THIERRY BLIN

Il se leva sans prendre le temps de remettre en question les décisions de la veille ; en se lançant dans une gageure impossible, hier, face à un inconnu, il avait, du même coup, enclenché un compte à rebours.

Sur la porte du réfrigérateur, un mot de Nadine lui rappela le dîner prévu le soir même chez leurs plus vieux amis. Se préparer un café l’aurait mis en retard pour l’ouverture de sa boutique, il se contenta d’un fond de thé tiède abandonné sur un coin de table par sa compagne et entra dans la salle de bains pour prendre une douche rapide. Plein d’une énergie inhabituelle au saut du lit, il en profita pour tailler son épaisse barbe qui commençait à lui manger les pommettes. Quand on lui demandait pourquoi il la gardait, Thierry répondait qu’il détestait se raser. C’était en partie vrai, mais il ne disait pas combien lui était pénible de se regarder en face.

Quand parfois, dans un café, il lui arrivait de se retrouver devant un miroir au-dessus de la banquette, il proposait à Nadine d’échanger leur place pour faire face à la salle ; Thierry savait éviter son reflet comme une seconde nature. Quand la rencontre s’avérait nécessaire, il s’y résignait et finissait par accepter ce qu’il voyait mais ce qu’il voyait ne lui revenait pas. Un visage rond aux sourcils épais, des yeux ternes, des oreilles légèrement décollées, une lèvre supérieure qui dessinait un minuscule V au milieu de la bouche, et surtout, une terrible absence de menton. C’était le détail rédhibitoire, le point névralgique de toute sa personne, d’où sa barbe drue. Certains maudissaient leur petite taille, d’autres supportaient mal de se dégarnir, Blin aurait donné n’importe quoi pour avoir les mâchoires carrées. Tout jeune, un gosse de sa classe l’avait surnommé « la tortue » sans qu’il sache pourquoi. Quelques années plus tard, pendant une séance de diapos prises lors d’un camp itinérant, Thierry avait entendu une jeune fille chuchoter à sa copine : Tu ne trouves pas que Blin a un profil de tortue ? Il s’était mis à poser des questions à son entourage mais personne n’avait su le renseigner vraiment, il avait dû attendre l’âge d’homme pour comprendre. En se lavant les mains dans les toilettes d’un restaurant dont les murs, recouverts de miroirs, créaient un effet de kaléidoscope, il vit, pour la première fois, son profil de près, ses contours et son mouvement dans l’espace ; il discerna enfin cette courbe convexe qui allait du front au nez et du nez à la lèvre inférieure, ses yeux qui tombaient sur les joues, le tout faisant irrésistiblement penser à une tortue de dessin animé, une tortue triste qui peine à avancer.

Si encore il avait été laid, littéralement laid, mais la vraie laideur est aussi rare que la beauté, et Blin n’entrait pas plus dans cette catégorie. Il se serait peut-être plu, laid. Son drame était d’avoir une tête exceptionnellement banale, à la limite inférieure de l’insignifiant. Un faciès inutile, c’était le terme qu’il employait. Il se voyait vieillir d’une bien curieuse manière : la tortue, de plus en plus triste, de plus en plus lente, s’arrondissait et se voûtait à la fois, la peau flasque, les membres fondus. Et ça n’aurait eu aucune importance si, ne fût-ce qu’un été, il s’était senti beau. Il y aurait cru sans être dupe : ceux qui ont un physique agréable le savent. On s’ingénie à le leur répéter depuis l’enfance et, à l’âge adulte, on se charge de leur rafraîchir la mémoire de temps en temps. Blin n’avait jamais deviné le regard traînant d’une fille sur son passage, et les femmes qui s’étaient données à lui n’avaient jamais fait allusion à sa silhouette. Il leur plaisait mais aucune ne l’avait trouvé beau ; les plus honnêtes l’avaient reconnu. Les rares fois où il abordait la question, Nadine évoquait maladroitement son charme pour le gratifier au passage.

— À ton âge, on se fait à la gueule qu’on a. Et je l’aime, moi, ta gueule.

Mais pourquoi diable n’aurait-il qu’une seule gueule dans toute cette chienne de vie ? On devait pouvoir en changer comme on rompt un mariage qu’on pensait éternel.

