En refusant l’affaire de Brigitte, Paul s’exposait à un grave danger : lancer un autre privé sur les traces de Blin. Un charlatan la ratissait de ses économies et un privé chevronné pouvait remonter jusqu’à Vermeiren.
Elle avait rêvé Blin au point de s’inventer une liaison avec lui — la plus cruelle des déclarations d’amour — un aveuglement qui faisait peur à Paul. Cet acharnement à vouloir retrouver le cher disparu le mettait en danger. Il lui fallait se sortir de là comme il devait la libérer, elle, de cette passion qui avait fait de Mademoiselle une mythomane.
Vermeiren partit donc à la recherche de Blin, mais avant de se lancer, il ne put résister à la tentation de la questionner sur le personnage.
— Il avait des hobbies, des centres d’intérêt ?
— Il aimait le tennis, mais il était trop fier pour perdre un tournoi, ou même un match. C’était ce qu’on appelle un « mauvais joueur ».
— …?
— S’il s’est mis à jouer au poker, ça ne pouvait que mal tourner. Essayez un peu de chercher de ce côté-là.
— Sans savoir d’où venaient ses connexions avec ce milieu, ça ne va pas être simple. Autre chose ?
— Je ne sais pas si c’est important, mais il y a un détail dont je n’ai jamais parlé à la police. Je n’ai pas voulu briser le secret professionnel, même pour un début de piste.
— …?
— Un comptable, c’est comme un médecin, un avocat. Vous voyez ce que je veux dire, vous êtes astreint aux mêmes règles de confidentialité.
— Poursuivez…
— Quand j’épluchais ses talons de chèques, je trouvais trois ou quatre versements par an à une « Barbara », sans autre précision. « Barbara 800 francs », « Barbara 300 », des sommes de cet ordre-là, jamais plus. J’ai imaginé une maîtresse, j’en devenais jalouse, mais rien n’est venu recouper cette hypothèse. Je n’ai jamais su qui était cette Barbara. Ça peut vous être utile ?
Barbara avait un nez rouge, des cheveux verts, elle chaussait du 60, Blin n’avait jamais vu son vrai visage. Barbara était un clown. Dans un long entretien pour le Nouvel Observateur, elle racontait ses journées entières passées dans les hôpitaux, à faire rire des enfants cancéreux, week-ends et jours de fête compris. Surtout les jours de fête. Avec les années, elle avait su s’entourer d’une poignée de bénévoles ; à la fin de l’article, elle laissait une adresse où envoyer des dons. Blin donnait en se demandant parfois si ça l’aidait à s’acheter une bonne conscience, jusqu’à ce qu’il comprenne que la réponse n’avait pas vraiment d’importance. Il aurait pu aider tant d’autres associations, collectes de fonds, comités de soutien, mais il avait choisi Barbara parce que les photos publiées dans la presse ne dévoilaient pas son vrai visage. Elle aurait pu être sa voisine de palier, il ne l’aurait jamais su.
— Il avait des manies, des habitudes ?
— Pas vraiment. Ou bien des trucs un peu tordus.
— … Tordus ?
— Il y a une chose qu’il aimait par-dessus tout. Les jours où il pleuvait fort, il regardait discrètement à travers la vitrine de la boutique la rue se vider, les gens courrir. Ça ne manquait pas, il y en avait toujours un pour s’abriter dans la cabine téléphonique, sur le trottoir d’en face. Thierry appelait la cabine, et le type, un peu déconcerté, finissait toujours par décrocher. Et là…
Et là quoi ? Des gags de potaches, rien de plus, des mauvaises blagues d’adolescent attardé.
