NICOLAS GREDZINSKI

Dieu sait si Gredzinski s’y connaissait en inquiétude. Discrète ou sournoise, hésitante ou ostensible, il les avait toutes éprouvées et savait même les nommer quand il les sentait poindre dans ses entrailles. Celle de ce matin, d’origine inconnue, remettait en question le moindre de ses gestes. Elle s’accompagnait de dérèglements qu’il était bien le seul, cette fois, à ne pas reconnaître : bouche pâteuse, étau dans le crâne, lassitude générale. Il les identifia par recoupement : la gueule de bois. Nicolas manquait de force intérieure pour survivre à tant de tristesse ; la première cuite de sa vie serait la dernière. Depuis toujours, il n’avait besoin de rien pour rejoindre les zones d’ombre où l’invitait son pessimisme naturel, et si, chaque matin, le retour à la vie était une mauvaise nouvelle qu’il finissait par accepter, la gueule de bois en faisait une condamnation sans aucune chance de recours en grâce.

Les deux aspirines prises dès le lever ne se décidaient pas à faire effet, il allait devoir subir. Sur le chemin du bureau, il ferma un instant les yeux pour localiser le point névralgique de cette migraine qui l’empêchait d’être lui-même depuis le réveil. Il identifia une zone située entre le lobe gauche et le sinciput, peut-être le siège même de la culpabilité, là d’où partaient toutes les décisions morales, donc toutes les punitions. Comment savoir s’il s’agissait vraiment d’une punition ? Avait-il trop demandé à un corps mal préparé à tant de corrosion liquide ? Les médecins lui répondraient qu’il ne faut pas boire plus de vodka en une seule soirée qu’on en a bu dans toute une vie, mais ils diraient aussi que nous ne sommes pas tous égaux devant le vice. Certains ne vivent que pour ça, d’autres meurent de n’en avoir connu aucun. Nicolas ne savait toujours pas de quel bois il était fait.

À l’heure habituelle où ses neurones entraient en fibrillation à l’idée d’un café, il aurait donné n’importe quoi pour un peu d’eau pétillante. De l’eau, du froid et du gaz. Intuitivement, il voyait dans la combinaison de ces trois éléments le seul moyen de lutter contre cette insupportable chimie du remords. En entrant dans l’atrium du Groupe Parena, il s’arrêta un instant à la cafétéria pour acheter une boîte de Perrier glacée et prit l’ascenseur. Les yeux mi-clos, il salua Muriel, la standardiste du cinquième étage, et alla se réfugier dans son bureau. Il but sa canette d’un seul trait et poussa un râle de bête ; la fraîcheur de l’eau chassa la pénible impression d’avoir la langue gonflée et collée au palais. Loin d’être tiré d’affaire, il ouvrit une lettre ou deux, feuilleta une des revues auxquelles son service était abonné, reprit en main le dossier Vila qu’il n’arrivait pas à faire aboutir depuis trois jours, le referma aussi sec. Rien ne pouvait le détourner d’une douleur morose qui le rendait encore plus pessimiste sur l’avenir du monde et le sien en particulier. Il croisa les bras sur son bureau, y posa la tête, ferma les yeux, et se revit, la veille, le énième verre brandi, prêt à mettre la nuit à feu et à sang ; cette image lui parut si incroyable, si débordante, qu’il crut ne jamais pouvoir la ranger dans ses propres souvenirs.

*

En ce jour pitoyable, le plateau sur les rails du self, il se surprit à répondre « Je ne sais pas » à la question « Poulet basquaise ou hachis ? » Sans y parvenir, il essaya de donner le change auprès de ses camarades de table, personne ne chercha à en savoir plus, et tous évoquèrent, un par un, ce qu’ils avaient vu, la veille, à la télévision. Puis ils passèrent à la cafétéria où Gredzinski prit le double express de la dernière chance avant de remonter dans son bureau.