Il quitta son appartement pour s’engouffrer dans la bouche de métro Convention, sortit à Pernety, commanda un café à emporter dans son bistrot habituel et ouvrit sa boutique, « Le Cadre bleu », où l’attendait une série de lithographies à encadrer avant la fin de la semaine. En laissant son esprit échafauder une structure complexe afin de concrétiser le pari lancé la veille, ses mains s’attelèrent à la tâche sans avoir besoin d’être commandées.

Blin avait-il jamais aimé son métier ? Il avait voulu être artisan par désir d’indépendance et non par amour des tableaux, de l’encadrement, ni même du bois. Il s’était trouvé une vocation comme on croise une amourette qu’on quittera tôt ou tard. Pendant son stage de documentaliste au cabinet d’arts graphiques du Louvre, il avait rencontré un type qui avait mis au point un système ingénieux pour consulter dessins et pastels sans avoir à les toucher ; des Degas, des Boudin, des Fantin-Latour. De fil en aiguille, il avait appris ce que l’on doit savoir sur le métier d’encadreur ; un examen lui donna le grade d’ouvrier professionnel. À la suite d’une demande à la direction des Musées de France, on lui proposa un poste au musée d’Orsay, et le tour était joué. Un atelier tout neuf partagé avec un restaurateur, la plus belle vue de Paris, et une spécialisation dans la photographie ancienne. Nadar, Le Gray, Atget et quelques autres lui devaient, aujourd’hui, le repos éternel entre deux feuilles de Plexiglas. Certains de ses collègues avaient une approche presque sensuelle des matériaux, les vernis, le papier, la feuille d’or, et avant tout, le bois. Des experts, des amoureux du bois, les sens en éveil devant un bout de sycomore. Peu à peu, il se rendait à l’évidence : il n’était pas de cette famille-là. Son premier souvenir ayant trait au bois datait de cette épée fabriquée à la diable par son père, désastreux bricoleur, à partir de deux tasseaux mal dépolis qui lui avaient occasionné bien des échardes. Durant ses années de musée, il avait fait son boulot sans fausse note, mais sans la moindre inventivité. Il donna sa démission sur un coup de tête pour se colleter à d’autres supports, à un art non plus sacré mais vivant. Il reprit le bail d’une épicerie dans une rue tranquille du XIVe arrondissement, installa son atelier, un massicot, une étagère à baguettes, des néons crus et quelques cadres dans la vitrine. Il fit un peu de publicité dans le quartier en comptant sur la bienveillance des commerçants alentour, et ouvrit grand la porte du Cadre bleu, heureux d’être un artisan, grisé par sa liberté toute neuve, flatté par ceux qui voyaient de la noblesse dans son métier et de l’authenticité dans ses gestes.

C’est là qu’ils sont arrivés.

Les patrons de restaurants et leurs aquarelles, les gosses et leurs posters pliés en quatre, les cinéphiles et leurs affiches rongées par l’acide du ruban adhésif, les amateurs éclairés et leurs nus, les amateurs ambitieux et leurs nus hyperréalistes, et quelques collectionneurs de gravures piquées de rouille trouvées aux puces de Saint-Ouen. Sont arrivés ensuite les artistes en personne, les purs abstraits qui osent l’huile mais abusent du siccatif, les bucoliques et leurs pastels du jardin d’enfants, les récents lauréats de divers concours, dont la palette d’Or du XIVe, et pour couronner le tout, les autoportraits au fusain de Mme Combes. Blin n’avait pas à se plaindre ; sans être submergée de commandes, la boutique marchait assez pour le faire vivre.

Huit ans plus tard, il ne prenait plus aucun plaisir à soigner le travail. Au nom de quoi ? Du beau ? De l’art ? Après le Louvre et le musée d’Orsay, le mot art prenait une autre résonance quand il l’entendait dans sa petite échoppe. Une de ses premières clientes avait été cette petite dame et ses « douze Klimt » à encadrer.

— Douze Klimt ! Gustav Klimt ? Vous êtes sûre ?

— Oui, douze dessins.

— Des originaux ?

— Je ne sais pas.

— Ils sont signés ? Ce sont des œuvres sur papier ?

— Non, sur un calendrier.

Avec un peu d’expérience, il avait pris l’habitude de traduire. Un dessin de Gauguin était, en général, une affiche d’exposition, et J’ai un original de annonçait un mauvais quart d’heure.

