NICOLAS GREDZINSKI

— Parmi tes chers génies, quel serait ton préféré ?

— Question stupide, mon ami, elle prouve que tu n’as rien compris au génie.

— Posons-la autrement. Pour lequel as-tu une affection particulière, une petite faiblesse inexplicable ?

— Tu postules ?

— Réponds.

— J’aime bien Rimbaud parce qu’il était sensible des genoux, je trouve que ça va bien avec le génie. J’ai aussi un petit faible pour Freud parce qu’il s’est suicidé au cigare avec un acharnement qui déconcertait ses médecins. Michel-Ange fait aussi partie de mes préférés parce qu’il était assez fou pour faire des faux.

— Des faux…?

— Un jour, par besoin d’argent, il a réalisé une fausse sculpture antique qu’il a enterrée dans un jardin, et qui, une fois découverte, coûtait cent fois le prix d’un Michel-Ange ! Si on l’estimait aujourd’hui, ce serait à coup sûr le faux le plus cher du monde.

— Qu’est-ce que tu préfères dans tout son travail ?

— Je n’ai jamais vu que des reproductions.

— Qu’est-ce que tu aimerais voir, en vrai ?

— La Sixtine, la Pietà, et sans doute le Moïse.

— Tous les trois sont à Rome, non ?

— Si.

Un voyage à Rome, voilà ce qu’il avait trouvé à lui offrir. Après tout, n’était-elle pas à l’origine du Trickpack, sans parler du réveil individuel ? Loraine était de taille à inspirer un artiste de la Renaissance ou un écrivain picaresque ; Nicolas ne se sentait pas à la hauteur de sa muse.

À l’avion, elle préféra le charme d’une cabine de train ; le rail lui paraissait plus quotidien et la perspective d’éprouver quelques sensations originales ne lui déplaisait pas. Ils sacrifièrent donc au fantasme des wagons-lits en buvant du vin blanc servi par un conducteur qui oublia un moment sa nostalgie d’une époque où la générosité des pourboires rendait son salaire ridicule.

Celui de Nicolas l’était bien plus encore, comparé à ce que lui rapportait le Trickpack. D’autres marques de sodas s’étaient prises au jeu, mais aussi, il dut le voir pour le croire, une marque de vin, et une de champagne. On pouvait cacher sa bière ou son eau gazeuse dans un étui doré frappé au blason du champagne Paul Garance et Fils. C’était le Trickpack le plus vendu depuis ces deux derniers mois, snobissime objet de 40 francs. L’ensemble de la gamme donnait de très bons résultats, le brevet avait été acheté par l’Italie, l’Allemagne et tous les pays scandinaves. Hugues, le comptable de Nicolas et désormais son associé, songeait à l’Asie, et surtout au Japon où le succès du Trickpack semblait annoncé. Nicolas était riche, les rares personnes au courant le lui répétaient, mais il refusait d’y croire. Il avait tout juste l’impression que quelque chose s’entassait quelque part dans un coffre. Continuer à travailler pour le Groupe lui paraissait ridicule, mais l’idée que son quotidien pût s’arrêter brutalement lui faisait peur : chaque jour il repoussait sa décision au lendemain.

Nicolas se sentait coupable d’avoir tant d’argent. Faire plaisir à son entourage, c’était soigner sa culpabilité. Il commença par son équipe, le service artistique et son pendant administratif. Nicolas trouva, par hasard, le dénominateur commun de tous ces individus : le football. Chacun d’eux s’était révélé une âme de tifosi quand il leur avait annoncé que le Groupe Parena allait s’offrir un petit club prêt à passer en première division. Toute une signalétique devait être mise au point — maillots, logos, transports — et les graphistes s’étaient attelés à la tâche. C’est en voyant leur enthousiasme qu’il eut l’idée de leur offrir à chacun deux places pour une finale au Stade de France. À Muriel, il offrit le plus gros flacon d’un parfum qu’elle ne pouvait pas se permettre selon ses propres mots. L’étage y eut droit aussi, le club de l’apéritif, et bien d’autres. Il avait dû mentir sur l’origine des cadeaux en prétendant qu’il avait un ami bien placé à la Fédération française de Football, un autre chez Guerlain, et un tas d’autres un peu partout, quand, en réalité, il avait payé de sa poche. Dans ses largesses, il avait particulièrement soigné Jacot en lui faisant goûter à la cuisine des grands restaurants parisiens pour tenter de lui faire reprendre un peu de poids. Un soir, au Grand Véfour, il lui demanda :

— Tu as vraiment besoin d’être à Paris pour te reposer ?

