THIERRY BLIN

Nadine s’inquiétait de l’insomnie de Thierry. Il prétexta n’importe quoi, et ce n’importe quoi sonnait bien mieux que la vérité. La vérité était, de loin, la chose la plus folle, la moins avouable, elle ressemblait à une mauvaise blague ou à une divagation échappée d’un demi-sommeil : j’ai rendez-vous demain matin pour une filature.

Une quoi ? Une filature ? Ça n’existe pas, les filatures, c’est bon pour une littérature à trois sous, un cliché de film américain, un fantasme de paranoïaque, mais ça n’existe pas dans la vie réelle. Vers les 4 heures du matin, Blin redescendit sur terre et retrouva sa petite peau d’artisan qui vivait dans un monde où l’on ne suit pas les gens dans la rue. Ce monde-là existait-il vraiment ? Des hommes et des femmes demandaient-ils à des Rodier de connaître les secrets d’autres hommes et d’autres femmes ? Il ne connaissait personne dans son entourage qui eût fait appel à un détective privé et n’avait jamais entendu un seul témoignage direct, pas même une anecdote. À 4 h 20, il se voyait comme la victime d’une farce où il s’était fourvoyé tout seul. Ne vous inquiétez pas, je serai là, avait dit Rodier ; c’était l’une des phrases les plus inquiétantes que Thierry eût jamais entendues. Il se colla contre le dos de Nadine pour effleurer sa nuque de ses lèvres et poser les mains sur ses hanches, et pourtant, aucun couple au monde n’avait été séparé par une telle distance. Nadine aurait pu lui pardonner d’avoir perdu ses économies au poker, couché avec sa meilleure amie, raillé ses photographies en public, mais comment lui pardonner de l’exclure à ce point de sa vie, de ses rêves qui devenaient réalité ?

— Tu te lèves…? Déjà ?

— Au lieu de tourner en rond, autant aller à la boutique, j’ai du boulot qui s’est accumulé.

— Embrasse-moi.

Ils échangèrent un baiser d’une tendresse inattendue. Durant ces quelques secondes, il faillit se recoucher près d’elle et oublier toute cette folie.

*

Le métro de 7 heures. Celui du silence, des bâillements, des yeux mi-clos. Le soleil se levait à peine quand il sortit de la station Saint-Germain, il avait dix minutes d’avance. Rodier était déjà là, dans sa petite Volkswagen bleue, garée en face du 70, rue de Rennes. Blin prit place sur le siège passager, ils se serrèrent la main en silence. L’habitacle était propre, bien rangé à l’avant, un peu plus en désordre sur la banquette arrière où s’entassaient magazines et paquets de biscuits entamés. Rodier portait les mêmes vêtements que la veille, un pantalon beige et une veste en cuir noir. Il arborait un sourire de prêtre, discret, rassurant.

— Il n’y a pas de café devant le 70. Nous allons devoir rester dans la voiture en attendant qu’il sorte.

— Qui ?

Rodier sortit de sa serviette en cuir râpé la photocopie d’un cliché où un jeune homme de moins de vingt ans souriait à l’objectif en tournant le dos à la mer.

— C’est la photo la plus récente qu’avaient ses parents. Il s’appelle Thomas et vit dans une chambre de bonne. Il ne va plus à ses cours et ne donne plus signe de vie. Ses parents sont persuadés qu’il est entré dans une secte, ou qu’il est homosexuel, ce qui pour eux semble être la même chose… Ils veulent savoir qui il fréquente, ce qu’il fait de ses journées.

— On est sûrs qu’il est là-haut ?

— Non. La surveillance commence officiellement à 7 h 30 et s’arrêtera à 10 heures s’il est clairement établi qu’il a passé la nuit ailleurs. Nous recommencerons demain après accord du père ; n’oubliez jamais que les horaires sont toujours à déterminer avec le client afin qu’il ne perde pas son argent et vous votre temps. Si, en revanche, nous le voyons sortir, nous le suivons, toute la journée au besoin, et peut-être une partie de la nuit. Je prends trois cents francs par heure de filature.

Thierry hésita à saisir son carnet de notes de peur de passer pour un stagiaire qui voudrait marquer des points. Rodier sortit un petit classeur carré contenant des C.D.

— J’aime plutôt la musique classique, ça aide. Je crois que c’est une bonne heure pour Vivaldi.