Le chantier qu’il voyait de sa fenêtre — le secteur Téléphonie du Groupe — avançait à une vitesse folle. La Parena se consolidait de mois en mois, gagnait du terrain et chassait dans tous les secteurs avec une férocité qu’on citait en exemple dans les écoles de commerce. Nicolas passait la moitié de sa vie au 7, allée des Muraux, à Boulogne, une adresse désuète qui cachait un empire sur les bords de Seine. Trois bâtiments : un ovale qui abritait le secteur Environnement et la direction générale, un autre l’Électronique, et le troisième, plus modeste, la Communication, dont Nicolas dépendait. On trouvait, sur l’esplanade arborée, au centre des trois blocs de verre, un café, le Nemrod, une supérette et une maison de la presse. Une gigantesque passerelle surplombait les boulevards extérieurs et reliait la majorité du personnel au R.E.R. Distribution des Eaux, Publicité, Câble, Satellite, Énergie, Informatique, et désormais Téléphonie, le siège parisien du Groupe comptait 3 200 employés, dont un petit homme déprimé qui n’avait pas mérité ça. Magda entra dans son bureau pour lui demander ses dates de vacances. Pris au dépourvu, Nicolas répondit qu’il devait attendre le retour de son chef de service. Comme chaque année, ses vacances dépendaient de celles de Bardane qui aimait se décider en dernière minute : un privilège de directeur de clientèle.

— Tu peux pas l’appeler ?

— Si je le dérange pour une histoire de vacances, il va me prendre pour un dingue. Il est chez un client, à Avignon.

Plus précisément à Gordes, dans la magnifique maison de campagne d’un ami : inauguration de la piscine. Bardane s’était absenté du jour au lendemain sans laisser à son assistant le quart des informations requises sur le dossier Vila. Simple oubli ou rétention, Nicolas n’essayait plus de comprendre. Depuis trois ans, il jouait son rôle d’interface entre Bardane et l’équipe de graphistes, relisait les contrats, contrôlait les maquettes, supervisait les projets, présentait les devis, et ainsi de suite.

— Repasse demain matin, Magda, il sera rentré. Il a réunion de direction à 16 heures.

— Tu comptes aller où, cet été ?

— Si j’ai deux semaines en août, je crois que je vais accepter l’invitation d’un couple d’amis qui loue une maison dans les Pyrénées.

— Comme l’année dernière ?

Magda avait bonne mémoire, il le lui fit remarquer. Dès qu’elle fut sortie, Gredzinski ferma les yeux très fort pour tenter de discerner les petits monstres qui lui voletaient dans la tête depuis le matin. De minuscules choses imprécises mais bien réelles, bruissantes et bien décidées à s’accrocher. La sonnerie du téléphone le réveilla.

— Monsieur Gredzinski ? M. Jacques Barataud demande à vous parler.

— Jacques quoi…?

— Barataud. C’est personnel.

— Merci, Muriel, passez-le-moi.

Nicolas reconnut Jacot et s’en voulut de s’être laissé surprendre. Comment avait-il pu oublier qu’il s’appelait Jacques Barataud ?

— Comment ça va, Gred ?

La question était bienveillante et la réponse impossible. Comment parler d’un mal de crâne à un homme atteint du cancer ? Jacot n’avait rien de spécial à raconter, il appelait uniquement pour parler de ça.

Quelques mois plus tôt, l’autorité naturelle de Maître Jacques Barataud, avocat au barreau de Paris, rassurait ses clients et déstabilisait ses adversaires. Il avait tiré Nicolas des griffes de la justice lors d’un procès en responsabilité civile qui le mettait en cause injustement. La scène s’était déroulée comme un gag de cinéma, mais personne n’avait ri. Nicolas, à vélo sur un chemin de terre, débouche sur une petite route en prenant toutes les précautions nécessaires. Une voiture arrive à grande vitesse, le double et, par excès de prudence, fait une légère embardée qui effraie une famille de cyclistes cheminant en sens inverse ; le fils aîné freine d’un coup sec, son petit frère vient le percuter et tombe, la tête la première, dans le fossé. La voiture est loin quand les parents, paniqués, ont déjà intercepté Nicolas, téléphoné à la gendarmerie, à leur assurance, et à leur avocat. Tout ce beau monde remonte la chaîne de la culpabilité et, faute de mieux, les regards se tournent vers Nicolas Gredzinski en personne.