— Non, je pourrais aussi bien être à la campagne, mais ça m’a toujours foutu le cafard.

— Pourquoi pas la mer ?

— En cette saison ?

— Avec des vahinés.

— …?

— Kauai. Tu sais où c’est ?

— Non.

— Dans l’archipel d’Hawaii.

Jacot en était revenu toujours aussi maigre, mais bronzé, détendu, il avait l’impression d’avoir volé ce mois de rêve à l’adversité, une victoire. Si l’argent pouvait acheter un peu de réconfort et lutter contre l’angoisse, il n’y avait pas de meilleur placement. Et qui sait, à force de jouer les Pères Noël, Nicolas allait peut-être découvrir que l’argent pouvait acheter de la confiance, de la discrétion, du zèle, et comble du paradoxe, de la sincérité.

Loraine avait des scrupules à profiter de sa générosité ; c’est le propre des gens nés sans fortune qui travaillent leur vie entière. Durant leur escapade, Nicolas comprit que Loraine se levait chaque matin, jour après jour, pour gagner sa vie. Il essaya d’imaginer quel genre de boulot elle pouvait faire ; sans trouver de réponse intéressante, il faillit lui poser directement la question, mais l’ombre protectrice de son mauvais génie sut le retenir à temps. Dans les billets qu’il laissait sur sa table de nuit, l’Autre était formel : Ne force pas ta chance avec cette fille !

Dans une cabine double du train Palatino, allongée sur le lit du bas, Loraine passa la nuit à regarder les ténèbres défiler à ses pieds. Au petit jour, Nicolas ouvrit les yeux et la retrouva dans la même position, un livre en main, une tasse de café posée sur un plateau.

— … Où sommes-nous ?

— Nous venons de passer Pise.

— Moi aussi, je pourrais avoir du café ?

— Je vais en redemander à M. Mésange.

— Qui ça ?

— Le conducteur.

— Vous êtes déjà copains ?

— Il ne dormait pas et moi non plus, il m’a raconté sa vie dans les trains, c’était passionnant. Quand nous avons quitté Turin, je suis revenue dans la cabine, j’ai regardé si tout allait bien de ton côté, et j’ai lu.

Elle ouvrit la porte, fit un signe vers le couloir, le conducteur arriva deux minutes plus tard avec un plateau de petit déjeuner qu’il tendit à Nicolas, échangea quelques amabilités avec Loraine et sortit de la cabine.

— J’aimerais bien avoir ton talent pour sympathiser, dit-il.

— Il n’y a pas un peu d’ironie là-dedans ?

— Pas du tout. Pour me sentir à l’aise avec quelqu’un, j’ai besoin de bien le connaître.

— Je ne me fie qu’à la première impression.

— Moi, jamais ! Il m’arrive de changer radicalement d’avis sur un individu entre le premier et le second rendez-vous.

— La première impression est plus fiable que la deuxième, dit-elle, pour une raison précise : elle est le fruit d’une bien plus longue expérience.

Une des mille raisons de vouloir se réveiller avec Loraine tous les jours : l’entendre se lancer dans une discussion théorique à 7 heures du matin. Il adorait ses démonstrations alambiquées, surtout quand elle était allongée sur le ventre.

— Chaque personne que tu rencontres pour la première fois, tu la juges selon des critères mûris par quarante années d’expérience. C’est ton esprit, conscient et inconscient, qui analyse l’ensemble des signes émis par un inconnu ; on peut aussi appeler ça l’intuition, et l’intuition est une mécanique complexe. En revanche, si tu le revois une semaine plus tard, ton expérience et ta réflexion n’auront pas plus d’une semaine. Suis-je claire ?

— Non.

— Je t’aime bien.

— Moi aussi.

Dès qu’il posa le pied sur le quai de Roma Termini, Nicolas eut envie de boire ; il n’était que 10 h 25. Dans le taxi, pour tromper son impatience, il se lança dans un périlleux éloge sur ce mélange architectural de pierre crayeuse et de pierre ocre qui, selon lui, vous faisait passer d’une ville impériale à une bourgade de campagne. Les fenêtres de leur chambre donnaient sur le Campo dei Fiori, et de la fenêtre de la salle de bains on pouvait voir un patio où bruissait une fontaine. Le soleil d’automne, orange et frais, les appelait au-dehors, mais ils ne résistèrent pas à la tentation de fermer les rideaux pour s’étendre un moment dans un grand lit immobile. Serrés l’un contre l’autre, ils détendirent leurs corps fatigués par le roulis du train ; une énergie toute neuve leur donna des envies de découverte. Il ouvrit le mini-bar, regarda sa montre, trop vite pour y lire l’heure, saisit une dose de whisky, fit tourner le bouchon métallique d’un geste nerveux et vida le liquide dans un verre.

