors que chez nous, le maximum légal est de 15. Avec l’alinéa 5 comme clause suspensive on obtient la majorité des 2/3, et un siège de plus. J’ai vécu cet étrange phénomène qui consiste à se promener dans un vieux hangar où sont stockées des milliards de fiches en essayant de retrouver les bonnes avec une lampe torche. Il le fallait, sinon le monde s’écroulait ; en tout cas, le mien. Je ne sais pas si je dois remercier Dieu, Sigmund Freud ou les quantités de poisson que j’ai avalées depuis l’enfance, mais le résultat de toute cette histoire est parti en e-mail à Milan, il y a un peu plus de deux heures maintenant. Franco m’a rappelé pour me dire que son boss semblait d’accord sur tout. Et me voilà, fidèle au poste, prêt à prendre un second pastis en votre compagnie.
Pour Nicolas, le pire était sans doute cette touche finale. Pourquoi Marcheschi éprouvait-il le besoin, chaque fois qu’il les gratifiait d’une chanson de geste sur ses propres exploits, de terminer par : Et me voilà, fidèle au poste, prêt à prendre un second pastis en votre compagnie. Après avoir sauvé le monde, il les honorait de sa présence, simples mortels qu’ils étaient, émerveillés par tant de brio et de modestie mêlés ?
Nicolas ne pouvait pas laisser faire ça.
— Pendant de longues années, Alexandre Soljenitsyne écrit des milliers de pages dans la hantise d’une arrestation. Pour économiser le papier et cacher ses textes au K.G.B., il travaille sur de petits carnets verts — le papier blanc lui est interdit — et fait tenir sur chaque page une soixantaine de lignes d’une calligraphie microscopique. Il a quarante-deux ans et un cancer des poumons quand on l’envoie au goulag. Pendant ses huit années de détention, il n’a plus de papier mais continue d’écrire… sans écrire. « Tout homme n’a pas idée de ses capacités, ni de celles de sa mémoire », dira-t-il plus tard. Pour apprendre à mémoriser, il compose des poèmes par série de vingt vers qu’il apprend par cœur, jour après jour. Il s’aide d’un chapelet de prière, dont chaque grain représente une certaine quantité de vers, que les gardiens consentent à lui laisser. Il retient ainsi 12 000 vers, et passe dix jours par mois à les répéter tous afin de faire de sa mémoire un outil de travail unique au monde. C’est avec cet outil, son courage, son talent, sa force de résistance qu’il peut enfin « écrire » de la prose, la garder en tête durant toute la durée de sa détention, pour la restituer, mot à mot, des années plus tard. Alexandre Soljenitsyne a connu les trois plus grands fléaux du siècle, la guerre, le camp, le cancer ; à plus de quatre-vingts ans, son insaisissable écriture manuscrite n’avait toujours pas changé.
Au lieu de lui serrer la main, Marcheschi lui adressa un petit hochement de tête en quittant la table. La journée était loin d’être terminée, Nicolas avait encore envie de boire à s’en brûler l’intérieur, mais pas ici, pas maintenant. Il savait bien où et avec qui.
Au nom de quoi devait-il se priver de Loraine et de ses regards bleus ? Un mal de crâne matinal ? Un coup de fatigue vers les 11 heures ? Il avait quarante ans, il était jeune, il était vieux, il avait de l’expérience et encore beaucoup à apprendre, tout commençait vraiment, il était encore trop tôt pour se priver de quoi que ce soit. À quoi lui servait cette sagesse qui, dès le réveil, le poussait dans le rang ? À quoi bon vivre si sa part d’exaltation n’était pas prioritaire sur tout le reste ? Le jour du Jugement dernier, Dieu lui pardonnerait tout sauf de n’avoir pas assez joui de ce don étrange qu’il avait fait aux humains. Avant l’aube, Nicolas ferait l’amour avec Loraine, et tant pis si, au réveil, la vie lui ferait si peur. Après tout, qui pouvait lui assurer que demain, le jour se lèverait à nouveau.
— Allô, Loraine ? Je dérange ?
— Au contraire, j’ai très envie d’un verre en compagnie d’un monsieur qui fera tout ce dont j’ai envie.
— Chez Lynn, dans vingt minutes ?
— Si on retournait plutôt dans cet hôtel ? Si l’envie nous prend d’échanger quelques caresses, il faudra être ultra-précis dans le descriptif de ce qu’on souhaite.
Sa requête n’attendait pas de réponse. Comment ne pas être d’accord avec le programme ? Il essaya de deviner ce qu’elle faisait à cet instant précis ; son imagination lui fit entendre tour à tour des pleurs d’enfant, les haut-parleurs d’une gare, le chuchotement d’une amie, les soupirs d’un homme. Nicolas, victime d’un étrange symptôme de mimétisme amoureux, avait fini par prendre lui aussi goût au secret ; une façon naïve de lui dire qu’ils étaient faits pour s’entendre. La nuit dernière, la joue sur l’oreiller, au plus fort de l’abandon, ils s’étaient amusés à spéculer sur l’identité de l’autre. Le jeu avait surgi de lui-même, dans une étreinte :
— Tu n’as pas des mains de chirurgien.