Ce fut le début d’une période kafkaïenne dont ses nerfs fragiles se seraient bien passé. L’enfant avait une grosse bosse, mais les parents avaient dramatisé l’événement jusqu’à réclamer des dommages et intérêts exorbitants. Bouc émissaire de toute l’affaire, Nicolas fut pris dans un engrenage, personne ne songea à remettre en question sa « faute grave », et il vit s’entrouvrir les portes de l’enfer, en l’occurrence celles de la prison. Il ne connaissait pas d’avocat et s’était souvenu d’un copain de lycée qu’il avait revu, par hasard, bien des années plus tard : maître Barataud. Il fut assigné devant le tribunal de grande instance, le procès eut lieu un an plus tard, et maître Barataud réussit à incriminer l’automobiliste et la réaction disproportionnée du grand frère qui avait fait chuter le petit. Pour Nicolas, le cauchemar se terminait. Cette année-là, son angoisse avait gagné un peu plus de terrain chaque jour, au point d’être prioritaire sur tout le reste, sur la vie même ; une dépression qui n’osait pas dire son nom. Maître Barataud, devenu Jacot, avait su être présent aux bons moments, sa parole avait le pouvoir de calmer une machine d’anxiété qui pouvait s’emballer à chaque instant, surtout la nuit.

— Jacot ? Je te réveille ? Je sais qu’il est tard mais… Tu crois que je vais aller en prison ?

— … Non, Nicolas. Tu n’iras pas en prison.

— Je sens dans ta voix comme une volonté de me rassurer, mais tu n’en crois pas un mot.

— J’ai la voix d’un type qui se réveille à 3 heures du matin.

— Je vais y aller ou pas ?

— Non. C’est impossible, pas dans un cas comme celui-là.

— Et si le juge est un type dont le fils a été victime d’un accident de la route ? Il voudra se venger sur moi.

— …?

— Tu ne parles plus, là… Tu n’avais pas prévu un cas pareil.

— Non, je n’avais pas prévu un cas pareil. Mais ça ne changerait rien. Tu n’iras pas en prison. Même si tu écopais du maximum prévu, tu n’irais pas. Tu me fais confiance ?

— … Oui.

— Je dois raccrocher, je plaide demain.

— Jacot ! Une dernière question : quelle est la différence entre « Centrale » et « Maison d’arrêt » ?

Aujourd’hui, Nicolas avait beau se sentir redevable, il était terrorisé à l’idée de parler de ça. Il ne savait ni rassurer par la parole ni écouter intelligemment. On sentait la gêne sous ses silences, parfois la panique.

— J’ai eu des résultats hier. Les leucocytes ça va, l’hémoglobine ça va, c’est les plaquettes.

— … Oui ?

— Elles baissent depuis le début de la cure, il y a risque d’hémorragie, ils vont me faire une transfusion.


— …

— Je devais partir un jour ou deux à la campagne pour me remettre des chimios, mais je crois que je vais rester. Tu es là, ce week-end ?

— Je ne sais pas encore.

— Si tu es libre, on se prend un café ?

— Je te fais signe.

La gueule de bois n’en finissait plus et cette bouffée de lâcheté en fin de journée n’arrangeait rien. Au lieu de profiter de cette chaude soirée de juin, Gredzinski quitta son bureau avec la ferme intention de se coucher avant la tombée de la nuit. Une fois dehors, il respira un grand coup pour chasser les miasmes de l’air conditionné et se dirigea vers la passerelle, à gauche de l’esplanade. À la terrasse du Nemrod, José, Régine, Arnaud, Cendrine et Marcheschi lui proposèrent de se joindre à leur apéritif. Ce verre quotidien était devenu un rite de décompression, le café proposait des happy hours — deux verres pour le prix d’un entre 18 et 20 heures — et les membres de ce petit club ultra-fermé, dont Nicolas faisait partie, ne cherchaient plus à recruter, comme si le bon équilibre avait été trouvé.