— J’ai un original de Bourrelier, une marine.

— De qui ?

— Romain Bourrelier ! De la meilleure période de Bourrelier. Je ne savais pas que mon grand-père en avait un, vous vous rendez compte, un Bourrelier, en très bon état !

— … Je ne suis pas très doué en histoire de l’art…

— Sa meilleure période ! Tout de suite après guerre ! C’est ce qu’on m’a dit à Villebonne, il était originaire de là. Je voudrais le faire estimer mais je ne sais pas à qui m’adresser. Vous connaîtriez quelqu’un, vous ? Un spécialiste ?

— Il faudrait que je me renseigne…

— Vous saviez qu’il y avait un Bourrelier accroché à l’hôtel de ville de Corcelles, en Bourgogne ?

— Je vais voir ce que je peux faire.

— Discret, hein.

La palme revenait au pur abstrait de l’atelier d’en face, artiste local, indigent comme il se doit, très en retard sur les paiements, mais son statut de peintre lui en donnait le droit. Il confiait à son encadreur ses états d’âme et ses coups de gueule — tous ces fonctionnaires du ministère qui n’y connaissent rien ! — et estimait que montrer ses toiles à La Tavola di Peppe, une pizzeria de la rue de l’Ouest, était indigne de son talent, ce qui avait au moins le mérite de laisser la place à un autre.

Au début, Blin était plein de bienveillance à leur égard, il acceptait leur part de naïveté, il les enviait même d’oser ce qu’il n’osait pas, c’était sa manière de leur rendre hommage en étant leur premier public. Aujourd’hui, il n’était même plus curieux des petits accidents créatifs des environs ; quiconque entrait dans son commerce provoquait déjà l’ennui. Il en devenait aigri et ne respectait plus leur liberté d’expression. Certains matins, il avait envie d’en faire trinquer un pour tous les autres, de se gargariser de sa misère stylistique, de le dénoncer au comité de vigilance du bon goût, de hurler au dérisoire. En fait de quoi, il restait affable, flatteur, il fallait bien vivre. Impossible de s’en ouvrir à Nadine, elle était une des leurs. Ils s’étaient rencontrés comme ça. Une grande photo dont elle était fière, ça se lisait dans ses yeux quand elle l’avait sortie du carton à dessin ; on y voyait des silhouettes grises se croiser sur une avenue, dans l’indifférence totale, un banc vide en arrière-plan. Métaphore, allégorie, vie moderne, incommunicabilité, sous-exposition intimiste, etc.

— Elle est belle. Le tirage aussi est bien.

— … Merci. Qu’est-ce que vous me conseillez ?

— C’est comment, chez vous ?

Question qu’il posait souvent, sans malice, mais cette fois-ci, il eut droit à un petit sourire amusé, étrangement ambigu, presque gênant.

— Je voulais dire… c’est dans quels tons ?

Elle y mit un peu plus de connivence, il vit même le moment où elle lui proposerait d’aller y voir par lui-même.

— Tout est noir et blanc, comme dans mes photos.

Elle disait vrai, il le vérifia vite ; c’était il y a cinq ans. Aujourd’hui ils vivaient dans un trois pièces, rue de la Convention, elle était assistante dans un cabinet de cardiologie, et Thierry continuait d’encadrer ses photos pour une exposition qu’un galeriste reportait de mois en mois. Avec le temps, il avait fini par avoir bien plus d’estime pour elle que pour son travail, sans oser le lui avouer. Le plaisir que Nadine y trouvait aurait dû suffire, mais Thierry avait du mal à se faire à cette idée : elle n’était pas une vraie photographe comme il n’était pas un vrai encadreur.

Il aurait pu continuer toute sa vie à faire illusion en donnant un peu de relief au talent de l’homme de la rue, mais cette mauvaise bifurcation dans son existence lui coûtait plus cher à mesure que le temps passait et que la perspective de la retraite n’était plus une élucubration futuriste.