— Thierry se composait un personnage inquiétant, dangereux, comme s’il voulait déloger le malheureux. Ça donnait des choses comme « … Allô, Étienne…? Je n’ai pu avoir que 6 kilos, mais je ne descends pas à moins de 600 le gramme, c’est d’accord ? » L’homme répondait n’importe quoi, Thierry enchaînait sur « Vous n’êtes pas Étienne ! Vous êtes bien dans la cabine en face de la papeterie de la rue Raymond-Losserand ? » Le pauvre type lâchait le téléphone et sortait sous la pluie pour tourner le premier coin de rue. Thierry jouait plein d’autres personnages, des espions russes, des maris jaloux, je trouvais ce petit jeu odieux, il me répondait qu’il venait de mettre un peu d’aventure dans la vie d’un type qui en manquait sûrement. Vous ne pouvez pas imaginer une telle mauvaise foi.
Le mot « dangereux » agaça Vermeiren, il lui renvoyait une image de pervers. Pour une fois, il voulut réhabiliter Blin.
— Et s’il y avait une femme dans la cabine ?
— C’était différent, Thierry se piquait de pouvoir la faire rire. Il y arrivait parfois.
C’était ce que Paul voulait entendre. Même si, cent fois, Blin avait eu envie de dire, au bout du fil, en prenant une voix d’outre-tombe : « Elle vous va bien cette petite jupe rouge. »
— Vous voyez autre chose, Brigitte ?
— J’ai retrouvé quelques feuillets de son pense-bête, mais ça ne dit rien.
— Quelques feuillets de quoi ?
— Sur un petit bloc-notes, il écrivait tout ce qu’il avait à faire, à ne pas oublier.
— … Comment les avez-vous eus en main ?
— Je les ramassais dans la corbeille à mesure qu’il les jetait.
Paul dut se mordre la lèvre pour cacher sa surprise.
— Je sais, ça me donne l’air d’une folle, mais…
Oui, bonne à enfermer, il n’en croyait pas ses oreilles.
— Je vous en ai apporté quelques-uns, pour vous montrer, mais peut-être que ça ne vous sera d’aucune utilité.
Strictement aucune, mais Paul voulait les voir de ses yeux.
Commander 50 feuilles de contrecollé chez Rossignol.
Mardi soir, poulet. Ou du veau, Juliette aime bien le veau.
01 55 24 14 15, client possible pour la Combes (aquarelle).
Dire à Nadine qu’elle est bien dans la robe qu’elle n’ose pas mettre.
— Ça a de l’intérêt, Paul ?
Pot annuel chez Parshibi, samedi (Efferalgan).
Enregistrer « Feu Mathias Pascal » sur la 3.
95C ? Se faire expliquer.
— Ça en a ou pas ?
— Aucun. Vous allez les garder ?
— Bien sûr. Il me reste si peu de lui.
Même si Paul n’avait rien à craindre de ces feuillets, il se sentait spolié de quelque chose et en voulut à Brigitte d’avoir été capable de ça. Mythomane, fétichiste, quoi d’autre ? L’amour à sens unique poussait-il vers ces extrémités ?
— Il ne vous a jamais parlé de suicide ? La question est un peu abrupte, mais il faut tout imaginer.
— Il pouvait parfois être ailleurs, obscur, absent, mais jamais dépressif. La seule fois où je l’ai entendu prononcer le mot suicide, c’était au sujet du « petit Archimède ».
Vermeiren voyait très bien à quoi elle faisait référence et s’amusa à lui demander des précisions.
— Régulièrement, il me racontait l’histoire du « petit Archimède », je faisais semblant de l’avoir oubliée tant ça lui faisait plaisir. Je ne sais plus d’où il la tenait, un fait divers, ou un roman, un film, peu importe. C’est l’histoire d’un gosse de quatre ou cinq ans qui a des prédispositions incroyables pour la musique. Sans que personne ne lui enseigne rien, il maîtrise la gamme et peut jouer de n’importe quel instrument sans prendre aucun cours. Ses parents sont émerveillés et lui achètent un piano, lui paient un professeur, ils tiennent un petit Mozart, c’est une chance incroyable. Mais l’enthousiasme de l’enfant s’étiole vite, il refuse de jouer, et ses parents qui ont nourri des espoirs insensés le forcent à répéter ses gammes, ce qui le rend malheureux comme une pierre. Un matin, l’enfant se défenestre. Dans sa chambre, bien cachés sous son lit, les parents trouvent quantité de croquis, des figures géométriques, des calculs, des démonstrations mathématiques. Ils comprennent trop tard que le gosse n’était pas un petit Mozart mais un petit Archimède. Comme tous les grands mathématiciens, il savait déchiffrer le langage musical, mais ça n’était rien de plus qu’un divertissement. Sa passion, sa vraie voie, c’était l’algèbre, la géométrie, le calcul, les lois qui régissent l’univers et ses formes. Thierry était fasciné par ce petit conte. Il trouvait terrible l’idée d’une vocation contrariée.