— Tu as bien cinq minutes, non ?

Nicolas se sentit en devoir de résister et se pencha à l’oreille de José.

— J’ai un peu bu hier et j’en ai bavé toute la journée. Je vais rentrer.

— Surtout pas ! Il faut traiter le mal par le mal ! Assieds-toi.

Nicolas Gredzinski n’avait jamais appris à dire non, c’était un des nombreux effets pervers de son anxiété.

— Qu’est-ce que tu as bu, hier ?

… Qu’avait-il bu, hier, pour le mettre dans un tel état ?

— Je crois que c’était de la vodka.

José se tourna vers le serveur et commanda une vodka glacée pour réconcilier remèdes de bonne femme et ivrognerie universelle. Les autres regardaient passer le rush des employés du Groupe, et certaines têtes leur inspiraient d’impitoyables quolibets. À ce jeu-là, Nicolas n’était pas le meilleur. Il avait, comme tout le monde, sa dose de malveillance, mais sa timidité naturelle, a fortiori devant Régine et Cendrine, l’empêchait de trouver l’adjectif qui tue. Jean-Claude Marcheschi, en revanche, ne manquait pas de repartie, c’était presque son métier. Grand ponte du secteur Fusions & Acquisitions du Groupe Parena — plus précisément Managing Director of the Merger and Acquisition Department — il jonglait avec les marchés financiers, achetait et vendait tous types de sociétés de par le monde. Le Groupe lui devait une belle contribution au chiffre d’affaires, et donc une partie non négligeable du salaire des gens présents à la table. Pendant que le serveur posait devant Nicolas un petit verre glacé, tous écoutaient Marcheschi égratigner le directeur financier des trois chaînes câblées que possédait le Groupe. En souriant à ses bons mots, Nicolas but les premières gouttes de ce liquide incolore et inodore, apparemment sans âme, porteur de lendemains qui déchantent. Fallait-il que la bouche ne soit qu’une plaie ouverte pour la soigner à l’alcool.

— Magda est passée vous voir pour vos dates de vacances ? demanda Régine à la cantonade.

— Première quinzaine de juillet au cap d’Agde, dit José, seconde quinzaine de septembre à Paris, pour finir mes travaux.

Dès la première gorgée, Nicolas reçut un uppercut dans la poitrine, ferma un instant les yeux et bloqua sa respiration en attendant la brûlure.

— Moi, je pars à Quiberon avec ma famille, dit Arnaud, ça repose, j’en ai besoin.

Et cette brûlure contenait en elle l’imminence d’un plaisir, celui de la délivrance. Un feu purificateur emportait tout sur son passage : sa journée perdue, sa mauvaise conscience, ses vains remords, ses pensées sinistres. Tout.

— Si j’ai assez d’argent, je pars avec mon chéri en Guadeloupe, dit Régine.

L’incendie se calma vite pour ne laisser qu’une flammèche allumée quelque part à l’intérieur. Tout irait mieux, maintenant. Il le sentait dans tout son corps. Sans même s’en rendre compte, il poussa un soupir de sérénité, comme si le cœur atteignait enfin son point d’inertie et d’équilibre. De paix.

— Moi, c’est la mer, dit Cendrine, n’importe laquelle, sinon j’ai l’impression de n’avoir pas pris de vacances.

Le goût commençait seulement à apparaître, subtil. Le poivre, les épices, le sel et la terre. Le pouvoir brut.

— J’hésite, dit Marcheschi, on m’a proposé la descente des gorges du Verdon en rafting, mais je peux aussi passer à Séville voir quelques corridas.

Ainsi donc, on trouvait en ce bas monde un liquide capable de déclencher un incendie dans un dé à coudre et de le délivrer du fardeau qu’il portait depuis toujours. Il vida son verre en cherchant une dernière piqûre de bonheur sur la langue.