Il n’était pas meilleur gestionnaire. Il aurait fermé boutique depuis bien longtemps s’il n’avait pas rencontré celle qui avait su mettre de l’ordre dans ses livres, faire son bilan et sa feuille d’impôts. Brigitte maniait les chiffres comme d’autres tricotaient ; elle savait tout à la fois triturer une calculette, prendre des notes et parler du dernier film qu’elle avait vu. Quand elle débusquait une erreur de dix francs, elle poussait un soupir de soulagement comme si elle gagnait une finale d’échecs. Elle avait l’habitude de dire qu’elle « ne connaissait rien à la peinture », mais parlait de Matisse avec ses mots à elle, et chaque fois, Thierry en retirait quelque chose. Il avait beaucoup d’affection pour elle, il la trouvait drôle, entière. Il aimait par-dessus tout la taquiner sur le côté vieille fille dont elle jouait sans le savoir ; les premières années il l’avait appelée Mlle Brigitte puis simplement « Mademoiselle », ce qui avait créé une bizarre intimité entre eux. Mais malgré ses robes chinoises en satin, fendues sur le côté, qui inspiraient à Thierry des commentaires un peu lestes, il ne la regardait jamais vraiment comme une femme. De temps à autre, il avait l’impression qu’elle le regrettait ; il ne voyait en elle qu’une alliée.

— La peinture ou les papiers découpés, ça ne vous a jamais tentée, Mademoiselle ?

— Mon seul talent, c’est les pourcentages, c’est mon bleu à moi. Si j’avais eu ne serait-ce que le plus petit désir de peindre, je n’aurais pas hésité, parce que dans ce domaine-là, je pense exactement le contraire de vous. Plus il y aura de gens qui s’exprimeront, qui peindront, qui écriront et qui feront des ronds dans l’eau, et plus nous aurons les moyens de lutter contre l’apocalypse programmée. Tout le monde est artiste, certains ont l’aplomb de le penser plus fort que d’autres. Quand je vois entrer dans la boutique un petit monsieur qui porte sur les épaules toute la misère de Van Gogh, tout ça pour venir faire encadrer son chou-fleur à la gouache, ça me touche.

— Moi aussi, j’ai même peur qu’un jour il se coupe l’oreille.

— Vous jouez bien au tennis, non ? dit-elle en haussant les épaules.

— Et alors ?

— Vous vous situez comment par rapport à McEnroe ?

— Vous savez qui est McEnroe, Mademoiselle ?

— Ne me prenez pas pour une idiote et ne détournez pas la conversation. Sur une échelle de 1 à 20, vous mettez combien à McEnroe ?

— 17, 18.

— Et vous ?

— Oh, entre 1/2 et 1.

— Et vous n’avez pas abandonné, depuis le temps ? Vous rendez-vous compte que Mme Combes et ses autoportraits sont bien plus proches de Rembrandt que vous de McEnroe ? Et vous savez pourquoi ? Parce qu’elle n’a jamais vu un autoportrait de Rembrandt. Son geste est spontané, elle travaille énormément, il y a une nécessité dans ce qu’elle fait. Rembrandt avait un gros nez et un double menton, ce n’est pas seulement ses traits qu’il reproduisait, il cherchait une autre vérité. La brave Mme Combes travaille exactement dans ce sens-là, aucun narcissisme ne l’agite, elle utilise le seul sujet qu’elle a sous les yeux : elle-même. Et vous auriez l’audace de lui dire qu’elle perd son temps ?

Les jours où elle lui rendait visite, il aimait la savoir dans la boutique pendant qu’il travaillait ; rien ne pouvait mal se passer tant qu’elle était dans les murs.

En milieu d’après-midi, il considéra en avoir assez fait pour la journée et entreprit de mettre un peu d’ordre dans l’atelier. La libraire d’en face vint partager un thé et un reste de gâteau au chocolat ; toujours absorbé par le plan qu’il avait en tête, il ne fit que ponctuer le panégyrique de sa collègue sur les joies de la vie de quartier en plein Paris. Un client vint mettre un terme à leur petit rituel et Thierry prit une nouvelle commande : un Grand Prix d’architecture à mettre sous verre dans les deux jours.

