ÉPILOGUE

Ils avaient dit 21 heures.

Nicolas s’en souvenait, malgré son état cette nuit-là. Comment oublier cette sensation de reprendre sa vie en main, comme un esclave affranchi, tout surpris par sa soudaine liberté. Durant les trois années écoulées depuis ce 23 juin-là, il avait connu l’ivresse des cimes et celle des profondeurs, il avait déchaîné ses forces trop longtemps contenues, il avait même regardé la mort en face : tout aurait pu contribuer à lui faire manquer ce rendez-vous auquel il n’avait jamais cru.

L’annonce dans le journal de la disparition de Blin l’avait poussé à venir. Il voyait dans cette disparition la confirmation et la suite logique d’une histoire dont il avait été le prétexte. Seul un mort, revenu du royaume des morts, pouvait respecter les termes de leur pari.

Nicolas arriva largement en avance et ce n’était pas un hasard, il avait envie de faire un tour au club de tennis des Feuillants, entre pèlerinage et nostalgie, celle de sa forme physique qui peut-être ne reviendrait plus. Si l’alcool n’avait jamais fait trembler ses mains ni coupé ses jambes, il avait distendu ses réflexes et sa motricité générale. Son médecin avait beau le rassurer, sa bonne vieille inquiétude avait repris le dessus, il se voyait déjà comme un vieillard essoufflé et bientôt incapable de monter un étage à pied. En retournant aux Feuillants, il avait envie de voir les joueurs bouger, faire des accélérations, marquer des points gagnants. La magie du tennis allait peut-être réveiller quelque chose en lui et lui redonner goût à l’effort. Il resta quelques minutes devant un double mixte qui, en âge, totalisait dans les trois cents ans. Des septuagénaires tout de blanc vêtus échangeaient des balles redoutables et des noms d’oiseaux pour les points litigieux. Exactement le spectacle dont il avait besoin. Puis il fit le tour du club à la recherche d’un peu de virtuosité, en trouva çà et là, au hasard des courts. L’envie de jouer le reprit.

20 h 40 à sa montre. Son rendez-vous, même symbolique, ne souffrait aucun retard. Il prit sa voiture, retourna dans ce fameux bar américain qui n’avait pas changé d’un iota, s’arrêta au seuil pour jeter un coup d’œil panoramique vers la salle afin qu’aucune silhouette ne lui échappe. S’il avait beaucoup bu ces derniers mois, divagué jusqu’à plus soif, embrasé sa mémoire, oublié celui qu’il avait toujours été, il se souvenait encore du visage de Thierry Blin. Une petite tête ronde de brun aux yeux roublards, recouverte de barbe et de cheveux en friche. Dans ce bar, à 21 h 5, personne ne ressemblait à ça. Il se cala dans une banquette, les bras croisés, heureux d’être là sans se l’expliquer. Personne ne lui demanda ce qu’il voulait boire. De nouveaux visages apparurent, des cadres, des couples, quelques touristes, rien qui ressemblât au disparu Thierry Blin.

À 21 h 40, il finit par se résigner ; le fantôme n’apparaîtrait plus et c’était mieux ainsi ; il y a des mystères qui ne gagnent rien à être éclaircis, et des secrets dont il vaut mieux ne pas être le dépositaire.

Il était temps de retourner vers la femme qu’il aimait. Il se leva, résigné, sans doute un peu déçu, et jeta un dernier regard dans la salle. Il ne remettrait plus jamais les pieds dans cet endroit qui avait vu sa vie basculer en quelques heures ; une histoire ancienne. Ses yeux s’attardèrent sur une tête, ou plutôt une nuque, entièrement glabre, immobile, dressée sur un corps vêtu de lin clair. L’homme était là depuis son arrivée, courbé sur le comptoir, les doigts posés sur un immense cocktail orange et bleu. En s’approchant de trois quarts, Nicolas reconnut un des membres des Feuillants qu’il venait de voir jouer une heure plus tôt.

— Excusez-moi, je m’appelle Nicolas Gredzinski, j’ai vu quelques-uns de vos échanges, tout à l’heure, aux Feuillants.

— … Et ?

Gredzinski ne reconnut rien de ce visage, pas même les petits yeux roublards.

— J’ai eu une impression étrange en vous regardant frapper dans la balle. Vous me permettez de dire le fond de ma pensée ?

— Je vous en prie.

— Vous avez une certaine aisance dans vos coups, vous ne ratez aucune balle facile, mais on sent bien qu’à la moindre accélération, vous avez un temps de retard.

— Voilà qui est sincère.

— En un mot, vous êtes un joueur honorable, mais vous ne pourriez passer un classement de 15.

— Je n’ai jamais essayé pour éviter d’en avoir la preuve.

— Et pourtant. Il y a quelque chose d’unique dans votre jeu : le revers décroisé.

— …?

— Un geste magnifiquement contrarié, saisissant de vitesse, avec un angle droit incroyable. Un coup de champion.

— …

— Il n’y a que deux individus au monde capable de maîtriser un pareil atout. Il y avait Adriano Panatta, notamment pendant le tournoi de Roland-Garros en 1976. Et puis il y avait un type, aujourd’hui disparu, qui s’appelait Thierry Blin.

Paul Vermeiren ne dit rien, retint un sourire et, d’un geste de la main, fit signe à Gredzinski de s’asseoir sur le tabouret près du sien.

Le serveur s’approcha de lui-même.

— Je vais prendre une vodka dans un petit verre bien glacé, dit Vermeiren, et vous ?

Nicolas réfléchit un instant, se laissa submerger par la tentation. Plus tard dans la soirée, il avait prévu d’ouvrir une bouteille de vin de pays débusqué par Loraine ; il avait décidé de ne plus boire qu’en sa présence ; elle serait là, désormais, pour partager ses moments d’euphorie, et pour longtemps peut-être.

— Rien, merci.

Ils gardèrent le silence jusqu’à ce que Vermeiren fût servi.

— Je pensais bien avoir gagné ce pari, dit-il. J’ai dupé tout mon petit monde, mais si mon masque tombe devant un inconnu !

Nicolas sourit, flatté.

— Vous vous souvenez de l’enjeu ? dit Paul.

— Bien sûr.

— Malheur au vaincu, demandez-moi ce que vous voulez.

Nicolas n’y avait jamais réfléchi. Surpris, il s’entendit répondre :

— Ma revanche au tennis.

Paul éclata de rire et se reprit très vite :

— Quand ?

— Pourquoi pas tout de suite, qu’on en finisse.

— Le club va fermer, il fait presque nuit, dit Vermeiren en regardant sa montre.

— Le court n° 4 est équipé de spots pour les tournois. Avec un gros pourboire, Maurice nous sortira le grand jeu.

Paul leva son verre sans avoir besoin d’ajouter un mot.

Une demi-heure plus tard, ils échangeaient quelques balles d’échauffement. Nicolas était de retour sur le court bien plus tôt qu’il ne l’avait imaginé. Il avait appris à saisir les occasions, or celle-ci ne se présenterait plus. Après tirage au sort, Paul choisit de servir. Chacun des deux se jura de vaincre.

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