Un frisson parcourut l’échine de Paul qui comprit enfin pourquoi Blin aimait tant raconter cette histoire.
— Faites le maximum. Ne me cachez rien de ce que vous trouverez. Je suis prête à entendre tout ce que vous pourrez me dire.
— En êtes-vous sûre ?
— Oui.
Ce fut sans doute cette certitude qui incita Paul à exaucer son plus cher désir.
Quinze jours plus tard, il lui donna rendez-vous à l’agence en fin d’après-midi et la fit patienter une dizaine de minutes, le temps de laisser son associé quitter les lieux.
— Entrez, mademoiselle Reynouard.
Comme les autres clients, elle jeta une œillade circulaire à la pièce, à la recherche de quelque objet typique, d’une ambiance. Puis elle s’assit et croisa les bras, tendue, prête à écouter les pires révélations. Paul attendait que le regard de Brigitte s’arrête enfin sur le sien.
— … Qu’est-ce qui vous est arrivé, monsieur Vermeiren !
— Vous voulez parler de ça ? dit-il en montrant les pansements sur son visage.
Une large bande de gaze sous la paupière gauche, bleuie, presque close, et un sparadrap à la commissure des lèvres. Question cicatrices, Paul avait connu bien pire, celles-ci disparaîtraient en moins d’une semaine. En attendant, elles produisaient l’effet escompté.
— C’est votre enquête qui…?
Pour ponctuer la surprise de Brigitte, il laissa s’étirer un long silence.
— Je reviendrai là-dessus plus tard, commençons par le début. J’ai longuement réfléchi avant d’accepter cette affaire. Le simple fait que Thierry Blin ait été mon client m’interdisait en théorie toute enquête à son sujet ; de plus, il connaissait mon visage, ce qui rendait la filature plus risquée. Vous avez réussi à me convaincre et la suite a prouvé que vous aviez raison.
Presque jaloux, Paul se demanda comment Blin pouvait encore allumer cette flamme dans les yeux d’une femme.
— Malgré vos efforts, l’ancien entourage de Blin ne nous a pas appris grand-chose. Je suis donc parti de la seule piste que j’avais en main : la mission qu’il m’avait confiée à propos du dessin de Bonnard dont il voulait retrouver le propriétaire. Vous voulez le détail de la façon dont je suis remonté jusqu’à lui ?
— Vous l’avez retrouvé ?!
— Oui.
Il vit ses joues rosir en une seconde, sentit son corps se tendre, son souffle plus haletant. Blin n’avait jamais rien remarqué de tout ça à l’approche de Brigitte.
— Où est-il ? Vous lui avez parlé !
Il posa la main sur un dossier bleu.
— Tout est là, mademoiselle Reynouard. Thierry Blin vit à Paris, il a changé de visage. Il s’appelle désormais Franck Sarla.
— …!
— Il m’a fallu six jours pour remonter jusqu’à lui, quatre pour le pister dans sa nouvelle vie. Ce sont ces quatre jours qui sont consignés ici. Avant que vous ne lisiez le rapport, je tiens à vous mettre en garde. Ce que vous allez y trouver va sans doute vous choquer, il est encore temps de ne pas l’ouvrir. Je connais votre détermination, mais vous allez peut-être échanger un souvenir qui vous est cher contre une vérité qui va longtemps vous encombrer. Réfléchissez.