Le jour se levait en effet. Des petits vieux sortaient leur chien, on levait quelques rideaux de fer, les réverbères s’éteignirent et la lumière passa tout à coup du rouge au bleu. Blin chercha son regard dans le rétroviseur extérieur et y vit une tête de conspirateur, le cou dans les épaules. Depuis qu’il était assis dans cette voiture, il ne voyait plus les gens de la même manière, tous avaient quelque chose à cacher, à commencer par cette dame qui passait devant eux en traînant un Caddie bien avant l’ouverture des magasins. Le monde était-il le même, dix minutes plus tôt ?

— Comment suit-on quelqu’un ?

— C’est simple et très complexe à la fois, c’est comme tout, seule la pratique et une longue expérience nous en donnent les moyens. Quand j’ai commencé mes premières filatures, j’avais une peur bleue d’être repéré, j’avais malgré moi une tête de gendarme ou une tête de voleur. Aujourd’hui, tout ça est dépassionné, je pars travailler en traînant des pieds, et l’avantage, c’est que je ne ressemble plus à rien. Je suis devenu invisible, ou mieux, transparent, l’homme de la rue, le quidam, couleur muraille. Je ne suis personne. Si le type que je file entre dans un café, il m’arrive de prendre un demi au comptoir juste à côté de lui sans qu’il s’aperçoive de rien. On m’oublie parce que j’oublie moi-même ce que je suis en train de faire. Pour parvenir à ce détachement, il faut avoir baigné dans l’adrénaline, transpiré à grosses gouttes, raté mille affaires, perdu des centaines de gens dans le métro, et gaspillé un temps fou à patienter au mauvais endroit au mauvais moment.

— Le facteur instinctif revient souvent dans ce que j’ai lu sur la question.

— Ça dépend ce qu’on entend par « facteur instinctif » ; je peux juste dire que si j’ai filé une femme plusieurs jours de suite, je suis capable de déterminer, rien qu’à la façon dont elle marche dans la rue, si elle va chez son amant.

Blin s’arrêta sur cet exemple avec un certain bonheur et posa mille questions sur l’intuition, l’anticipation, toutes choses qui le passionnaient, quand Rodier le coupa tout à coup :

— J’ai repéré une sorte de fast-food, pas loin, le café doit être immonde, mais j’ai envie d’un truc chaud. Je vous prends quelque chose ?

— … Vous n’allez pas me laisser ici tout seul ? Laissez-moi y aller.

— J’ai besoin de me dégourdir un peu les jambes, et puis j’en ai pour moins de deux minutes.

— S’il sort juste à ce moment-là ?!

— Essayez d’improviser.

Rodier claqua la portière et tourna le coin de la rue. Salaud ! C’était d’un souffre-douleur dont il avait besoin pour égayer sa fin de parcours, tout devenait clair. Salaud de Rodier !

Blin était en planque pour la première fois de sa vie.

Comme il pouvait s’y attendre, il entendit le cliquetis du portail du 70.

Le concierge apparut, regarda alentour. Blin se tassa sur son siège, prit un air dégagé. L’homme rentra les poubelles. Rodier réapparut avec des gobelets.

— Voilà votre café, ils mettent des capsules de crème à part, et le sucre est dans ces petits bâtonnets.

— Ne me refaites plus ça !

— Nous ne sommes même pas sûrs qu’il soit là, dit-il en regardant vers le toit de l’immeuble. Sa chambre donne sur la rue mais aucune n’est éclairée, regardez vous-même.

Thierry colla son nez contre le pare-brise, le café à la main, l’œil scrutateur. Il ne vit rien de notable, mais ce geste lui procura une pointe de plaisir.

— Je me suis limité à trois cafés par jour, dit Rodier. J’ai toujours de l’eau dans mon coffre, je m’hydrate beaucoup. Si vous en faites autant, prenez soin de vérifier qu’il y a un endroit pas loin pour pisser. Ça a l’air bête, comme ça, mais notez.

— S’il sort, on le suit tous les deux ?

— Pourquoi pas ? Quel luxe ! Deux fileurs pour le prix d’un.

— Arrêtez de plaisanter et dites-moi ce qu’on fait s’il se montre.

— Aucun stress à avoir sur une affaire pareille. Tenez, si ça peut vous rassurer, on va passer un coup de fil chez lui.

— …?

Il sortit un téléphone portable, composa le numéro, laissa sonner tout en tournant son café. Blin essaya de tendre l’oreille.

— Répondeur.

— Il aurait forcément répondu s’il avait été là, avança Thierry.

— S’il est dépressif, comme le craignent ses parents, il a pu prendre des anxiolytiques ou des somnifères au milieu de la nuit.

— Dans ce cas, il peut aussi bien rester au lit toute la journée, dans le coltar.

