Il hésita un long moment entre Décès et Inventaire. Par superstition, il évita le premier sans se résoudre au second et griffonna au marqueur Fermeture exceptionnelle sur un bout de carton. En le scotchant sur la porte vitrée de sa boutique, il se demanda combien de temps il avait le droit de faire traîner l’exceptionnel avant que des clients inquiets ne préviennent la police.
— Nous l’aimions beaucoup, monsieur le commissaire. Je me suis méfiée dès le premier jour où j’ai vu son écriteau, M. Blin n’avait jamais fermé auparavant.
Il imaginait bien Mme Combes jouer ce petit sketch en espérant trouver un corps en décomposition derrière une feuille de Plexi. Héroïne tardive, fière de ses intuitions, peut-être l’occasion rêvée, dans son œuvre peint, de passer de l’autoportrait à la nature morte. Blin ne lui ferait pas ce plaisir, il n’avait besoin que d’une journée pour faire ses recherches et serait rentré avant la soirée. Il ne choisit pas l’itinéraire le plus court pour le centre-ville mais le seul où l’on pouvait apercevoir le ciel, et la Seine qui courait. Fermeture exceptionnelle. L’exceptionnel, c’était cette curieuse sensation de liberté en accrochant l’écriteau. Il venait d’accomplir un acte révolutionnaire, de bousculer l’ordre établi. Si anodin soit-il, ce fermeture exceptionnelle était une onde brouillée dans la transparence d’une vie entière, un secret qu’il ne pouvait déjà plus partager, un mensonge public ; il s’en fallait d’un rien pour en faire un point de non-retour.
Il entra dans les locaux d’un quotidien et se laissa diriger jusqu’au service documentation. On le fit patienter près du distributeur de boissons chaudes, entre un canapé râpeux et un cendrier plein. Intrigué, il scruta le va-et-vient de ceux qu’il prenait tous pour des journalistes. Thierry ne pouvait concevoir l’idée même de travail que comme un exercice de solitude. Si les dieux et les diables lui donnaient la force de construire celui qu’il voulait être, ce serait à coup sûr l’homme le plus seul au monde. Au chaud dans son ermitage, barricadé dans un isolement de forcené, porté par la ferveur de ceux qui pensent que le dehors n’est qu’une illusion. Celui-là vivra incognito parmi ses contemporains, en priant que le subterfuge tienne le plus longtemps possible.
— Je voudrais consulter tous les articles parus dans votre journal sur les détectives privés.
Il prononça détectives privés comme si les mots eux-mêmes étaient fauteurs de trouble et annonciateurs de chaos ; ils entraient en résonance avec fermeture exceptionnelle, Blin les sentait compromettants, délicieusement dangereux. Sans être dupe de sa paranoïa, il la voyait comme le signe de sa détermination et la promesse de prendre au sérieux l’aventure qu’il s’était promis de vivre.
Un café à la main, la documentaliste était à mille lieues d’imaginer tant d’atermoiements ; elle pianota sur un clavier et imprima tous les textes où apparaissaient les mots « détective privé » parus depuis les douze dernières années. Moins d’une heure plus tard, Thierry Blin était installé à une table de la bibliothèque de Beaubourg, entouré de paperasses, un surligneur en main. Il trouva sur place un ouvrage cité dans un des articles — un historique de la profession assez fastidieux qu’il parcourut en vingt minutes — dont la bibliographie exhaustive lui donna d’autres pistes. En début d’après-midi, il en savait déjà bien plus et trouvait même assez piquante cette recherche de renseignements sur les chercheurs de renseignements. Une étudiante vint à son secours, amusée par son côté pataud devant l’écran où défilait une myriade de sites Internet en rapport plus ou moins direct avec le sujet. Son enquête allait plus vite que prévu, il réunissait déjà une documentation impressionnante, le mode d’emploi pour la compléter, les renvois à d’autres articles, plus de références qu’il n’en fallait. Dans une librairie, il commanda L’Agent privé de recherches aujourd’hui, considéré comme le plus fiable sur la profession, ses mythes, ses réalités, sa législation. Il eut le temps de retourner au Cadre bleu pour mettre son dossier à l’abri et déchirer le panneau Fermeture exceptionnelle, certain que personne ne s’était aperçu de son absence.
La clinique se trouvait aux confins d’une banlieue perdue, entre une cité vieillotte et un terrain de football à moitié pelé. À la nuit tombée, il gara sa voiture dans une ruelle qui longeait le bâtiment, et pénétra dans le hall à l’instant où les néons s’allumaient.