La plupart du temps, quand le chaland le laissait en paix, il restait seul au fond de son atelier et s’installait dans un fauteuil sans rien faire d’autre que rêver à tout ce dont il n’avait pas encore fait le deuil. Rien que de très banal, un peu d’exaltation dans sa vie, un quotidien qui laisserait une place à l’inattendu, était-ce trop demander ? Que le reste de son existence, à quarante ans à peine, fût vouée à la résignation lui fichait une peur bleue. Sans savoir comment, il aurait voulu consacrer sa chère indépendance à autre chose qu’à ses outils et ses cadres en bois, se confronter à un matériau plus humain — l’échantillon qui passait dans sa boutique ne pouvait être représentatif de l’ensemble de l’espèce ! — percer les secrets de ses semblables sans qu’on lui en donne la permission. Depuis quelques mois lui revenait en mémoire la silhouette d’une blonde qui jouait au tennis dans les jardins du Luxembourg. Elle avait si bien excité sa curiosité qu’il avait tout fait pour s’installer près d’elle dès la sortie du court. En manœuvrant bien, il avait pu s’asseoir à une table voisine, dans la buvette presque vide. Il s’était amusé à jouer les espions au petit pied, pour la voir de plus près, l’entendre. En captant des bribes de sa conversation avec sa partenaire, il avait goûté à d’étranges sensations, toutes inédites, et avait fini par obtenir ce qu’il voulait : lui voler un éclat d’intimité. Il imaginait les suites de son intrusion dans la vie privée de cette femme, les découvertes qu’il aurait pu faire, et plus son imagination s’emballait, plus il ressentait une jubilation inavouable et suspecte à ses propres yeux. Si tout individu sur terre s’est un jour demandé ce que cachait son voisin, Blin, lui, trouvait la question assez passionnante pour la prendre au sérieux.

En remontant plus loin dans son passé, il aimait se remémorer la canicule de 1976, un été entier passé sous l’appentis de la petite maison de Rugles, en Normandie. Dès les premiers jours, l’adolescent qu’il était avait bien plus souffert de l’ennui que de la chaleur ; il n’avait pas su se lier d’amitié avec les gosses du coin, la télévision était restée à Paris, et les promenades à vélo n’étaient envisageables qu’en fin d’après-midi, au premier souffle d’air, quand le village retrouvait un semblant d’animation. Son calvaire commençait sur les coups de 9 heures du matin et durait tout au long de l’après-midi, autant dire une éternité quotidienne qui lui fit maudire les vacances.

Jusqu’à ce qu’il fût sauvé par un miracle.

Lui qui d’ordinaire lisait le strict minimum imposé par ses professeurs avait eu la curiosité d’ouvrir un recueil de nouvelles de Georges Simenon, trouvé dans un carton. Il se revoyait, allongé à l’ombre, en sueur, dans sa salopette rouge, la tête calée sur une couverture roulée en boule, le livre posé sur sa poitrine. Il avait lu les treize nouvelles du Petit Docteur à raison d’une par jour, et les avait relues pour tenir jusqu’à la fin juillet en espérant un nouveau miracle pour le mois d’août. Le petit docteur en question était un jeune généraliste de campagne qui s’amusait à jouer les détectives amateurs au lieu de soigner ses patients, et chaque nouvelle le précipitait dans une aventure qui l’exaltait bien plus que tout ce qu’il avait connu auparavant. Ce qui fascinait le jeune Thierry était la manière dont la soudaine vocation du personnage s’était déclenchée, dès les premières lignes du livre, à la suite d’un mystérieux coup de téléphone qui mettait en branle des mécanismes inconnus dans l’esprit du petit docteur. À partir d’un simple indice que seul le bon sens, et non le métier, rendait visible, l’intrépide Jean Dollent se mettait à échafauder un raisonnement qui le rendait de plus en plus curieux de la suite, de plus en plus téméraire devant l’inconnu. Il sentait que le suspens et l’aventure entraient dans sa vie de médecin ; dès lors, plus rien ne serait jamais pareil. Thierry avait compris qu’il s’agissait là d’un incident déclencheur qui allait révéler un formidable désir de démêler le vrai du faux. Ce qui rendait le récit passionnant était justement l’amateurisme du docteur ; Thierry suivait pas à pas ses raisonnements logiques, et les précédait parfois car ils ne ressemblaient en rien aux déductions alambiquées des limiers en série. Au fil des nouvelles, le bon docteur se piquait si bien au jeu qu’il saisissait la première occasion de fuir son cabinet pour la plus grande joie de Thierry qui voyait là quelque chose d’irrépressible de l’ordre du destin. Le docteur Dollent, aguerri au fil du récit, se faisait désormais payer par ses clients et envisageait d’abandonner la médecine pour devenir un professionnel de l’investigation policière. Qu’est-ce qui pouvait à ce point détourner un médecin de sa vocation, sinon quelque chose de bien plus fort encore ?