— Possible. De toute façon, on arrête tout à 10 heures comme prévu. D’ici là on a le temps de faire connaissance sur fond de Schubert.

Le jour s’était lentement imposé. Blin avait mille questions mais préféra les repousser ; inutile d’engranger un matériau brut, sans application réelle, ce moment d’attente silencieuse disait déjà tant de choses. L’appréhension avait fait place à une terrible curiosité, Blin avait hâte de voir le gosse passer cette porte. Il venait de perdre toute distance face aux événements, sa place n’était pas ailleurs, sous des cieux plus raisonnables, mais bel et bien ici, dans cette voiture, à attendre un type qu’il ne connaissait pas aux côtés d’un type qu’il ne connaissait pas. Tout lui paraissait de moins en moins bizarre et gagnait en réel.

— Vous avez des tickets de métro sur vous, Thierry ?

Rodier lui conseilla d’en acheter pour les jours à venir et en profita pour ouvrir le chapitre des transports. La moitié de ses filatures, à Paris, se faisaient dans le métro. Le scooter était pratique pour suivre une voiture en ville mais se faisait vite repérer en grande banlieue ou en province ; la voiture devenait alors indispensable. Trop occupé à retenir la leçon, Thierry ne put remarquer la soudaine fixité du regard de Rodier qui demanda :

— C’est lui ?

— Où ça…? Qui…?

Pendant une seconde d’inattention, Blin n’avait pas entendu le déclic de la porte cochère. Une silhouette était apparue sur le trottoir.

— C’est lui ou pas ? insista Rodier, comme s’il laissait Blin prendre la décision.

Paniqué, Thierry saisit la photo. Rodier, déjà sorti de voiture, attendait dehors. De dos, ce pouvait être lui : la couleur des cheveux, la coupe, la silhouette. Un sac sur l’épaule, une écharpe autour du cou, comme en plein hiver, un jean, des chaussures de marche, le style de l’adolescent sur la photo.

— C’est lui ! dit Thierry, comme s’il rendait un verdict.

— Il faut suivre ses intuitions, on y va.

Blin, dépassé, le vit trottiner en direction du jeune homme qui descendait la rue de Rennes, et suivit le mouvement au pas de course.

— … Qu’est-ce que je fais, moi ? demanda Thierry, pris de vitesse.

— Continuez sur le même trottoir que lui, je traverse, restez un peu en retrait par rapport à moi.

Il obéit, sans rien savoir de la distance à respecter, des attitudes à prendre. Rodier marchait avec la nonchalance du touriste curieux des vieilles pierres pendant que Blin mesurait chaque pas, rasait les murs, les bras plaqués au corps et le regard tellement ailleurs qu’il ne s’arrêtait sur rien. Ses yeux cherchèrent en vain ceux de Rodier puis se fixèrent sur la silhouette du gosse qui tourna à gauche dans le boulevard Saint-Germain. Tout en le suivant, des pensées étranges lui traversaient l’esprit ; il imaginait le jeune homme en plein psychodrame familial, sa mère en larmes, son père qui haussait la voix : on ne te reconnaît plus ! Il le voyait ivre mort, la nuit, hurlant sa liberté à la face du monde : je ferai ce que je veux de ma vie ! Le plus incroyable, pour Blin, était cette sensation de lire clairement dans l’âme de celui qu’il pistait à travers les rues de Paris, sans même avoir besoin de le regarder en face ; sa démarche suffisait, l’étrange fixité de sa trajectoire était celle d’un môme déboussolé qui traversait la vie dans un flux cotonneux. Deux heures plus tôt, Blin ne pouvait soupçonner son existence, encore moins son drame ; désormais il en savait peut-être plus sur Thomas que Thomas lui-même. Lequel, pour profiter des dernières secondes de feu rouge, traversa le boulevard Saint-Germain à la hâte. Le trafic coupa la route des deux acolytes qui se retrouvèrent côte à côte et s’ignorèrent un moment en voyant leur proie descendre la rue des Saint-Pères.