— J’ai rendez-vous avec le professeur Kœnig.
— Vous êtes monsieur ?
— Paul Vermeiren.
Ça y est, il l’avait dit. En prenant rendez-vous, il avait réussi à lâcher le nom au téléphone, mais l’épreuve frontale était bien plus délicate.
— Vous patientez un moment, monsieur Vermeiren ?
Thierry se retrouva seul dans la salle d’attente, troublé. Entendre prononcer ce nom lui avait fait battre le cœur comme s’il avait dû passer une frontière avec des cataclysmes plein sa valise. Paul Vermeiren était né aujourd’hui, 28 juillet à 19 h 30, la standardiste d’une clinique de banlieue l’avait mis au monde sans le savoir ; désormais ce serait sa date de naissance. Blin ne pouvait plus faire machine arrière. Il allait jouer l’apprenti sorcier avec lui-même, sans faire de tort à quiconque, et qu’importe si la loi le lui interdisait.
Le professeur Kœnig le fit entrer dans son cabinet, un simple bureau et une table d’auscultation.
— C’est la première fois qu’on se voit, monsieur Vermeiren, dit-il, le regard inexpressif au possible. De quoi s’agit-il ?
J’ai quarante ans et je veux prouver qu’il y a une vie après la vie.
— J’aimerais changer de tête.
Cillement imperceptible du médecin qui réfléchit un instant.
— Expliquez-moi un peu ça.
— Pas facile à dire… J’ai de plus en plus de mal à supporter ce visage. Je veux en changer, il paraît que c’est possible.
— On peut gommer des petits défauts, des détails qui virent à l’obsession, mais vous me parlez de quelque chose de plus radical.
— Ne me dites pas que je suis le premier à vous demander ça.
— Comment m’avez-vous trouvé ?
— Dans l’annuaire.
— … Dans l’annuaire ?
Le regard du médecin perdit son étrange immobilité, et pas dans le sens que Thierry aurait souhaité.
— Vous pourriez confier votre visage à un praticien recruté dans un annuaire ?
— …
Kœnig se leva de son fauteuil et, d’un geste de la main, fit signe à Blin de le suivre jusqu’à la porte.
— Monsieur Vermeiren, je ne veux pas connaître vos raisons. Sachez seulement qu’en France il n’y a que trois cents chirurgiens plastiques habilités à faire ce genre d’opération, mais que deux mille cinq cents les pratiquent. Parmi ceux-là, vous trouverez sûrement quelqu’un.
Il referma la porte d’un geste ferme. Mal à l’aise sur ses jambes, comme si la fine odeur ambiante de l’éther l’avait anesthésié, Thierry retourna vers sa voiture. Sans savoir si Blin s’en serait mieux tiré, il était sûr d’une chose : pour sa première sortie dans le monde, Paul Vermeiren avait été lamentable.
Malgré les régulières menaces du législateur de statuer une bonne fois pour toutes sur la question, n’importe qui pouvait s’improviser détective privé, sans diplôme ni formation, ouvrir une agence et exercer sans la moindre contrainte, sinon avoir un casier judiciaire vierge et être déclaré à la préfecture de police. En clair, il suffisait qu’à la boutique, Blin remplaçât le mot encadreur par agent de recherches, et le tour était joué. La plupart des informations glanées dans sa revue de presse se recoupaient, il connaissait désormais les grandes lignes de la profession, son histoire, son ordinaire, sa clientèle, ses tarifs, même ses dérives.
— C’est quoi, toutes ces photocopies ?
Nadine, venue le chercher à l’improviste au Cadre bleu, le surprit dans l’arrière-boutique au milieu de sa paperasse étalée à terre. Huit jours qu’il dépouillait, surlignait, classait, découpait, cochait, et brûlait tout ce dont il n’avait plus besoin. Huit jours passés à la découverte d’un autre monde, au détriment du sien et de son travail. Dans un tiroir, il prit soin de ranger son Guide Marabout de l’Agent de recherches pour le soustraire au regard de Nadine, un ouvrage qui avait le mérite de débarrasser le métier de pas mal de poncifs et d’en décrire les réalités quotidiennes. Ce matin même, il avait lu l’interview d’un privé qui parlait de son job avec beaucoup de sobriété et de précision, un ton qui inspirait confiance et coupait court à pas mal d’idées toutes faites.
— J’ai demandé de la doc sur ce type qui a inventé le Cassandre et le Carabin.