Vingt-cinq ans s’étaient écoulés depuis cette histoire d’amour avec un bouquin. Comme toutes les passions de jeunesse, elle restait inoubliable. Il avait même l’impression qu’avec le temps, elle revenait le visiter de manière troublante, comme si l’oubli n’était qu’une boucle et que les défaillances de la mémoire dues à l’âge étaient un moyen détourné de revenir à l’essentiel. Derrière la somme de ses doutes professionnels, de ses choix, revenaient le hanter des fantasmes de jeunesse, et parmi ceux-là, il y en avait un qui s’imposait à lui comme une injonction, et se cachait derrière deux mots qui sonnaient de façon magique et pourtant bien réelle dans son esprit : Détective privé.

Avant même de rêver à son devenir, Thierry allait devoir se semer lui-même. Toutes les épopées avaient tourné un premier coin de rue, le reste n’était qu’une affaire d’étapes à franchir et d’obstacles à surmonter. Il lui fallait commencer par un geste symbolique.

À 19 heures, il avait encore le temps de fermer sa boutique, filer en direction des Feuillants et être de retour chez lui pour assister à la sortie de bain de Nadine.

— Je m’appelle Thierry Blin, je me suis inscrit hier, vous vous souvenez ?

— Vous nous avez fait un bien beau match. Si M. Gredzinski avait passé un peu plus de premières balles de service, il avait ses chances. Vous voulez un court ?

— Non, je suis venu résilier mon abonnement.

*

Nadine et sa cérémonie du bain. Très chaud, mousse à l’amande. Une tablette en bois posée devant elle, petit autel où étaient disposés son magazine, un apéritif, une serviette pour s’éponger les mains, un miroir. Thierry faisait partie du cérémonial, il lui suffisait de s’asseoir au bord de la baignoire, d’embrasser Nadine sur les lèvres, d’échanger quelques mots avec elle sur la journée passée et de lui servir un second verre, en général un fond de whisky avec beaucoup d’eau gazeuse. Machinalement, il regardait ses seins, à demi immergés, son petit nez rentré, ses yeux sérieux, sa peau légèrement mate. Son sourire à peine triste, son corps menu. Il avait toujours aimé le petit chez les femmes. Le pied, le sein, le ventre. Ce n’était plus si important, désormais. Il avait révisé ses critères depuis sa rencontre avec cette blonde du jardin du Luxembourg. Une petite culotte blanche offerte aux regards à la moindre accélération, des jambes dures et fuselées qui mettaient son nombril à la hauteur exacte de la bande du filet. Elle avait dans les quarante-cinq ans, le sourire et les rides de celles qui aiment toujours autant la vie, une peau habituée aux crèmes hors de prix, une voix de canaille, un maniement du subjonctif qui ressemblait à son revers coupé, et une poitrine bien trop forte pour être émouvante, mais Thierry se foutait bien de l’émotion ce jour-là, seule comptait la gourmandise. Des seins opulents retenus par une brassière de championne, sculptés par des milliers de coups droits, de revers et de services gagnants, aucun muscle épargné, à la longue ça portait ses fruits. Avec ceux de Nadine, il jouait, leur donnait des formes qu’ils n’avaient pas et passait à autre chose. Thierry Blin s’était imaginé faire un bout de route avec une femme comme celle-là, un grand machin qui se débrouillerait seul et saurait le faire rire. Rien à voir avec la frimousse d’une brunette qui ne pensait qu’à se blottir. Nadine posait sa voix avec délicatesse mais laissait le plus souvent parler les autres. Au fil des années, Blin s’était mis à détester sa discrétion ; il lui arrivait même de trouver sa douceur intolérable.

— Thierry ?

— Oui ?

— Je mets un peu de rouge et on file à ce dîner ?

— Prends ton temps.