— Toi, tu ne mets pas le parfum d’une mère de famille.
— Tu n’as pas non plus des épaules de maître nageur.
— Tu ne t’habilles pas comme une institutrice.
— Tu n’as pas une pilosité de Latin.
— Tu ne fais pas l’amour comme une fille du Nord.
— Tu n’es pas Sherlock Holmes !
— Tu n’es pas Mata Hari !
Faute de mieux, il se contentait d’en faire un personnage qu’il modelait selon l’humeur. Il la voyait tantôt en mère de famille à la tête d’une tripotée de gosses qu’elle abandonnait vers 18 heures à un époux complaisant, afin d’aller étancher sa soif de solitude et de vin. Tantôt en mangeuse d’hommes, Paris regorgeait de ses amants, parfois des promeneurs des bords de Seine voyaient passer le corps d’un de ces malheureux. Tantôt en voisine de palier qui avait fait preuve d’une imagination sans bornes pour le lui cacher. Avec une fille pareille, tout était possible.
Moins d’une heure plus tard, affalés tous deux dans le lit devant les informations de C.N.N., elle s’était blottie dans le creux de son épaule, les yeux rivés sur un déploiement de forces armées dans un pays lointain. Avant la tombée de la nuit, Nicolas put contempler le corps de Loraine à la lumière naturelle. Légèrement plus rond que celui qu’il avait deviné la veille, ça n’était pas pour lui déplaire. Des fesses et des jambes à peine lourdes, des hanches biens courbes, des seins qui ondulaient au moindre mouvement. Des formes qui avaient la beauté brute des idoles africaines et qui déclenchaient les désirs instinctifs. Tout ce qu’il avait été incapable d’apprécier, la nuit dernière, pris de boisson, en proie aux inévitables désordres de la première fois. Habillée, Loraine était une citadine qui connaît les codes et les gestes. Nue, elle avait la robustesse des femmes de la terre. Quand Nicolas la serrait contre lui, il retrouvait des forces telluriques qui lui manquaient depuis toujours.
Elle éteignit le poste, il tira les rideaux, il était temps de laisser leurs corps faire vraiment connaissance et passer au tutoiement. Plus tard dans la nuit, ils commandèrent des tramezzinis en pagaille et une bouteille de vin.
— J’ai bu du château-talbot.
— Quelle année ?
— 82.
— Salaud ! C’est un chef-d’œuvre !
Entre deux bouchées, entre deux gorgées de chablis, entre deux images de télé privée de son, entre deux éclats de rire, ils firent l’amour. Bien plus tard, elle se glissa sous le drap, chercha la main de Nicolas pour la caler sur son sein gauche, et ferma les yeux. Son souffle se fit de plus en plus profond, de plus en plus espacé ; il la sentit s’éloigner.
Il savoura pleinement une dernière gorgée de vin, en silence, heureux. Il savait désormais ce qu’il recherchait dans l’ivresse, ce n’était pas l’ailleurs du troisième verre mais le présent du premier, s’y installer le plus longtemps possible. Il n’avait pas besoin de l’ivrognerie des grands soirs, celle qui déchaîne les passions et flirte avec l’absolu, hors du temps, hors de la vie elle-même. Sa griserie avait la tête dans les nuages mais les pieds sur terre. Il n’appelait pas l’oubli de toutes ses forces comme le commun des alcooliques, il désirait exactement l’inverse, se rapprocher de l’instant et se l’approprier, comme ce soir, dans ce lit, près du corps endormi de celle qui lui faisait battre le cœur. Il s’autorisait à vivre le présent sans se demander s’il était piégé, si on allait le lui faire payer plus tard. L’évidence lui apparaissait enfin, il se mit à rêver d’un lendemain où l’essentiel serait toujours présent à son réveil. S’il arrivait à capturer cette évidence, à en garder des bribes, il parviendrait peut-être à maintenir à distance son désarroi quotidien. Si seulement il pouvait retenir jusqu’au lendemain le message de sa douce euphorie…
Si seulement.
Une idée saugrenue lui traversa l’esprit, une idée trop simple. Sans y réfléchir à deux fois, sans dégager sa main gauche de la poitrine de Loraine, il saisit, sur la table de nuit, le papier à en-tête et le stylo à bille imprimé au nom de l’hôtel. Il écrivit ce qui lui passa par la tête, reposa le bloc, se colla contre Loraine, pressa son visage sur sa nuque, et s’endormit.
À son réveil, elle n’était plus là, il n’en fut pas étonné et chercha son odeur sur l’oreiller. Tout à coup, il releva la tête, tâtonna du côté de sa table de nuit pour saisir le bloc-notes, et déchiffra ce qu’il avait écrit la veille :
Prends ce que Loraine te donne sans chercher à en savoir plus.
Pense à cirer tes chaussures au moins une fois par mois.
Dans le dossier B, réutiliser l’idée de Cécile sur le projet I.B.M., la réorienter, et laisser croire aux commerciaux qu’ils avaient raison avant tout le monde.
À force d’écouter l’orage gronder sans se déclarer vraiment, tu vas gâcher ta vie à attendre un malheur qui n’arrivera jamais.
L’impression si juste d’avoir trouvé un ami.