— Et toi, Nicolas, tu retournes chez tes copains dans les Pyrénées ?

Il ne se donna même pas le temps de réfléchir, sa vie venait de prendre un coup d’accélérateur, les horizons s’ouvraient, il se sentait la force de les affronter tous.

— Je pars dans les îles Trobriand jouer au cricket avec les Papous.

Ça lui était venu d’un trait comme la réponse la plus exaltante, donc la plus sincère.

— Vous n’avez jamais entendu parler des îles Trobriand, au large de la Nouvelle-Guinée ? En pleine Papouasie ? C’est une ancienne colonie anglaise du début du siècle. Les colonisateurs n’ont laissé aucune trace de leur passage, sauf le cricket, que les natifs ont transformé en rite folklorique.

— … Le cricket ?

— Leur cricket n’a plus rien à voir avec le jeu anglais, les équipes sont en général deux tribus voisines qui s’affrontent, le nombre de joueurs peut aller jusqu’à soixante au lieu de onze. Ils portent des tenues et des maquillages de guerre, les battes sont protégées par des rituels de magie, les balles sont en bois poli à la défense de sanglier. Après chaque point, l’équipe qui vient de marquer chante et danse : « Mes mains sont magnétiques ! La balle colle ferme ! » Quant à l’arbitre, il appartient à l’une des deux équipes, il peut lui-même jouer et jeter des sorts.

Nicolas s’amusait de la soudaine immobilité autour de la table. Sans vraiment l’avoir cherché, il se retrouvait au centre d’une conversation qui n’en était plus une. Son corps entier se détendait après tant de lutte inutile contre une journée maudite. Il ressentait ce début de soirée comme une aube.

— Tu y es déjà allé ?

— Non, justement.

José lui demanda s’il s’agissait d’un vieux rêve, d’une lubie ou d’une décision prise depuis longtemps.

— Les trois. Pour 15 000 francs, c’est donné. Un vol Paris-Sydney, puis Sydney-Port Moresby, capitale de la Papouasie, puis un petit coucou jusqu’à Kiriwina, l’île principale des Trobriand. Plages de rêve et forêt vierge. Deux villages pratiquent le cricket, on loge chez l’habitant. Il ne faut pas avoir besoin de téléphoner pour un oui ou pour un non, à part ça, c’est le bonheur.

On lui demanda encore d’où lui venait cette idée bizarre, s’il avait l’habitude des grands voyages, s’il comptait y aller seul, et toutes ces questions firent de lui un aventurier. Nicolas Gredzinski en était l’exact contraire. Il n’aurait pas su placer Nairobi sur une carte ni enduré un trekking au Népal, il n’avait aucune envie de boire du thé dans une datcha ukrainienne, il se serait ennuyé dans le musée d’art moderne de Chicago, au carnaval de Rio, aux fêtes religieuses de Kyoto. Chez son kiné, le National Geographic le passionnait bien moins que Paris-Match. Mais quand le National Geographic était le seul journal disponible, il pouvait lire un article sur les mœurs d’une peuplade indigène et en retenir jusqu’aux détails les plus pittoresques. L’idée d’aller voir des Papous jouer au cricket lui semblait irrésistible. Il chercha, sans la trouver, une seule vraie raison qui l’empêcherait d’aller visiter, avant qu’il ne soit trop tard, les îles Trobriand.