Nadine ne l’avait jamais appelé que par son prénom. Certains jours, il aurait aimé être son canard ou son trésor, n’importe quoi, même ridicule, mais pas son Thierry. Son entourage l’appelait aussi Thierry mais personne, pas même ses parents, ne s’était approprié son prénom pour en faire un son familier, naturel. Aucune femme n’avait jamais soupiré de Thierry ! pendant qu’ils faisaient l’amour, comme un cri du cœur, un râle. Il n’avait pas souvenir de diminutif dérivé de Thierry, de sobriquet dérivé de Blin, et Dieu sait s’il y en avait mille. Il ne trouvait pas le prénom détestable en soi, mais il allait tellement mieux à d’autres. Tout gosse, il n’avait jamais cherché à devenir un Thierry, à exister comme un Thierry, et pourtant, il avait connu de vrais Thierry, à l’aise avec leurs deux syllabes, le sourire du Thierry aux lèvres. Avec les années, rien ne s’était arrangé, il se vivait de plus en plus mal en Thierry et s’appelait Thierry comme il aurait pu s’appeler Bernard ; le problème était le même, il n’était pas plus un Bernard. Non contents de l’appeler Thierry, ses parents n’avaient pas daigné lui accorder d’autres prénoms auxquels se raccrocher. Si encore il avait pu choisir parmi Thierry Louis Bastien Blin, il aurait imposé Louis à tout le monde et la question était réglée. Il se sentait bien plus Louis que Thierry. En fait de quoi, c’était un Thierry contrarié. Un Thierry indigne. Ou indigne d’être un Thierry.

La question du nom ne lui avait jamais posé problème, il y avait si peu d’intimité dans le nom de famille. Il avait connu des dizaines de Blin, à commencer par ses oncles et tantes, des vieillards et des enfants, rien que des Blin ; il ne se sentait ni plus ni moins Blin qu’un autre. Et là, oui, il n’était question que de sonorité. Dites, Blin, j’aimerais que vous passiez à mon bureau. Il avait fini, comme tout le monde, par s’y habituer, et pourtant, il était bien certain que le nom de famille n’était inscrit ni dans le cœur ni dans l’âme, tout juste dans la mémoire. Et encore, un chien appelé Sultan durant toute sa vie pouvait, en moins d’une semaine, répondre à cafetière ou Versailles. L’être humain ne devait pas être si différent.

De la question du nom découlaient toutes les autres. Après tout, qu’est-ce que l’état civil ? se demanda-t-il. Qu’est-ce qui fait que j’ai une existence légale, un numéro de sécurité sociale et des obligations militaires ?

La seule affirmation de son père qui, un beau matin, était allé déclarer sa naissance à un employé de mairie ? Tout partait-il vraiment de là ? Et si, ce fameux jour, tout à sa joie, il avait été bien trop occupé à fêter l’enfant, existerait-il, aujourd’hui ? On dit que personne ne passe entre les mailles du filet mais les rares exceptions se font-elles connaître ?

Il n’était pas né de parents inconnus dans un pays lointain où les archives auraient brûlé lors d’une guerre civile. Il était bien Thierry Blin, il avait une carte d’identité, un passeport, une carte d’électeur, une mutuelle et des livres de compte, des impôts à payer et une concubine officielle. Que faire pour revenir en arrière, clamer haut et fort qu’il n’était pas ce Thierry Blin dont tous lui parlaient ? Biffer ? Rayer ? Brûler ? Retourner à la mairie de Juvisy pour arracher la bonne page du grand document fondateur ? En admettant que cela fût possible, ça ne suffirait pas. Il allait falloir trouver des moyens définitifs pour se défaire de Thierry Blin.

Un œil sur Nadine aux prises avec sa garde-robe, il s’allongea sur le canapé, le calendrier des postes en main.

— Quand j’ai acheté cet almanach, tu t’es moqué de moi, dit-elle, amusée.

En parcourant, jour après jour, les noms des saints du calendrier, il fit une synthèse inconsciente, immédiate et instinctive des mille connotations, dénotations, références et a priori dont on les avait affublés. L’exercice était plaisant et les choix s’imposaient d’eux-mêmes. Au bout du compte, il avait coché :

Alain, Antoine, François, Frédéric, Julien, Jean, Paul, Pierre.

Il aimait les prénoms sobres, élégants, ceux qui existaient depuis toujours mais qui n’étaient pas donnés à tout le monde. De la même manière, il éprouvait une certaine admiration pour ceux qui les portaient. Des gens discrets, racés, qui avaient la tâche délicate d’être une énième variation sur le thème de Pierre ou de Paul. Celui qu’il serait demain pouvait fort bien s’appeler Pierre ou Paul. Il aimait le son à peine rugueux de Pierre, le côté caillou venait contrebalancer la résonance biblique. Blin aurait rêvé qu’on s’adresse à lui d’un :

Qu’en dites-vous, Pierre ?