— C’est tout réfléchi !
Il fallait s’y attendre.
Il saisit le dossier bleu et le lui tendit.
Elle se cala dans le fauteuil, respira à fond, et se mit à lire pendant que, du fond de la pièce, Paul tirait une cigarette du paquet qu’il gardait pour de très rares occasions.
Confidentiel.
À ne divulguer à aucun tiers.
Objet : Surveillance lundi 28 mai de M. Thierry BLIN, dit Franck SARLA (et dénommé ci-après) à partir de son domicile, 24, cité Germain-Pilon, 75 018 Paris.
8 h 00 : Début de mission
8 h 30 : Mise en place du dispositif de surveillance au niveau du 24, cité Germain-Pilon.
10 h 25 : Sortie de M. SARLA, seul, il porte un pantalon et une épaisse vareuse en cuir. Il se rend, à pied, à la brasserie du « Mont d’or », à l’angle du boulevard de Clichy et de la rue André-Antoine. M. Sarla semble connu du personnel et du patron, M. Brun, qui vient à sa rencontre. Ils s’installent à une table à l’écart pour discuter.
11 h 50 : Fin de la conversation avec M. Brun. M. Sarla quitte la brasserie pour s’engouffrer dans le métro.
12 h 05 : M. Sarla sort du métro à la station Brochant et entre au « Cercle Batignolles », un établissement de jeu sis au 145, rue Brochant. Le cercle étant régi par la loi 1951, seuls les membres parrainés peuvent avoir accès aux salles de jeux de cartes et de boule. La surveillance se poursuit à partir de l’académie de billard attenante aux salles de jeu.
13 h 30 : Courte réapparition de M. Sarla, portant une cravate et une veste manifestement prêtées par l’établissement. Il se rend aux toilettes et retourne dans la salle de jeu. Renseignements pris, il ne peut s’agir que de la salle où se réunissent les joueurs de poker.
15 h 50 : M. Sarla quitte le cercle, seul.
15 h 55 : M. Sarla entre dans le métro Brochant.
16 h 05 : M. Sarla sort du métro Place-de-Clichy, et s’achemine rue Blanche.
16 h 10 : M. Sarla entre dans une crèche municipale au 57 de la rue Blanche.
16 h 25 : M. Sarla sort de la crèche municipale avec un bébé dans les bras et l’installe dans une poussette qu’il sort d’une remise. Il quitte les lieux.
16 h 30 : M. Sarla achemine la poussette vers la rue Notre-Dame-de-Lorette jusqu’à l’arrêt de bus 74, station Saint-Georges, et attend.
16 h 35 : Arrivée d’un bus, une jeune femme en descend et va à la rencontre de M. Sarla. Elle semble avoir dans les vingt/vingt-cinq ans, porte une jupe courte et un blouson de cuir de type « Perfecto ». Après un baiser sur les lèvres de M. Sarla, elle se saisit du bébé avec des attitudes maternelles.
16 h 55 : M. Sarla quitte la jeune femme et l’enfant, remonte la rue Notre-Dame-de-Lorette à pied, puis la rue Fontaine, et s’arrête dans une boutique de fourrures et cuirs sur mesure, au 17 rue Duperré. Il essaie une sorte de très longue tunique en cuir beige décorée de broderies noires ; le tailleur ajuste les manches (très larges, type « chauve-souris ») ce qui nécessite plusieurs essayages.
17 h 20 : M. Sarla sort de la boutique et entre dans le métro Pigalle.
17 h 45 : M. Sarla sort au métro Sentier et se dirige vers l’angle de la rue Réaumur et de la rue Saint-Denis.
17 h 50 : M. Sarla attend au coin de la rue.
17 h 55 : Une prostituée (quarante/quarante-cinq ans) vient à la rencontre de M. Sarla. Ils parlent un moment puis s’engagent sous le porche du 148 bis, rue Saint-Denis et entrent dans un immeuble vétuste. Renseignements pris, la prostituée est connue sous le prénom de Gisèle et exerce principalement rue Saint-Denis.