— On a l’impression qu’il va vers la fac de médecine, dit Rodier. Ses parents m’ont pourtant dit qu’il faisait une école de commerce en banlieue…

Thierry prenait son rôle très au sérieux, ne répondit rien mais rejoignit Thomas à grandes enjambées pour se stabiliser à quinze pas derrière lui. Rodier avait raison, le gosse se dirigeait droit vers la gigantesque porte en fer forgé de la faculté de médecine. Après tout, c’était l’heure des cours, et Thomas, son petit sac sur l’épaule, avait tout à fait l’allure d’un futur toubib. Thierry dut l’admettre : ce qu’il prenait pour une apparente lenteur de dépressif n’était peut-être qu’une immersion complète dans un T.D. de traumatologie. Il cessa net toute spéculation sur la vie de Thomas, se concentra sur sa filature, chercha à réduire un peu plus la distance mais dut pourtant ralentir en passant l’entrée de la faculté où s’engouffraient quantité d’étudiants, vingt ans plus jeunes que lui. De quoi avaient-ils l’air, Rodier et lui, au milieu du va-et-vient du hall ? De bizarres ? De vieux pervers ? Rien de bien honnête, en tout cas. D’ailleurs, ils ne l’étaient pas. Thomas se dirigea vers le coin cafétéria et glissa une pièce dans un distributeur. Une pause qui les arrangeait bien.

— Alors, c’est lui ou pas ? demanda à nouveau Rodier.

Ça ne pouvait pas ne pas être lui…

À moins que…

Thierry ne savait plus lequel de ses scénarios était le bon. Ils s’installèrent à une table où deux filles comparaient leurs cours sans se soucier d’eux. Rodier regarda à nouveau la photo, Blin en fit autant, ils avaient beau avoir le jeune homme sous leur nez, détendu, un café à la main, ils étaient bien incapables de dire s’ils tenaient le bon. Rodier s’impatientait, le poing serré et la semelle nerveuse. Thomas ou pas Thomas ? Futur cadre harcelé par ses parents, ou futur toubib impatient de franchir les étapes jusqu’au serment d’Hippocrate ? Il jeta son gobelet et se dirigea manifestement vers une salle de cours. Pour la première fois, Blin vit rougir les joues de Rodier.

— Thierry, oubliez ce que je vais faire, dit-il avec un grand calme apparent.

Il se retourna vers la coupole et hurla :

— THOMMMAAAAAS !

Les murs du hall vibrèrent, le cri de Rodier revint en écho, des dizaines de silhouettes se retournèrent vers eux. Excepté celle du gosse qui sortit tranquillement de leur champ de vision pour entrer dans un amphi.

— Comme ça, on en a le cœur net, fit Rodier, soulagé.

*

Il voulut repasser au 70 rue de Rennes pour fouiner du côté des chambres de bonnes et pria Blin de rester en bas pour d’évidentes raisons de discrétion. En revanche, il lui demanda de composer le numéro de Thomas afin qu’il puisse repérer la bonne porte grâce à la sonnerie. Thierry appela plusieurs fois de suite, Rodier ressortit assez vite, parlementa un instant avec le concierge avant de remonter en voiture.

— Il n’a sûrement pas passé la nuit ici, inutile de perdre notre temps, on rentre à l’agence.

— Je suis désolé pour tout à l’heure, pendant une seconde j’ai vraiment cru que c’était lui.

— Vous n’y êtes pour rien, j’avais un doute, et vous aviez peut-être une certitude. Maintenant, vous en savez plus sur le « facteur instinctif ».

Jusqu’au bureau, ils parlèrent de choses et d’autres, Blin relâcha la pression accumulée depuis le matin. Quelque chose s’était passé, un événement impensable qu’il pouvait désormais considérer comme sa première filature, même si elle s’était terminée dans une impasse. Il se sentit débarrassé de sa virginité, prêt à connaître des milliers d’autres expériences. Chemin faisant, il demanda quelles étaient les modalités d’usage avec le client quand rien ne s’était passé, comme ce matin.

— Dans ces cas-là, il faut « rendre compte », facturer les trois heures, et convenir d’un jour pour reprendre l’enquête. Thomas nous attendra bien jusqu’au week-end.

Dans le bureau principal de l’agence, Blin s’installa dans le fauteuil du client et regarda Rodier relever ses messages, consulter ses fax, tout en préparant du café.

— Voilà le moment que je préfère, dit-il, faire le planning, peinard, dans mon bureau. Tout ce que je détestais il y a vingt ans. Aujourd’hui, je ferais un excellent bureaucrate, heureux de quitter son sous-main pour rejoindre ses pantoufles.

— Vous savez toujours la veille ce que vous allez faire le lendemain ?

— Plus ou moins. Au cas où l’affaire de Thomas était repoussée, j’avais prévu de taper un rapport et, cet après-midi, de m’occuper d’une autre affaire. Un type se plaint de payer une pension faramineuse à son ex-femme, il la soupçonne d’avoir retrouvé un emploi non déclaré. Si je parviens à établir qu’elle travaille, il aura la révision du montant, il pourrait même se défaire une bonne fois pour toutes de cette pension qui semble l’obséder. À dire vrai, j’hésite encore.