Qu’on lui dise :

— Ah Pierre, vous m’épaterez toujours.

Jamais on ne lui avait dit : Ah Thierry, vous m’épaterez toujours.

S’il s’était appelé Paul pendant quarante ans, il ne faisait aucun doute que son parcours aurait été différent. Peut-être aurait-il peint des toiles au lieu de les encadrer, qui sait ? Un Paul avait forcément une âme d’artiste, ou même l’étoffe d’un espion international. Question femmes, sa vie entière aurait été parsemée de Emmenez-moi où vous voudrez, Paul ou Paul, refais-moi ce truc dans les reins ! La grande blonde du tennis rêvait à coup sûr de croiser un Paul dans sa vie.

Sans parvenir à se l’expliquer, Blin se sentit devenir un Paul. Il avait dû s’illustrer en tant que Paul dans une vie antérieure, peut-être même avait-il été l’apôtre en personne. En quelques minutes, Paul l’emporta définitivement sur Pierre.

— Encore deux minutes, et je suis prête !

Il posa l’almanach à terre et, stylo en main, allongea le bras pour atteindre l’annuaire sans quitter le canapé.

Quel nom de famille était parfait pour un Paul ? En parcourant des colonnes entières de noms, il se rendit compte que Paul allait avec tous. Nagel, Lesage, Brunel, Rollin, Siry, Viallat, la liste était infinie. Paul n’était plus un critère de sélection, ce qui rendait le choix encore plus vertigineux. Blin ne savait plus comment procéder et perdit pied très vite. Il essaya de se raccrocher à quelques principes, rationnels selon lui, pour lui permettre de progresser. Impératif numéro un : le nom devait comporter au minimum deux syllabes, idéalement trois, pour en terminer une bonne fois pour toutes avec ce Blin à peine audible qui le rétrécissait depuis l’enfance. Par ailleurs, Paul appelait un nom plutôt long, dans des consonances légèrement nordiques mais encore douces, quelque chose de vallonné et de paisible. Impératif numéro deux : l’initiale devait être comprise entre les lettres R et Z. Une revanche tardive mais juste. Toute sa vie, il avait été l’un des premiers à l’appel, la victime désignée des profs, le corvéable numéro un, le volontaire qui n’a pas même besoin de faire un pas en avant. Blin, au tableau ! Combien de fois il avait haï ce B majuscule ! Le temps était venu de se retrouver en fin de liste, bien au chaud. Il feuilleta à nouveau quelques pages de l’annuaire en attendant un miracle qui ne vint pas et, toujours allongé dans le canapé, balaya du regard les rayonnages de la bibliothèque. Parmi ces dizaines de livres, ces encyclopédies, et tout un tas d’ouvrages qu’il ne consultait plus, il devait bien y avoir, coincé entre deux pages, un nom à consonance nordique de trois syllabes qui commencerait par U, V ou même W, pourquoi pas Z. Intuitivement, il se dirigea vers son dictionnaire de la peinture flamande, l’ouvrit au dernier tiers, prononça à mi-voix des noms qui lui avaient toujours semblé élégants et en même temps familiers. Rembrandt, Rubens, Ruysdael, Van der Weyden, Van Eyck, pour finir avec le plus prestigieux de tous, un nom qui à lui seul évoquait l’harmonie même : Vermeer.

Personne ne s’appelait Vermeer, mais c’était une bonne base de départ. Il se mit à faire des variations sur un nom propre en le distordant, le combinant de divers suffixes, en lui cherchant de nouvelles sonorités. L’évidence lui apparut enfin.

Il s’appellerait désormais : Paul Vermeiren.

Nadine était prête, jolie, parfumée, souriante. Thierry fit preuve ce soir-là d’une galanterie à toute épreuve. Durant le dîner, il fut à la fois éloquent et discret, attentif à chacun des convives. Sur le chemin du retour, Nadine le regardait conduire, attendrie, rassurée de l’avoir à ses côtés. Elle se voyait même, un jour ou l’autre, en Mme Thierry Blin.

Elle était loin d’imaginer qu’elle venait de passer la soirée avec Paul Vermeiren.

Загрузка...