19 h 45 : M. Sarla et ladite Gisèle ressortent de l’immeuble et se séparent. Il est à noter que la prostituée a une partie du visage tuméfiée (traces de coups, bleus), elle vient manifestement de pleurer et garde encore un mouchoir en main. Pendant qu’elle rejoint son secteur d’activité, M. Sarla se dirige vers la porte Saint-Denis et entre dans le métro Strasbourg-Saint-Denis.
20 h 05 : M. Sarla rejoint la place Vendôme puis entre dans le restaurant « Alibert », rue de Castiglione. Le lieu étant de haute gastronomie, les tables ne sont données que sur réservation ; la surveillance se poursuit de l’extérieur, dans un café situé en face, le Balto.
23 h 05 : M. Sarla ressort du restaurant, accompagné de deux hommes, la cinquantaine, tenues élégantes. Ils discutent un moment avant de monter chacun dans une voiture conduite par un chauffeur, une Mercedes immatriculée 450 CZH 06, et une Safrane immatriculée 664 DKJ 13. L’homme qui entre dans cette dernière propose à M. Sarla de le raccompagner, il refuse.
23 h 10 : M. Sarla quitte la rue de Castiglione.
23 h 50 : M. Sarla est rentré, à pied, à son domicile, 24, cité Germain-Pilon.
23 h 55 : Le dispositif de surveillance est maintenu à partir du 24, cité Germain-Pilon.
Paul guettait le moment précis où elle allait tourner la page.
— J’ai préféré rester, quitte à y passer la nuit. Compte tenu de son emploi du temps, j’ai imaginé que ce type avait des activités nocturnes. Et j’ai eu raison.
La nuance rosée avait quitté les joues de Brigitte pour se faire plus pâle.
Objet : Surveillance mardi 29 mai de M. Thierry BLIN dit Franck SARLA (et dénommé ci-après) à partir de son domicile, 24, cité Germain-Pilon, 75018 Paris.
2 h 40 : M. Sarla quitte son domicile dans la même tenue que la veille. Il s’engage sur le boulevard de Clichy.
3 h 00 : M. Sarla stationne devant le cinéma désaffecté, « Le Royal », à l’angle de la rue du Delta et de la rue du Faubourg-Poissonnière. Il actionne une sonnette devant le grillage, et attend. Il recommence l’opération plusieurs fois et manifeste des signes d’impatience.
3 h 10 : Un homme âgé ouvre la porte battante du cinéma, puis le grillage pour faire entrer M. Sarla.
5 h 40 : M. Sarla ressort du cinéma en compagnie de quatre femmes, entre vingt-cinq et quarante ans, en tenue de ville, et très maquillées. Ils attendent silencieusement, au seuil.
5 h 45 : Trois taxis s’arrêtent à leur hauteur, M. Sarla veille à ce que chacune soit bien installée. Ils se serrent la main. Les taxis repartent. M. Sarla descend la rue du Faubourg-Poissonnière tout en passant divers coups de fil sur son téléphone portable.
6 h 15 : M. Sarla entre dans l’hôtel « Holiday Inn » du boulevard des Italiens. Renseignements pris auprès du concierge, M. Sarla a pris une chambre, seul, et a demandé à être réveillé à 14 h 30.
15 h 10 : M. Sarla sort de l’Holyday Inn et remonte le boulevard des Italiens. Il s’arrête chez le chocolatier Deville & Charron pour y acheter des « sarments à l’orange » qu’il mange en reprenant son chemin vers la place de l’Opéra.
— C’était ses préférés !
Brigitte, émue, sourit.
— Parfois il faisait un détour par trois arrondissements pour aller chez Deville & Charron et prendre des sarments. Les meilleurs de Paris, d’après lui.
Elle soupira et reprit sa lecture. Paul, toujours accoudé à la fenêtre, attendait, patient.