*

Attablé, seul, à une terrasse de la montagne Sainte-Geneviève, il étudiait le verre de Wyborowa posé devant lui. Le soir tombait doucement, l’air était doux, toute la fatigue de la journée s’était estompée. Il n’avait plus envie de rentrer et cherchait juste à retenir le moment présent, à le sentir entre ses doigts avant de le laisser filer. Un éclat de sérénité, un instant volé à lui-même. En prenant une gorgée de vodka, il rendit hommage à tous ceux qui avaient contribué à faire couler ce nectar dans sa gorge. Dieu y avait sans doute la plus grande part ; en créant l’homme, il avait créé l’ivresse. Ou bien l’homme l’avait créée tout seul, ce qui amusait encore plus Nicolas. Un beau jour, un homme avait distillé des grains d’orge dans un alambic et des milliers d’autres hommes s’étaient mis à rêver. Nicolas n’oubliait pas le camionneur qui avait fait le voyage de Varsovie jusque dans cette ruelle du Ve arrondissement de Paris, ni le serveur qui avait pris soin d’entreposer la bouteille dans un freezer pour en tirer le meilleur. Ce troisième verre lui procura une nouvelle sensation de quiétude, la vraie. Au Nemrod, il n’en avait ressenti que la douce promesse. Il but cette vodka avec l’étonnante lenteur du recueillement. Il avait tout le temps du monde, ce soir. Et le monde pouvait bien s’écrouler, ça ne lui faisait plus peur.

Quiétude.

Hier encore, le mot lui était interdit. Il osait à peine le formuler de peur de mettre ses démons en colère. La quiétude des philosophes antiques, celle d’avant le big bang, celle que l’on goûte les yeux fermés. Pourquoi la vie ne ressemblait-elle pas à ça tout le temps ? Si une seule réponse en valait la peine, Nicolas voulait la connaître.

Le souvenir de la veille lui revint en bloc. Comment s’appelait ce fou ? Brun ? Blin ? Sa barbe épaisse et ses yeux de furet. Ce matin, il avait dû se réveiller dans un tunnel, honteux lui aussi de toutes les bêtises proférées dans la nuit. Ils devaient être aussi soûls l’un que l’autre pour imaginer ce pari ridicule. Dans l’état où ils étaient, ils auraient pu tout aussi bien escalader l’Arc de triomphe ou chanter sous les fenêtres d’une ex aujourd’hui mariée. Au lieu de ça, ils avaient rêvé de devenir quelqu’un d’autre.

Où seraient-ils, d’ici trois longues années ?

Malgré toute l’absurdité de ce pari, Nicolas ne pouvait plus faire comme s’il n’avait jamais été lancé. Il lui fallait l’annuler avant qu’il ne soit trop tard.

*

— Il est passé il y a une heure.

— Pour jouer ?

— Même pas, c’est ce que j’ai trouvé bizarre.

Tout en répondant aux questions de Nicolas, le gardien des tennis arrosait et lissait un court piétiné par quatre types qui commentaient leur match autour du distributeur de boissons. La nuit était enfin tombée, le vent venait tout rafraîchir, un double mixte terminait un set avant de se retrouver dans le noir absolu.

Et Blin avait disparu.

— Qu’est-ce que vous avez trouvé bizarre ?

— Il m’a demandé de résilier son abonnement au club.

— Pardon ?

— Il a prononcé le mot « résilier ». Il venait juste de s’inscrire. D’habitude les gens ne reviennent pas et ça s’arrête là. Lui, il voulait que je lui rende le formulaire.

— Et vous avez résilié son abonnement ?

— C’était la première fois que je faisais ça, j’ai même dû téléphoner au gérant.

— Vous devez bien avoir un moyen de le contacter, ou ses coordonnées sur un ordinateur ?

— Son dossier n’a pas eu le temps de passer en machine, mais même si je les avais, je ne vous les donnerais pas.

Nicolas le pria de l’excuser et de prévenir Thierry Blin au cas où il réapparaîtrait. Il savait déjà que c’était peine perdue. Blin ne réapparaîtrait plus.

De retour vers le centre, il demanda au taxi de le déposer rue Fontaine. Il aimait la vodka depuis moins de vingt-quatre heures mais elle lui était déjà si familière qu’il avait besoin de la retrouver en tête à tête pour faire le point sur cette disparition. Il chercha un lieu d’accueil et se sentit attiré par le Lynn, un bar de facture classique, tout de cuir noir et rouge, des serveurs en livrée blanche, un comptoir en bois encore plus imposant que celui de la veille.