— Ça te tente ?

— J’attends le déjeuner, dit-elle en entrant dans la salle de bains.

Penché à la fenêtre, le verre à la main, il regardait le Campo dei Fiori sans le voir, comme s’il était n’importe où ailleurs.

Une heure plus tard, ils entraient dans l’église de Saint-Pierre-aux-Liens où Moïse attendait Loraine depuis cinq siècles, assis, le regard sévère, la tête tournée vers elle. Elle avait la curieuse impression d’être en retard. Nicolas se sentit de trop.

*

Le tête-à-tête dura une heure. À bout de patience, Nicolas proposa à Loraine de se remettre de ses émotions dans une trattoria.

— Juste avant j’aimerais passer chez un petit caviste de la via Cavour, c’est tout près.

— Tu m’as dit que tu ne connaissais pas Rome…

— C’est vrai, mais je connais un peu le vin.

C’était une Casa Vinicola coincée entre une supérette et un marchand de céramiques. Nicolas, les bras croisés, la regardait parcourir les rayonnages en silence, lire les étiquettes, prendre une bouteille pour le plaisir de la toucher. Le serveur parvenait à répondre à ses questions, et Loraine, une fois de plus, se trouva un allié en moins de temps qu’il n’en faut pour trinquer.

— Il y a une différence entre Semisecco et Amabile ?

— Non, les deux veulent dire semi-doux, plutôt pour les vins… Frizzanti ?

— Pétillants.

L’homme leur fit goûter un chianti de 95 que Loraine trouva robusto sans savoir si le mot existait, et demanda :

— Vitigno Sangiovese ?

— Il Brunello di Montalcino, tutto Sangiovese.

Nicolas ne comprenait qu’une chose : son verre était déjà vide. Il n’avait pas eu le temps de goûter aux arômes, aux tannins, à toutes les subtilités contenues dans cette lampée de rouge qui avait disparu en moins d’une seconde, pendant que Loraine et sa nouvelle conquête brandissaient le liquide bien haut pour le voir à la lumière. Il lui tardait de sortir de cette échoppe pour se retrouver devant une bouteille entière, voire une deuxième si le moment s’y prêtait. En attendant, il déambulait dans cette maison aux murs de vin, avec un sol et un toit en vin, parsemée de meubles en vin. Loraine demanda mille détails sur une bouteille de corvo bianco au vendeur amusé de voir une petite Française se passionner pour sa boutique. Il félicita Nicolas de vivre avec une femme qui aimait autant le vin. Loraine demanda un catalogue des prix, Nicolas la poussa dehors après deux fausses sorties, et ils se retrouvèrent attablés, quelques minutes plus tard, dans un petit restaurant, « Da Vincenzo », près de la piazza del Popolo. On y trouvait, selon Marcheschi, « les meilleures melanzane alla parmiggiana du monde ».

Le « meilleur » était la vraie spécialité de Marcheschi. Il se gargarisait de « meilleur » dans des domaines très variés ; il connaissait le meilleur réparateur de vidéo de Paris, la meilleure soupe tonkinoise du XIIIe arrondissement, il n’écoutait que le meilleur album de Frank Zappa, et confectionnait lui-même la meilleure tarte au citron du monde.

— Je vais prendre les melanzane alla parmiggiana, dit Nicolas, l’air de rien.

— C’est quoi ?

— Des lamelles d’aubergines empilées selon le principe des lasagnes, et gratinées au parmesan.

— Cent fois oui.

Dans un coin de la salle, Nicolas vit un violon, posé sur son étui, et un piano droit qui semblait entretenu. Un petit air de Debussy lui revint en mémoire.

— Avec le sketch que tu m’as fait tout à l’heure dans la boutique, je te laisse le choix du vin.

— Aubergine et parmesan, ça doit être très fort au palais, dit-elle en saisissant la carte. Un barolo un peu charpenté ?

Nicolas se détendit en voyant arriver la bouteille et but deux verres de suite, dans la hâte, comme s’il avait soif. Il retrouva le sourire et l’usage de la parole.