— Pourquoi ?

— J’ai l’impression que ce gars-là ne m’a pas dit la moitié de ce qu’il me serait utile de savoir. On ira jeter un œil quand même.

— En attendant, je fais quoi ?

— Je vais vous montrer comment se présente un rapport, vous pourrez farfouiller dans de vieux dossiers pendant que je taperai.

Son capital de sympathie pour Rodier augmentait d’heure en heure. Blin trouvait beaucoup de charme à son phrasé un peu maniéré qui lui donnait un côté canaille en col blanc. Il ne s’expliquait pas comment Rodier pouvait garder son calme devant la fébrilité des clients. Comment faire pour composer avec le drame de l’autre, ses inquiétudes, ses préoccupations, sans sombrer soi-même dans la déprime ou le cynisme, et garder la bonne humeur d’un Rodier ? Pendant qu’il répondait à un coup de fil, Blin se promena dans la pièce, regarda par la fenêtre ; des enfants jouaient dans une courette, bruyants. L’idée d’appeler le répondeur de la boutique lui traversa l’esprit mais rien ne pressait. L’insomnie de la nuit était déjà oubliée et quelque chose lui dit que, ce soir, il serait bien trop épuisé pour en subir une autre.

— Changement de programme, fit Rodier en raccrochant, on a un petit job en voiture.

Et de saisir son blouson sans en dire plus, déjà sur le palier, clé en main. Si l’enthousiasme lui faisait défaut, ses réflexes ne s’étaient pas émoussés. En le suivant dans la cage d’escalier, Blin essaya de l’imaginer à ses débuts.

— C’est une dame que j’ai eue au téléphone dimanche dernier. Elle vit à Rambouillet avec son mari, V.R.P. à la retraite depuis six mois. Elle se demande ce qu’il fait deux après-midi entières par semaine à Paris. Il vient juste de quitter la maison pour se rendre à sa caisse de retraite et ne rentrera que dans la soirée.

— On fait quoi ?

— On y va et on l’attend, c’est à deux pas d’ici.

En moins de dix minutes, ils étaient sur place, rue de Berne, dans le VIIIe arrondissement. Rodier ralentit en passant devant l’immeuble et chercha une place.

— On a tout le temps, dit-il, un retraité, ça prend soin de sa bagnole et ça ne se gare jamais en double file.

— Et s’il ne vient pas ?

— C’est que les doutes de sa femme sont sûrement justifiés. Il faudra qu’on prenne rendez-vous pour commencer une filature à partir de chez eux.

Rodier gara la voiture à une dizaine de mètres de l’entrée de la caisse de retraite, le jeu de patience allait reprendre, mais cette fois en plein soleil, pendant le rush du déjeuner ; même si leur présence lui semblait moins suspecte que ce matin, Blin se demanda encore à quoi pouvaient ressembler deux types dans une voiture à l’arrêt. Il ne trouva qu’une réponse : des détectives en planque.

— Si je suis un élève attentif, plein de bonne volonté, en combien de temps pensez-vous que je sois capable de me débrouiller seul ?

— Comment répondre à ça ? Tout dépend de votre degré d’émotivité et de votre résistance au stress.

— Aucune idée…

— Disons qu’en un an vous pouvez assimiler jusqu’à 60 ou 70 % de ce qu’il faut savoir dans ce métier. Le chemin est plus long pour atteindre les 90. Je dirais personnellement, cinq ans.

Jamais Blin n’avait posé de question plus vague, jamais on ne lui avait fourni de réponse plus précise. Il lui était difficile de s’imaginer voler de ses propres ailes en une petite année, et pourtant, une certitude se dessinait : il se sentait bon élève, et s’il devait changer ses plans en cours de route, une seule chose ne s’émousserait jamais : la folle envie d’exercer.

— D’une certaine manière vous avez de la chance d’être tombé sur moi. Mes collègues les plus aguerris ont le goût du secret et ne délèguent que les affairent bénignes. Si vous êtes prêt à jouer le jeu, je ne vous cacherai rien, et vous progresserez plus vite qu’un autre. Il ne s’agit pas d’être doué ni d’avoir un sixième sens, personne au monde n’est né pour découvrir les secrets d’un inconnu. Il suffit, comme partout ailleurs, d’être attentif et d’y trouver un intérêt personnel. Je ne vous demande pas d’où vient le vôtre, ça ne me regarde pas.

Une manière élégante de ne pas s’exposer au même genre de questions.