15 h 35 : M.Sarla entre dans un magasin F.N.A.C. À l’ étage librairie, M. Sarla stationne, pour l’essentiel, au rayon « Ésotérisme ».
15 h 50 : Il ressort après avoir acheté plusieurs livres dont : L’Histoire des sectes de Rémy Grangier, Un gourou pour la vie de Carina Lorajna et L’Esprit interdit de Mark Selmer.
— Monsieur Vermeiren… Vous croyez qu’il y a un rapport avec cette tunique incroyable qu’il a essayée chez le tailleur ?
— Comment savoir ?
15 h 55 : M. Sarla entre dans le café « Le Marivaux », situé en face du magasin. Il s’installe à une table et commande un croque-monsieur et un demi.
16 h 20 : Tout en mangeant, il consulte les livres qu’il vient d’acheter.
16 h 30 : Il reçoit un coup de téléphone, parle un instant, raccroche et demande l’addition.
16 h 35 : M. Sarla sort du café et se rend, à pied, rue Bachaumont, dans une « retoucherie », sans enseigne, sise au 61 de la rue. Il parle avec l’homme qui tient la boutique. Ils sont seuls.
16 h 55 : Un car de police s’arrête devant la retoucherie. Trois agents en tenue, deux hommes et une femme, en descendent et entrent dans la boutique. Ils sont reçus avec enthousiasme par l’homme et M. Sarla. La conversation s’engage pendant que l’homme se rend au café jouxtant sa boutique, « La Chope », et en ressort avec une théière et des tasses.
17 h 00 : Les trois agents, M. Sarla et l’homme de la boutique prennent le thé.
17 h 10 : Les agents quittent les lieux et remontent dans le car. M. Sarla reste encore un moment dans la boutique.
17 h 20 : M. Sarla sort de la boutique. Il se dirige vers la rue Saint-Denis en coupant par la rue Saint-Sauveur.
17 h 30 : Il s’arrête à l’angle de la rue Réaumur et de la rue Saint-Denis et attend.
17 h 55 : La dénommée Gisèle vient à la rencontre de M. Sarla. Ils se dirigent vers un café-tabac situé à l’angle de la rue Réaumur et de la rue de Palestro, « Le Surcouf ».
18 h 00 : Installés à une table devant un verre de bière, ils discutent. M. Sarla a la main posée sur le genou de Gisèle.
18 h 10 : Ils se séparent au seuil de l’établissement. M. Sarla prend le métro à la station Strasbourg-Saint-Denis.
18 h 30 : M. Sarla sort du métro Bastille et se dirige vers la rue du Faubourg-Saint-Antoine. Il entre dans un magasin de meubles « Alain Affaires », sis au 51. Il y retrouve la jeune femme en blouson « Perfecto » à qui, la veille, il avait confié un bébé dans sa poussette. La jeune femme est accompagnée de son enfant, que M. Sarla prend dans ses bras et embrasse.
18 h 35 : M. Sarla et la jeune femme se promènent dans le magasin en compagnie d’un vendeur. Leur choix se porte sur une armoire en bois, type rustique, et un lit à deux places, pliant. M. Sarla s’assoit pour passer commande et fait un chèque.
18 h 55 : Dans la rue du Faubourg-Saint-Antoine, très encombrée, M. Sarla cherche un taxi en compagnie de la jeune femme à la poussette.
19 h 10 : M. Sarla installe la poussette dans le taxi, embrasse la jeune femme et l’enfant, et remonte la rue du Faubourg-Saint-Antoine à pied. Il descend dans le métro Bastille.
19 h 35 : M. Sarla sort du métro Abbesses et se rend rue d’Orchampt, dans un bar à entraîneuses, « Le Poussah ». La surveillance se poursuit de l’extérieur.
22 h 45 : M. Sarla ressort du bar et retourne vers la place des Abbesses.
22 h 50 : M. Sarla s’arrête à la hauteur du square et fait volte-face. Il s’approche du fileur, repéré, et l’entraîne, sans dire un mot, à l’intérieur du petit espace vert, entièrement vide. Le fileur reçoit un coup violent derrière la nuque et perd connaissance.