On dit que seul un fou sait en reconnaître un autre. Nicolas ne cherchait même plus à savoir s’il avait lu dans la folie de Blin ou si Blin avait lu dans la sienne. Une chose était sûre, Blin avait pris au sérieux le moindre mot prononcé hier soir, comme si le projet avait traîné déjà longtemps dans son esprit, et que cette rencontre avec Nicolas lui permettait de le concrétiser enfin.

Il commanda un verre et le but cul sec. Du haut de son territoire de sérénité, il se laissa glisser vers celui de l’euphorie. Il leva son verre bien haut pour s’adresser à Blin comme à un ami défunt.

Nous ne nous reverrons sans doute jamais, Blin, mais si vous m’entendez, où que vous soyez, dites-vous bien que les propos avinés d’hier méritaient juste de se perdre dans les brumes du sommeil. Personne ne devient quelqu’un d’autre. Ne prenez rien de tout cela au sérieux, vous risquez de vous perdre dans des contrées dont il est impossible de revenir. Croire à ce pari, essayer de le gagner serait pure folie et déclencherait à coup sûr des phénomènes étranges, irréversibles. Y penser, c’est déjà aller trop loin. Il ne faut pas réveiller les démons intérieurs ni les ridiculiser en leur trouvant des remplaçants. Les nôtres sont déjà en poste, ils tiennent nos âmes comme des places fortes, ils veillent ! Et nous aurions le toupet de les mettre à la porte ? Ils ne nous le pardonneraient pas. On ne peut rien changer à ce qu’on est, tout est écrit, ancré, gravé, et nul ne peut effacer ça. Notre esprit n’est pas un repentir, une page que l’on réécrit chaque jour. Notre cœur ne battra plus jamais que comme notre cœur, il ne cherchera plus de nouveaux rythmes, il a trouvé sa mélodie depuis longtemps. À quoi bon la changer, il faut des années pour s’en composer une.

Il eut tout à coup envie d’une cigarette et demanda un paquet au serveur.

— Nous n’en vendons pas.

— Vous n’en auriez pas une à m’offrir ?

— J’ai arrêté.

— Moi aussi, mais…

— Je vais demander.

Nicolas remarqua le paquet de Dunhill bleu d’une cliente, assise, tout près de lui, au bar. Quitte à bazarder ses bonnes résolutions, autant choisir une vraie cigarette, forte et goûteuse, comme celles qu’il fumait il y a encore cinq ans. Le serveur lui tendit une Craven sans filtre, il la porta à ses lèvres, conscient du risque qu’il prenait ; s’il la fumait, des milliers suivraient peut-être, toutes moins bonnes. Les matins d’angoisse, certaines auraient même le goût de la mort. Il repéra un Zippo près du verre de sa voisine — la première femme qu’il voyait utiliser un briquet à essence — et le lui emprunta. Avant d’allumer sa cigarette, il hésita encore, le temps de prendre une autre vodka.

Et s’il n’était pas aussi prévisible, après tout ? Et si, après cette cigarette, il n’en fumait que deux ou trois, juste pour profiter de l’ivresse du moment ? Et s’il avait, lui, Gredzinski, la force de triompher là où tous les autres échouaient ? Déjouer un scénario écrit longtemps à l’avance, renvoyer dos à dos les fumeurs invétérés et les repentis de la tabagie. Il fit jaillir la flamme, alluma enfin sa Craven, suspendit cette seconde-là, le poitrail gonflé, puis laissa échapper un soupir de fumée.

L’avenir dirait la suite.

Il était minuit et demi, l’endroit était clair et frais, la ventilation avalait le peu de fumée que ses lèvres rejetaient, son verre ne laissait aucune auréole sur le comptoir en bois, demain il n’avait pas de rendez-vous avant 10 heures, plus rien ne pouvait l’empêcher de prendre un dernier verre. À chaque nouvelle bouffée de cigarette, les très légers effluves d’un parfum de luxe lui effleuraient les narines ; il s’étonna un instant de ce curieux phénomène et flaira discrètement ses doigts qui auraient dû puer l’essence. Sans demander la permission à sa voisine, il saisit à nouveau le briquet et le renifla sous tous les angles.