— Un petit sandwich ? proposa-t-il.

— Vous ne me ferez pas le coup deux fois, je vais faire les courses.

— Prenez-moi quelque chose au jambon, cru s’il y a, avec une bière.

Thierry en profita pour passer un coup de fil à Nadine au cas où elle aurait cherché à le joindre, ce qui n’avait pas manqué. Il prétexta divers déplacements chez des fournisseurs et lui demanda de ne pas l’attendre pour dîner. Avant de raccrocher, il ne put s’empêcher de lui dire « je t’aime, toi » quand un « je t’embrasse » aurait suffi. La perspective de se séparer d’elle, ou plutôt de la pousser à se séparer de lui, le rendait sentimental.

— On ne fait plus de bons sandwichs nulle part, c’est quand même un comble pour une ville de plusieurs millions d’habitants ! Vous ne trouvez que du pain au Téflon, sous Cellophane, avec du jambon détrempé, une misère. Vous savez, Thierry, ce sont aussi des petites choses comme ça qui me poussent à m’exiler à la campagne. Je suis trop vieux pour les filatures, je suis trop vieux pour bouffer n’importe quoi et, pire encore, je suis trop vieux pour m’indigner que plus rien ne soit comme avant.

Thierry mâchouillait, l’air sceptique :

— Ne me dites pas que ce boulot ne vous apporte plus rien, même pas un petit frisson de temps en temps ?

Rodier se donna le temps de la réflexion. Il voulait venir en aide au candidat en lui donnant ses propres points de repère sans lui fourguer son expérience.

— Frisson, excitation, exaltation, nous ne sommes pas dans ce registre-là. Il est toujours agréable d’avoir la confirmation qu’on ne s’est pas trompé, que notre intuition nous a fait aboutir plus vite. Mais pour trois minutes de gratification, combien d’heures d’emmerdement, le cul dans une voiture !

Cette lassitude que Rodier aimait souligner paraissait impensable à Thierry Blin. Si l’érosion guettait tout type d’activité humaine, combien de milliers d’enquêtes fallait-il avant d’éprouver un sentiment d’usure ?

Tout à coup, le 78 d’une plaque d’immatriculation accrocha le regard de Thierry.

— C’est bien une Datsun grise qu’il conduit, notre retraité ?

— Un bon point pour vous.

Comme pour contredire Rodier, l’homme gara sa voiture en plein sur le bateau, face à l’entrée de la Caisse, et claqua sa portière sans la fermer à clé.

— Un nerveux, fit Rodier.

— C’est le macaron d’une carte d’invalidité sur son pare-brise ?

— Il doit penser que ça lui donne tous les droits. Ça ne va pas nous empêcher de finir notre sandwich.

Sans doute, mais plus question de bavarder gentiment. D’un geste réflexe, Blin ferma rapidement sa fenêtre. Bruno Lemarrecq était arrivé là où les deux autres l’attendaient, tout ça ne devait rien au hasard. Comment pouvait-il imaginer que deux types mâchant des sandwichs épiaient du coin de l’œil la sortie de sa caisse de retraite ?

— Après notre échec de ce matin, je ne suis pas mécontent de le voir, dit Rodier.

Blin ressentit toute l’indécence liée au seul fait d’être présent dans cette voiture, en espérant secrètement que Bruno Lemarrecq ait quelque chose à cacher.

— Il vendait quoi, avant ?

— Des ballons d’eau chaude.

Ils eurent le temps de nettoyer les miettes, de jeter leurs emballages dans une poubelle, de regretter un café, et Bruno Lemarrecq ressortit pour s’engouffrer dans sa voiture.

— C’est déjà difficile de suivre un copain en voiture, dit Blin, mais si en plus c’est à l’insu du conducteur…

— En voiture, ce sont les cinq premières et les cinq dernières minutes les plus pénibles. Le reste du temps, j’essaie de laisser une troisième voiture intercalée entre la sienne et la mienne. À moins que le type n’ait de très sérieuses raisons d’être paranoïaque, il n’y voit que du feu.

Lemarrecq rejoignit une artère et ne la quitta plus pendant un bon kilomètre ; Rodier laissa une Toyota rouge les dépasser et leur servir d’écran. Blin regardait partout ailleurs que dans la direction de la Datsun, comme s’il avait peur de croiser le regard du type dans son rétroviseur, ce qui fit sourire Rodier. La Toyota bifurqua vers la droite et la voiture de Lemarrecq se trouva à nouveau en ligne de mire.

— Jusqu’à présent, c’est la direction de Rambouillet.