— Le quoi ?
Nadine était déjà passée à autre chose et se promenait dans l’atelier en espérant trouver un petit quelque chose à se mettre sous les yeux.
— C’est un gars que j’ai connu quand je bossais au musée, il vient d’inventer deux cadres qu’on peut visser directement dans le mur. Je veux bien t’expliquer mais uniquement si ça t’intéresse.
— Tu vas les utiliser, ces cadres, toi ? demanda-t-elle devant une affiche originale de Scarface qu’il devait encadrer pour le lendemain.
— Non, je ne crois pas, mais j’ai envie de savoir pourquoi il a inventé ces cadres, et pas moi.
— Comment veux-tu répondre à une question pareille ?
— Si tu avais vu ce type-là, à l’époque… Il avait un petit côté étriqué, pas à l’aise, comment imaginer qu’il aurait pu avoir une idée aussi brillante ?
— Tu m’emmènes dîner ?
Le mensonge allait désormais jouer un rôle capital dans la vie de Blin. Pour lui, un mensonge qui faisait ses preuves assez longtemps devenait réalité. Les idées reçues, les réputations usurpées, les compromis historiques étaient des mensonges qui avaient résisté au temps ; plus personne aujourd’hui ne songeait à les remettre en question. Un jour, peut-être, croirait-il lui aussi qu’un type du musée d’Orsay avait inventé le fameux cadre Cassandre qui se visse dans le mur ; en attendant, il avait coupé court à la curiosité de Nadine. Il ferma boutique, monta dans la voiture et se laissa conduire dans un restaurant chinois dont elle raffolait. Durant tout le dîner, pensif, il la regarda sourire, manier ses baguettes, changer d’avis sur sa commande. D’habitude elle n’était pas si bavarde, il l’écouta raconter sa journée dans le détail. Leurs routes devaient bientôt se séparer, il allait disparaître aux yeux du monde, et le monde ne s’en apercevrait même pas. En aucun cas il ne voulait la rendre malheureuse, la forcer à subir son absence, lui imposer sa disparition comme un diktat, la condamner au doute, lui laisser espérer un retour, imaginer les pires choses que personne ne viendrait contredire. Celle qui lui avait dit Je t’aime n’en souffrirait pas. Jamais il ne ferait d’elle une femme qui attend. Un autre le remplacerait vite dans le cœur de Nadine et prendrait soin d’elle mieux qu’il n’avait su le faire. Il lui fallait maintenant imaginer une fin à leur histoire avant de disparaître pour de bon.
En la regardant boire son thé à petites gorgées, il se souvenait des limites qu’ils s’étaient données le jour de leur emménagement, comme s’ils avaient subi d’autres vies conjugales, comme s’ils savaient par cœur ce qu’était un couple et comment le faire durer. Ne pas essayer de changer l’autre avait été la règle numéro un. Aujourd’hui, il ne savait plus quoi en penser, mais une chose était sûre, il trouvait bien plus captivant de se changer soi-même.
Plus tard dans la soirée, ils firent l’amour sans ferveur, animés par un désir tacite de respecter une norme de couple sans avoir à prononcer le mot érosion, même s’il n’y en avait pas de meilleur.
Étrange sentiment de culpabilité. Tourner autour d’une cabine téléphonique pendant un bon quart d’heure pour trouver le courage d’appeler La Vigilante, l’une des plus anciennes agences de détectives privés, peut-être la plus sérieuse. Demander à parler à Philippe Lehaleur, l’agent de recherches qui, dans sa longue interview, avait intrigué Blin par sa franchise et son second degré. Celui-ci étant absent, on lui proposa un autre détective ; Blin préféra rappeler deux heures plus tard. Compte tenu de l’article en question, il n’était sans doute pas le seul à vouloir le contacter. Il prit son mal en patience et, dans un café, lut sa bible sur les détectives privés modernes. En fin d’après-midi, il réussit à le joindre.
— J’ai lu une interview de vous, dans le journal.
— C’est pour un rendez-vous ?
— Oui.
— Qu’est-ce qui vous arrangerait ?
— Tout de suite.
— Je reçois quelqu’un dans une demi-heure, ça ne va pas être possible.
— Je suis tout près de vos bureaux.
— Si vous voulez me confier une affaire, ça risque de prendre plus longtemps que vous ne pensez.
— C’est plus simple et plus compliqué à la fois.
— Dix minutes, ça ira ?