— … Il vous a frappé ?!
Paul détourna le regard, les pansements sur son visage étaient la meilleure réponse.
— Je le suivais depuis trop longtemps.
— … Et qu’est-ce qui vous est arrivé ?!
— Lisez.
Environ 23 h 30 : Le fileur reprend connaissance dans une cave nue et très humide, il a les mains nouées dans le dos. Franck Sarla lui fait face, ils sont seuls. Il détruit la pellicule contenant les photos prises le jour même et la veille, puis il cherche à faire avouer au fileur à quand remonte sa filature et qui l’a engagé. Devant la résistance du fileur, M. Sarla lui assene de violents coups au visage.
Environ 23 h 45 : Le fileur donne le nom de Brigitte REYNOUARD à M. Sarla.
— … Comment a-t-il réagi ?
— Quand j’ai prononcé votre nom ? Il a semblé très surpris. Il s’attendait à un tas d’autres, mais pas le vôtre. Vous comprendrez que, vu la situation, je n’ai pas pu lui demander lesquels.
Environ 23 h 50 : Après un long moment de silence, M. Sarla s’absente.
Environ 0 h 10, le mercredi 30 mai : M. Sarla réapparaît avec un bloc de papier et un stylo. Il commence la rédaction d’une lettre.
Environ 0 h 30 : M. Sarla met la lettre sous enveloppe et charge le fileur de la remettre à Brigitte Reynouard, puis le libère. Le fileur remonte un escalier et se retrouve dans la cour intérieure d’un petit immeuble vétuste de la rue Véron. Renseignements pris, la cave appartient à la copropriété qui la laisse à l’abandon, le nom de M. Sarla n’apparaît nulle part.
0 h 40 : M. Sarla s’éloigne vers la rue Lepic.
Les feuillets au bout des doigts, les bras ballants, le regard perdu, Brigitte laissa perler une larme. Paul alluma une autre cigarette et rangea le paquet dans son tiroir. Chaque bouffée avait quelque chose de savoureux.
— … C’est un monstre… Cet homme est un monstre !
— Il m’a menacé si je ne cessais pas immédiatement de le suivre. Inutile de vous dire que j’ai pris ses menaces au sérieux. Je ne connaissais pas bien Thierry Blin, mais je peux dire que Franck Sarla a assez d’appuis pour se débarrasser de qui que ce soit. Personnellement, je n’irai pas plus loin.
— … La lettre ?
Il sortit du petit tiroir du bureau une enveloppe et la tendit à Brigitte.
— Vous voulez que je vous laisse seule ?
— Non, restez, Paul.
Mademoiselle,
Combien de temps, depuis… Depuis ce petit bureau aménagé à la diable dans un coin d’atelier. Vous saviez vous faire oublier. Sans doute trop. Vous auriez peut-être vécu cette histoire d’amour au lieu de la rêver, qui sait ? Nous n’avons jamais été amants, essayez de vous en convaincre au lieu de vouloir en convaincre le monde. Vous étiez le contraire d’une maîtresse : une confidente. Vous étiez celle à qui on peut tout raconter, même les peines de cœur et les blagues salaces. J’aimais l’idée de parler d’une femme à une autre femme. Mais vous n’étiez jamais celle dont je parlais. Nous ne serons jamais amants. Thierry Blin est mort, laissez-le en paix, et oubliez jusqu’à son souvenir. L’homme que je suis aujourd’hui n’a plus grand-chose de commun avec celui que vous avez connu. Il est dommage que vous ayez eu besoin de ce détective de mes fesses pour vous en rendre compte. Vous vous souvenez du jour où vous m’avez demandé où je me situais sur une échelle de 20 par rapport à McEnroe ? Aujourd’hui, je me situe à 20 sur l’échelle de ma propre vie et je n’en veux pas d’autre, si curieuse et terrible soit-elle. Je ne sais pas où elle me mènera, mais c’est désormais la mienne. Blin, lui, trichait. Moi, je ne triche plus.