— Et s’il rentre chez lui, on fait quoi ?

— On suit. Il a peut-être des habitudes dans son quartier, c’est fréquent. Vous connaissez le fameux cas de « l’adultère du mari sur le mur mitoyen ».

— …?

— Il y a encore peu de temps, l’adultère de la femme pouvait être reconnu n’importe où, mais celui du mari n’était pénalement répréhensible que s’il avait lieu dans le domicile conjugal. Une affaire a fait jurisprudence, celle du type qui n’a rien trouvé de mieux que se taper sa voisine sur le mur qui séparait leurs jardins. Toute la question était de savoir s’il y avait adultère ou pas.

Rodier s’interrompit, freina d’un coup sec en voyant la Datsun s’arrêter à un feu, et rangea la voiture derrière une camionnette qui stationnait en double file, cinquante mètres plus haut.

— Même s’il ne se doute de rien, et quoi qu’il arrive, moins il nous voit, mieux c’est. Faites-en un réflexe. Si la route est dégagée comme aujourd’hui, inutile de lui coller au train, cherchez plutôt les petites encoignures où vous poster pour attendre.

Le feu passa au vert, Rodier déboîta, suivit à nouveau la Datsun en gardant ces cinquante mètres de distance, et conclut son exposé comme si de rien n’était.

— Heureusement, la suite a donné tort au mari.

— Heureusement pour l’égalité des sexes ?

— Non, pour un brave type comme moi qui, du coup, a gagné quantité de clientes.

Blin, toujours hypnotisé par la lunette arrière de la Datsun, sourit pour lui faire plaisir.

— Quand vous suivez une voiture, cherchez l’angle mort, mettez-vous de trois quarts autant que faire se peut. Si vous savez où il va, il est parfois utile de le précéder.

La Datsun longeait les quais de Seine en direction de la banlieue Ouest.

— Pour l’instant, c’est toujours le chemin de la maison, dit Rodier. S’il prend la rue Mirabeau, c’est qu’il cherche le périphérique, et nous serons bons pour un petit bout d’autoroute. Il avait pourtant dit à sa femme qu’il ne rentrait qu’en fin d’après-midi…

De peur de troubler la concentration de Rodier, Blin n’osait plus ouvrir la bouche, même pour énoncer une banalité. Souple, invisible, sa voiture elle-même n’accrochait pas le regard. Lemarrecq mit son clignotant et bifurqua, pont de Garigliano, en direction opposée au périphérique.

— Ça commence à devenir intéressant, dit Rodier, toujours calme, mais beaucoup plus intrigué.

Blin imagina Lemarrecq sur les routes de France, sa voiture pleine de catalogues de ballons d’eau chaude. Des chambres à 200 francs, des stations-service, des menus de base remboursés sur notes de frais, des clients pressés, des collègues fatigués et, parfois, une femme entre deux âges qui s’ennuie au coin du bar de l’hôtel deux étoiles. Depuis qu’il était à la retraite, tout ça lui manquait, évidemment, et sa femme ne pouvait pas comprendre, elle avait toujours été une sédentaire. Il n’était pas si vieux, après tout, il pouvait encore plaire.

— Et s’il allait chez des copains jouer sa retraite au poker ? demanda Thierry.

— Pourquoi pas. Pour moi ça ne change rien. On me demande ce qu’il fait, je rends compte de ce qu’il fait.

La Datsun s’engagea dans le dédale de ruelles d’un quartier résidentiel du XVe ; plus question de la suivre de trois quarts. Rodier lui laissa plus d’une centaine de mètres d’avance, quitte à la laisser tourner bien loin devant.

— S’il dilapidait l’argent du ménage, ou s’il avait une maîtresse, sa femme pourrait se servir de vos informations devant un tribunal ?

— En théorie non. Mais imaginez un juge qui en est à son vingt-huitième divorce de la journée ; il a faim, il bâille, il veut téléphoner. Si l’avocat de la plaignante lui soumet une photo du mari qui embrasse une donzelle à pleine bouche, ça risque de porter un coup définitif au dossier, vous ne croyez pas ?

La Datsun s’arrêta brutalement, Lemarrecq venait de trouver une place miraculeuse.

— Et merde, merde, merde, et merde ! dit Rodier.

Il oublia la présence de Blin et agit comme s’il était seul. Il abandonna sa voiture en travers d’une entrée de garage, se rua vers le coffre sans perdre Lemarrecq de vue, saisit un appareil photo au téléobjectif déjà vissé, se cacha derrière un 4/4 pour photographier l’homme qui continuait son chemin sans se douter de rien. Rodier se débarrassa de l’appareil dans les mains de Thierry.