Lehaleur ne fut pas vraiment surpris, c’était même la façon typique de procéder pour qui veut en découdre avec ce job. D’emblée il chercha à mettre Blin en garde contre la part de romanesque et de fantasme qui collait aux semelles du détective privé ; il considérait son métier comme un des plus rigoureux, peut-être un des plus contraignants, parfois l’un des plus pénibles. Il insista sur le charlatanisme ambiant, les idées reçues et les motivations incertaines, toutes choses lues et relues par Blin dans son dossier de presse. Pour la première fois, il les entendait de la bouche d’un type dont le métier consistait à suivre les gens dans la rue, planquer dans une voiture avec une Thermos, photographier des couples qui s’embrassent aux terrasses des cafés. Un œil sur sa montre, Lehaleur conclut en disant que le seul moyen de connaître le métier était de faire un stage dans une agence qui voudrait bien de lui. La sienne n’avait besoin de personne, mais il prendrait le temps d’y réfléchir.
— J’ai quarante ans. Ce n’est pas trop vieux pour commencer ?
— À bien y réfléchir, ce serait plutôt un atout. Si toutefois vous prenez le risque, comme ceux que vous observez, de perdre toute vie privée.
C’était une maison malade, vide, mais toujours debout. Yvette et Georges Blin s’y étaient installés dès leur rencontre et avaient fini par l’acheter pour une bouchée de pain. C’est là qu’ils s’étaient mariés, c’est là qu’ils avaient fait une place à leur fils unique, c’est là qu’un soir Georges était rentré en se plaignant d’une douleur vers l’épaule gauche. Le lendemain, le petit Thierry avait vu la maison pleine de monde. Et sa mère qui, d’habitude, savait répondre à ses questions était restée muette.
Dès lors ils vécurent tous les deux, condamnés à cette baraque. Après tout, c’était un petit pavillon de banlieue avec son coin de verdure, son voisinage paisible — tant d’autres gosses de Juvisy se contentaient d’un terrain vague au flanc d’une cité. Ceux qui avaient conçu et construit cet endroit ne s’étaient posé aucune question sur le bien-être de ceux qui allaient y vivre. L’espace se partageait en trois pièces identiques, trois carrés d’une rectitude parfaite, deux chambres trop grandes et, au milieu, un salon cuisine où il était impossible de circuler, où personne n’avait envie de séjourner. Ils avaient connu la chaudière à mazout à l’odeur entêtante, les allées et venues d’Yvette, le jerrican à la main pour remplir le réservoir ; Thierry s’en servait de grill, il avait appris tout jeune à y cuire du popcorn et des châtaignes. La toile de jute rouge cachait la lèpre qui envahissait les murs et le linoléum gondolé offrait une piste de billes bien plus intéressante qu’un carrelage trop lisse. La salle de bains était froide et sans la plus petite ouverture au jour. Il n’y avait pas de grenier mais une cave laissée à l’abandon — l’aménager aurait coûté bien trop cher. Thierry n’y était jamais descendu, il s’imaginait vivre au-dessus d’un trou noir, mystérieux, plein de tout ce qu’on raconte sur les caves. À l’adolescence, il commença à se sentir mal à l’aise entre les murs de sa chambre. Il se laissait facilement inviter chez les copains, traînait tard le soir autour du banc public, déjeunait à la cantine du lycée, tout proche. La nuit, il écoutait de la musique au casque et se projetait aux Amériques, le temps d’un disque. Il quitta la maison juste après le baccalauréat pour une chambre de bonne, place Daumesnil, à Paris ; la vie pouvait commencer. Il ne revenait au 8, rue Jean-Perrin à Juvisy que pour visiter sa mère, le samedi. Elle retourna vivre, et mourir, là où elle était née, en Vendée ; sa vie durant, elle avait redouté, à cause d’antécédents familiaux, cette rupture d’anévrisme.