— Je savais que tu aimais le vin, mais de là à imaginer que je couche avec une œnologue.

— Il faut pas mal d’années d’études pour être œnologue, pas mal de talent pour en être un bon, je n’ai rien de tout ça. Le vin est un ami, un véritable ami qui m’apporte beaucoup de joie et de très rares déceptions. Un ami avec qui nous n’aurions pas à nous donner de preuves quotidiennes d’amitié ; nous pouvons même ne pas nous voir pendant des semaines, le lien reste intact.

Elle leva son verre en l’air, solennelle, et le regarda comme dans une boule de cristal.

— Le vin exalte ce que nous mangeons, c’est une fête. Un ou deux verres de bon vin à table, je n’en demande pas plus à l’existence. C’est notre corps et beaucoup de notre âme. Notre imaginaire.

Nicolas comprit soudain une évidence de toujours. Il avait fallu venir jusqu’à Rome pour admettre que Loraine et lui ne seraient jamais de la même espèce, qu’ils vivaient sous des latitudes différentes. Partout, Nicolas se sentait en climat hostile ; Loraine était en paix avec le monde. Nicolas avait peur des lendemains ; Loraine pensait qu’à chaque jour suffit sa peine. Elle avait du talent pour apprivoiser le bonheur ; Nicolas le faisait fuir sitôt qu’il en sentait la présence. Elle ne cherchait jamais l’ivresse ; Nicolas la convoquait séance tenante. Elle n’anticipait pas sur notre fin à tous ; lui était parfois tenté de la précipiter pour ne plus avoir à la craindre. Voilà ce que disait leur intermède dans la Casa Vinicola.

— Dans ma famille, on raconte une histoire, dit-elle. Un grand-oncle de ma mère avait hérité d’une cave de son beau-père. Un prix de beauté, une cave de rêve, tous les grands crus classés, les meilleures années, rien que des chefs-d’œuvre. Le problème c’est que le bonhomme n’avait jamais connu que la bouteille étoilée et le tord-boyaux en pichet. Rien qu’en tenant une de ces bouteilles, il se sentait complexé. En déboucher une pour les invités, c’était un drame. Faire le bon choix, l’apprécier à sa juste valeur, savoir le boire, connaître son nom, son histoire, respecter les rituels, rien que des problèmes. Jusqu’au jour où sa cave a été inondée assez longtemps pour délaver les étiquettes. Plus question de savoir quoi que ce soit sur ces vins. Au petit bonheur, il débouchait une bouteille et la goûtait. C’est depuis ce jour-là qu’il s’est mis à apprécier le bon vin.

Nicolas l’écoutait à peine et se regardait boire ; il savait que sa façon de conjurer le désarroi ne pouvait pas durer, que sa fuite en avant était vouée à l’échec. Pourtant, dès qu’il sentait monter en lui le souffle de l’alcool, il regrettait d’avoir tenu tant d’années sans boire, d’avoir vécu à la traîne, d’avoir tout subi sans se rebeller. Dans son malheur, il avait une certitude, celle d’être né avec le vin heureux. Il ne cherchait pas à comprendre ce petit miracle, il l’acceptait comme un don. En portant le verre à ses lèvres, il imagina l’enfant qu’il aurait pu être s’il avait eu la possibilité de tricher comme il le faisait aujourd’hui. Un autre petit garçon, plus joyeux et plus téméraire, un gosse frondeur et malin comme on les aime. Il aurait passé son temps à inventer des machines de guerre et à fouiner du côté des filles, intrigué par leur invulnérable fragilité. Mais il n’avait jamais été celui-là, il était resté immobile en attendant l’âge adulte. Il se rêvait grand, et là tout changeait, tout allait vite, il devenait enfin un héros. Il s’en était fait le meilleur des films, la plus passionnante des aventures. C’est ce rêve-là qu’il avait retrouvé, intact, tant d’années plus tard, au fond d’un tout petit verre de vodka glacée.

— C’est ce retour de terre que j’aime dans le barolo, tu sens ?

— Non.

— Peu importe, on s’en fout.

— Je ne serai jamais un esthète. Je crois que je préfère la quantité à la qualité.