— Ne me dites pas qu’au lieu de le recharger à l’essence, vous le rechargez avec du parfum !

— Miss Dior. Sinon c’est une infection, dit-elle. Ça brûle aussi bien, et en plus, ça fait une jolie flamme bleue.

Ses yeux aussi étaient bleus, il suffisait d’avoir la curiosité de les regarder, ce qu’il fit, enfin. On ne voyait même que ça et pourtant, elle en jouait peu. Nicolas aurait aimé voir ce visage à la lumière du jour, quelque chose lui disait que ce regard d’acier venait contredire la chaude harmonie de sa peau mate et de ses cheveux châtains. En temps normal, il aurait déjà bafouillé une banalité et détourné le regard, timide, pris au dépourvu, incapable de répondre au charme innocent de cette drôle de fille. Mais ce soir, la cigarette au coin du bec, l’âme en paix, il la regardait en face, sans chercher à meubler le silence avec des phrases toutes faites, et laissait l’instant s’écouler sans avoir besoin d’un temps d’avance sur lui.

— Vous pensez que ça marcherait avec de la vodka ? demanda-t-il.

Elle sourit. Curieux de ce qu’elle buvait, il se pencha vers son verre.

— C’est quoi ?

— Du vin.

— … Du vin ? répéta-t-il, surpris.

— Vous savez, ce liquide rouge et âcre qui modifie les comportements.

— Je ne pensais pas qu’on en trouvait dans les bars. Pour tout vous dire, je suis un débutant.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Je ne bois que depuis hier.

— … Vous me charriez, là ?

— Ma première cuite date de la nuit dernière !

Malgré un irrésistible accent de vérité, elle refusa d’y croire.

— Je vous jure que c’est vrai. Ce matin, j’ai même fait connaissance avec la gueule de bois.

— Ça donnait quoi ?

— J’avais envie de quelque chose de gazeux.

— Et alors ?

— J’ai bu du Perrier.

— Efficace ?

— Je n’ai pas émergé de la journée.

— Je ne devrais pas dire ça à un novice, mais l’idéal c’est la bière. C’est triste à dire mais ça marche.

— …?

— Quelle chance vous avez de commencer si tard ! Vous avez un foie de bébé, un estomac à toute épreuve, un système cardio-vasculaire qui ne vous lâchera pas avant longtemps. Si j’étais vous, je ferais un tour du monde des tord-boyaux, ils produisent tous des effets différents et ne vous mènent pas forcément où vous voulez. Je vous sens une âme d’aventurier.

— Votre destination préférée ?

— Je ne bois que du vin. Peu mais rien que du bon. Ici, ils ont une excellente cave, c’est rare dans les bars de nuit.

— Je m’appelle Nicolas Gredzinski.

— Loraine.

Elle portait un fin pull gris, une longue jupe noire qui lui arrivait aux chevilles, des bracelets en pagaille à son poignet droit, des bottines en cuir et toile noires. Ses pommettes saillantes et ses cernes naturels ne trahissaient aucune usure mais donnaient de l’élégance à tout le visage. Sa peau légèrement aurifiée avait des reflets plus mats sur les joues et le front. Une peau de Latine sur des traits slaves. Un visage unique que Nicolas venait de fixer pour toujours dans sa rétine.

— Vous faites quoi, dans la vie ? demanda-t-il.

Et tout s’arrêta net.

Ce moment de grâce inattendu prit fin à cette seconde précise.

Elle demanda combien elle devait, sortit un billet, rangea cigarettes et briquet dans son sac.

— Je ne réponds jamais à aucune question d’ordre privé.

Nicolas, pris de court, ne sut quoi faire pour revenir en arrière, sinon proposer un autre verre qu’elle refusa d’un geste sec. Elle ramassa sa monnaie et quitta le bar sans se retourner.

Avant de rentrer se coucher, Nicolas but une dernière vodka pour vérifier si elle savait aussi bien faire oublier les défaites que fêter les victoires.

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