Blin gara sa voiture devant le grillage de l’entrée, la rue était vide, silencieuse comme il l’avait toujours connue, et plus encore depuis que les chiens avaient disparu. Les volets verts de la maison étaient mangés par la rouille, le chiendent avait poussé entre les dalles. Il préféra attendre dehors son rendez-vous avec Keller, un promoteur de la Sedim intéressé par le rachat et la réunion de cinq parcelles de terrain, dont celle de Blin. L’homme était affable, prêt à toutes les simagrées pour emporter le morceau ; Thierry se garda de le rassurer jusqu’au dernier moment. Après tout, il n’était pas seul sur les rangs, il y avait ce couple de gosses. Un amour tout frais, l’idée d’un bonheur à l’ancienne qui plaçait leur chez nous avant tout le reste. Avec un crédit déjà accordé, ils pouvaient prétendre à une petite bicoque qui grandirait au rythme des enfants et de leur temps libre. Ils étaient courageux et donnaient envie qu’on les aide. Malgré tout, Thierry préférait conclure avec la Sedim pour trouver un arrangement occulte avec Keller, baisser le prix de vente et obtenir un dessous de table en liquide dont il allait avoir besoin dans les mois à venir. En outre, il ne pouvait imaginer un jeune couple s’installer là comme ses parents l’avaient fait. Il fallait à tout prix leur donner une chance de bâtir ailleurs, dans un endroit sain, neuf, loin des mauvaises vibrations, d’un passé qui suintait sur les murs. Cette maison ne serait jamais un chez nous, elle n’avait pas été celui de Georges et Yvette. S’ajoutait une dernière raison, de loin la plus cruciale : Thierry voulait la voir détruite. Celui qu’il allait devenir ne trouverait jamais sa place nulle part si cette maison tenait toujours debout, même dans sa mémoire.
De fait, il fit le voyage, un matin d’octobre, pour assister au spectacle. À 8 heures, le bulldozer arriva, ponctuel, et coucha la baraque sur le flanc en un seul passage. Hypnotisé, Thierry vit les parois fissurées d’humidité tomber d’elles-mêmes, la charpente craquer, les tuiles se disperser comme un château de cartes, il vit les murs rouges de sa chambre se mélanger à l’émail de la salle de bains, l’angle graisseux de la cuisine s’ouvrir à ciel ouvert, la chambre de ses parents finir en carcasse de plâtre et parpaings, une mosaïque de petits moments de sa vie qui s’enchevêtraient avant d’être réduits en miettes. L’évier qu’il atteignait en montant sur une chaise fit une courbe dans les airs avant de retomber sur le lino vert où il avait fait ses premiers pas ; une tapisserie que son père avait accrochée dans le recoin salon fut broyée dans les gravats des marches du perron où tous les trois prenaient le frais, tard, les soirs d’été ; sous la toile de jute qui se détachait comme une peau morte, un papier peint à grosses fleurs réapparut, et avec lui, une série de photos de Thierry dans son berceau, collées dans l’album de famille. Les mâchoires du bulldozer avalaient et recrachaient des pans entiers de son enfance jusqu’à en faire table rase.
Le moteur se tut enfin. Thierry se promena dans les décombres pour le seul plaisir de les piétiner et quitta le quartier pour toujours.
Lehaleur se manifesta plus vite que prévu et lâcha un nom au téléphone, celui de Pierre-Alain Rodier.
— Il nous est arrivé de travailler ensemble. Il est en fin de carrière et cherche un stagiaire pour tromper sa solitude. Il ne vous paiera pas, mais il peut vous apprendre tout ce qu’il faut savoir sur le métier. Je ne vous ai pas recommandé, mais je l’ai prévenu que vous alliez l’appeler.
Sans trop y croire, Blin se laissait porter en attendant le moment où quelque chose l’arrêterait. Il décrocha un rendez-vous dans la semaine.
L’agence de Pierre-Alain Rodier était attenante à son appartement dans un immeuble bourgeois du VIIIe arrondissement. Une vieille moquette, un bureau avec Minitel, un ordinateur, des encyclopédies, des dossiers en vrac derrière une porte, un petit cadre avec les tarifs de la maison, un autre avec le portrait de Vidocq. Rodier avait cinquante-huit ans, un physique de petit monsieur tranquille, plutôt mince, des cheveux jaunis par le tabac, une moustache grise, des yeux fatigués mais un vrai sourire espiègle. Si Blin joua franc jeu — il était encadreur, il avait envie de changer de métier, quelque chose l’attirait dans celui de détective — Rodier en fit autant — il avait bien moins de patience qu’avant, il avait besoin de compagnie, il voulait transmettre ce qu’il savait avant de tirer sa révérence. Le candidat devait être disponible jour et nuit, week-ends compris. Sur ce dernier point, il ne laissa pas à Blin le temps de discuter les modalités.
— Vous pouvez commencer quand ?
— Assez vite.
— Demain, 7 heures ?
— …?
— 70, rue de Rennes. Ce sera votre première filature.
— Pardon ?
— Il n’y a pas d’autre façon d’apprendre.