— Les deux peuvent aller de pair, tu sais. La cuite la plus chère du monde, on la doit à un sommelier. Je l’ai su par un ami qui vend du vin français à New York, il était présent au moment des faits. Ça s’est passé il y a une quinzaine d’années au Waldorf Astoria qui organisait une dégustation exceptionnelle pour une association d’œnologues américains. Les vins venaient de France, tous dignes de figurer dans la cave du grand-oncle, des pétrus 29, des pommards 47, rien que des vins mythiques, tous ces braves gens en avaient les moyens. Depuis le départ de Paris, les caisses avaient voyagé sous une escorte de chef d’État, un convoi d’or vers Fort Knox. On entrepose le trésor dans la cave dont seul le sommelier du Waldorf à la clé. Quand toutes les caisses sont pointées, que les assurances ont fait un constat d’entrée sans émettre de réserve, que les organisateurs sont rassurés, que les transporteurs peuvent essuyer la sueur qui leur coule du front, le sommelier tire un coup sec sur la porte blindée et s’enferme dans la cave à double tour. Par la trappe, il leur dit : « Je vais aller en prison, je le sais. Et je m’en fous. Ma carrière est foutue, je m’en fous aussi. Je vais vivre des moments dont aucun amoureux du vin n’a jamais osé rêver. La plus merveilleuse dégustation du monde, les plus grandes heures, je vais les vivre, tout seul, jusqu’à l’ivresse. Je vais m’offrir un voyage exceptionnel à travers le siècle, personne ne l’a fait jusqu’à aujourd’hui, personne ne le refera. Messieurs, je vous donne rendez-vous dans trois jours. »

Le vin coulait dans les veines de Nicolas et le réchauffait enfin. Il se sentait proche de ce sommelier merveilleusement forcené. Il ferma les yeux un instant et poussa un soupir qui marquait la frontière entre ce monde-ci et ce monde-.

Il connaissait ce monde-ci depuis toujours, c’était celui de l’enfance et des années qui passent. Un bon vieux réel auquel il était condamné, comme les autres. Ce monde-ci avait presque tout pour lui, il était dépositaire du passé et garant de l’avenir. Il donnait envie d’exister, faute de vivre. Ce monde-ci n’était pas ce que les hommes pourraient en faire mais ce qu’ils en faisaient. Il resterait, les hommes non. Il était fait de compromis, de pis-aller, on y cherchait le petit bonheur du jour, on y pansait la plaie du moment. Quand on tentait de le fuir, il devenait prison ; on ne vivait pas en marge de ce monde-ci. Il faisait payer cher tous ceux qui avaient eu la faiblesse de regarder vers ce monde-.

Et ce monde-là était bien différent.

C’était une terre d’asile pour celui qui désirait, parfois, s’échapper de ce monde-ci. Une taverne ouverte jour et nuit, accueil chaleureux et prix modiques. Les hommes y étaient tous frères, tous égaux, enfin. Qui n’était pas le bienvenu dans ce monde-là ? La porte en était toujours ouverte, la confrérie accueillait les gens les plus divers, les plus heureux, les plus tristes, les plus fous, les plus sages. On pouvait y reprendre son souffle, le temps de retrouver le sourire. Les plus désespérés y élisaient domicile. Les plus lucides aussi. Il suffisait d’un verre. Et surtout d’un soupir.

— En dessert, je vais reprendre un plat d’aubergines, dit-elle.

Le sourire tendre et mutin de Loraine le fascinait bien plus que tous les chefs-d’œuvre de Rome. Il posa sa fourchette et la regarda manger, boire, sourire, s’étonner de tout ; il voulait retenir ce court instant d’harmonie, embrasser tant de qualité d’un seul regard. Même s’il savait que d’ici quelques secondes, une heure, un jour, toute la tristesse universelle allait lui retomber dessus, à cet instant précis, il avait le cœur en joie. Il commanda une autre bouteille en se disant qu’à force d’en ouvrir, il finirait par trouver le message d’un naufragé, la carte d’un trésor, le secret du bonheur.

— On commence par la Sixtine ou par la Pietà ? demanda-t-elle.

— On file direct à l’hôtel faire l’amour. Si tu veux, je peux travailler le côté Renaissance.

— N’importe quoi…

— Allons voir la Pietà, si tu préfères. Mais promets-moi qu’une fois rentrée à Paris tu ne parleras plus de Michel-Ange pendant quinze jours.

À cette seconde précise, si Méphisto en personne lui était apparu pour exaucer un seul souhait en échange de son âme, Nicolas aurait demandé à entrer dans la collection de Loraine. Jamais il ne serait un inventeur, même mineur, il était le contraire ; l’idée du Trickpack avouait une certaine fantaisie, celle qu’il laissait s’exprimer quand il était éméché, mais son esprit créatif s’arrêtait là, dans un surplus d’absurdité dont l’humanité se serait bien passé. Que lui restait-il pour impressionner celle qu’il aimait, briller pour ses seuls yeux, se sentir unique ? Il se serait damné pour trouver le souffle, la force, la beauté.