J’ai détruit toutes les photos de votre enquêteur, je ne veux pas que l’on connaisse mon nouveau visage. Ne lui en demandez pas plus, dans votre intérêt et dans le sien. Laissez-moi en paix. N’essayez pas de me retrouver, Mademoiselle, je sais trop bien tirer parti des femmes, je ferai de vous quelque chose qui ne vous ressemblera plus.
Vos appointements ne vous permettant pas de vous offrir les services de ce M. Vermeiren, je l’ai payé, il ne devrait pas vous en demander plus. Essayez d’être heureuse, Brigitte, vous le méritez. Si un individu au monde mérite de rester lui-même, c’est bien vous.
Ne devenez jamais quelqu’un d’autre.
Il n’avait pas été simple de retrouver l’écriture de Blin, étriquée, peu lisible. Brigitte était une des seules à pouvoir la déchiffrer. Il avait bien fallu, à force de décrypter ses comptes, ses notes, tout ce que l’atelier comptait de griffonnages. Aujourd’hui, l’écriture manuelle de Paul Vermeiren s’était arrondie, plus fluide, plus fondue. Une gymnastique comme une autre.
— Excusez-moi, Paul, dit-elle, retenant ses larmes.
— Vous voulez un café ? Quelque chose de chaud ? Ou un petit cognac ? Je dois en avoir dans la trousse de secours.
Elle ne répondit rien. Il prépara un peu de thé et la laissa mariner dans son silence. Quelque chose lui dit que Franck Sarla n’allait pas hanter très longtemps la mémoire de Brigitte.
Il lui tendit une tasse de thé brûlant, elle reprit conscience.
— Des blagues salaces… C’était son expression. « Mademoiselle, une petite blague salace ? » Je détestais ça mais j’écoutais, je souriais parfois pour lui faire plaisir. « Voilà le genre de choses que je ne peux pas raconter à Nadine. » J’ai tout retrouvé dans ces quelques lignes, ses répétitions, ses fautes d’orthographe, ses expressions comme « à la diable » qu’il utilisait à tort et à travers. Il y a tant de lui dans cette lettre…
Après un moment de silence, elle saisit un briquet sur le bureau et alluma le coin de la lettre. Ils la regardèrent se consumer, en silence, jusqu’à ce que les cendres s’éparpillent.
— Je vous dois quelque chose ?
— Sarla m’a versé de quoi couvrir les frais et acheter les pansements.
— Et moi qui pensais le connaître mieux que tout le monde…
Paul Vermeiren avait passé la nuit entière à taper le rapport. Aux premières lueurs de l’aube, Franck Sarla s’était mis à exister. Paul l’entendait débouler dans l’escalier, tout prêt à venir lui casser la figure s’il ne cessait pas de l’invoquer.
— Détruisez aussi le rapport, dit-elle, moins il y aura de traces de ce salaud et mieux cela vaudra. Merci pour tout ce que vous avez fait. J’ai enfin mes réponses. Tout va aller mieux, maintenant.
Elle se dirigea vers la porte, si vite.
— Au revoir, monsieur Vermeiren.
— Brigitte… Je voudrais…
— Oui ?
— Je voulais vous proposer de nous revoir quand tous ces fantômes auront disparu.
Elle sourit à nouveau. Surprise, sans doute un peu flattée.
— Quelque chose me plaît, chez vous, Paul. Je dirais même que je me sens attirée par… je ne sais quoi d’indéfinissable… Mais vous vivez dans un monde où l’on croise des Franck Sarla. Il y a trop de violence dans ce monde-là. Thierry faisait partie du mien. Pas vous. Je suis désolée…
Elle prit Vermeiren dans ses bras et l’embrassa comme un ami que l’on quitte.
— Adieu, Paul.
Elle disparut dans la cage d’escalier.
Il retourna vers son bureau, saisit le dossier Sarla et le brûla.