— Pourquoi prendre une photo d’un type seul dans une rue…?

— Pour prouver qu’il était dans la rue François-Coppée à 13 h 10, et que j’y étais aussi par la même occasion. Vous n’avez jamais entendu parler de l’obligation de moyens ?

Lemarrecq venait de bifurquer, Rodier planta là son stagiaire pour reprendre la filature. Blin, le cœur battant, rangea l’appareil, tourna le coin de rue au pas de course, et vit Lemarrecq composer un digicode puis disparaître sous une porte cochère que Rodier bloqua in extremis pour pénétrer, seul, dans l’immeuble, un instant plus tard.

Thierry épongea quelques gouttes de sueur et reprit son souffle en respirant par le ventre. Il ferma un instant les yeux, soupira un grand coup, le temps d’évacuer un reste d’adrénaline qui brûlait encore dans tous ses membres. Il se souviendrait sans doute à jamais de cet instant-là, de ce coup d’accélérateur qu’il venait de donner à sa vie entière. Allait-il se forcer encore longtemps à fabriquer des cadres en bois quand la minute qu’il venait de vivre avait été bien plus intense que les cinq dernières années passées dans sa boutique ? Il avait l’impression d’avoir accompli quelque chose, de s’être surpassé, même s’il n’était resté que spectateur, même s’il avait eu peur comme un gosse qui n’a pas l’habitude des mauvais coups. Était-ce sa faute s’il avait éprouvé une fièvre inconnue en poursuivant un malheureux qui avait bien le droit de profiter de sa retraite comme il l’entendait ? Tout ça était absurde. Et inespéré.

Rodier ressortit enfin, un calepin à la main, et prit la direction de la voiture.

— On rentre.

Incapable de retenir son impatience, Thierry le supplia de lui raconter ce qu’il venait de voir.

— Il a monté deux étages, je l’ai suivi dans l’escalier en m’arrêtant à la hauteur de ses pieds. Il a sonné à la porte droite du palier, on lui a ouvert.

— La suite !

— La suite, je n’ai pu que l’entendre. Une voix de jeune femme avec un accent asiatique, Mlle Mai Tran, deuxième droite.

— C’est peut-être une amie.

— Aucun doute là-dessus, elle l’a accueilli en disant : « Eh ben, chouchou, je t’ai attendu toute la journée d’hier ! » Seule une amie peut ouvrir sa porte avec un tel enthousiasme.

Ils remontèrent dans la voiture ; Thierry claqua sa portière, exalté, à l’aise dans sa nouvelle peau. Il n’avait jamais tant été lui-même.

— Ne croyez pas que ça arrive souvent. En temps normal il m’aurait fallu deux, trois jours avant d’en arriver à ce résultat. Et le plus incroyable dans cette affaire, c’est que Mme Lemarrecq va tout savoir pour six cents balles !

*

Nadine dormait, exactement dans la même position que lorsque Thierry l’avait quittée. Le même abandon. Il s’assit au bord du lit.

— Tu dors…?

— Bien sûr que je dors, murmura-t-elle en souriant.

Elle vint se nicher dans ses bras. Lâchement, Blin ne put s’empêcher de lui parler, séance tenante, pendant son sommeil.

— Je vais prendre une année sabbatique.

— Une quoi…?

— Si je ne le fais pas maintenant, je le ferai dans vingt ans, mais ça ne sera plus pareil.

Silence de la surprise et de l’inquiétude.

— … Tu es sûr ? Comment tu vas faire…?

— Je vais mettre la boutique en gérance, Brigitte va m’expliquer la marche à suivre.

Il en avait déjà parlé à sa comptable qui avait trouvé l’idée saugrenue. Elle allait devoir se passer de sa complicité avec Thierry à laquelle elle tenait tant.

— J’ai trouvé un jeune qui veut commencer le métier. Brigitte a fait les comptes, j’ai de l’argent de côté, ne t’inquiète pas.

— Je ne m’inquiète pas… Tout ça est tellement…

— Rendors-toi, on en parle demain.

Elle se tourna de côté, cessa d’y penser pour se laisser happer par le sommeil.

Blin se demanda si Lemarrecq dormait auprès de sa femme en rêvant aux mystères de l’Asie.

Et si le jeune Thomas se sentait protégé ou terrifié par la nuit qui s’écoulait.

Rodier, qui l’attendait le lendemain à 8 heures, avait cru bon de préciser que la journée serait peut-être un peu mouvementée.

Загрузка...