Une idée folle lui traversa l’esprit, il laissa échapper un rire qui venait de très loin.

Le piano, muet, dans son coin, lui faisait penser à un élève puni.

Non, tu n’oseras jamais.

Il but un verre entier de cette seconde bouteille et regarda le dos de ses mains tendues, parfaitement immobiles.

Ça fait trop longtemps, Nicolas. Tu vas te rendre ridicule.

Désormais, il n’avait plus besoin de sa timidité originelle, elle ne le protégeait plus. La piétiner devenait un plaisir.

Tu ne sauras plus, ces choses-là s’oublient.

Et quand bien même.

Il y avait combien… quinze ans ? vingt ?

La pulpe de ses doigts le démangeait, il serra les poings.

Loraine leva les yeux vers lui quand il se dirigea, sans crier gare, vers le piano. Serveurs et clients n’y prêtèrent aucune attention, elle fut la seule surprise. Il s’installa, comme un vrai pianiste, frotta ses mains, joua un moment avec les touches. Loraine le regardait, bouche bée, fourchette levée, amusée, inquiète. Le léger brouhaha des tables rassura Nicolas, il était seul devant le clavier, à la recherche de quelques instants volés à sa jeunesse. Courbé sur les touches, il essayait de les identifier par associations d’idées, comme il le faisait à l’époque. Celle-là, au-dessus de la serrure c’est celle du pouce, avec un écart de trois touches pour l’auriculaire. La main droite, c’était quoi, déjà ? Je mettais le majeur sur une touche noire, vers la gauche.

Loraine croisa les bras ; elle aimait les surprises. Elle aimait Nicolas plus encore.

Qu’est-ce que je risque ?

Les notes de Debussy avaient-elles jamais vibré dans cette petite trattoria de la Piazza del Popolo ?

Nicolas retrouva le Clair de lune de ses vingt ans.

Les couacs s’oubliaient. Les convives se turent.

Bientôt, il n’y eut plus que la musique.

*

La Pietà, et la Sixtine, ils n’avaient pas besoin d’en voir plus. Après tout, ils étaient venus à Rome uniquement pour ça, se goinfrer d’art aurait sans doute gâché quelque chose. Nicolas avait hâte de quitter ces merveilles pour aller boire, mais se contenta de taper discrètement dans sa flasque. Si l’alcoolisme gagnait du terrain, il n’avait pas envie de le lire dans le regard de Loraine. Il voulait se retrouver en tête à tête avec elle, fuir les endroits publics, même sublimes, et chahuter, dire et faire n’importe quoi dans quelques mètres carrés, pourvu qu’ils contiennent un mini-bar et des rideaux. Elle n’avait aucune envie de rentrer et voulait profiter de Rome et de Nicolas à la lumière du jour. Il comprit alors qu’il avait besoin de boire pour gripper les mécanismes de l’inquiétude, mais aussi pour éviter que ne s’emballent ceux du bonheur.

Ils burent un apéritif, piazza Navona, comme les touristes qu’ils étaient, puis traînèrent dans les rues à la recherche de clichés. Tard dans la nuit, ils rentrèrent à l’hôtel pour se jeter l’un sur l’autre. Une pleine bouteille de Wyborowa posée dans un coin se chargeait d’éloigner les démons de Nicolas au cas où ils seraient revenus en force. Il ne lui restait plus qu’à aimer, sans penser à rien d’autre.

Il lui était impensable de redevenir le triste sire qu’il avait toujours été, inquiet pour mille raisons absurdes. Désormais, il savait, de jour comme de nuit, entrer en contact avec son Hyde quand il était Jekyll pour lui laisser prendre les commandes. Son sens de l’instant ne le trahissait plus. Il avait appris à changer de vitesse quand bon lui semblait, solliciter son double à la demande. L’autre savait tout rendre passionnant, une conversation de bistrot, un trajet en métro, la lecture d’un quotidien. Il rendait magique la rencontre d’une silhouette dans un ascenseur, il savait trouver les mots pour calmer les esprits échaudés et ranimer les enthousiasmes perdus. Ce n’était pas la noirceur de Nicolas qui se libérait mais bien l’inverse : sa bienveillance face à l’humanité, sa curiosité pour tout ce qui n’était pas son petit monde, sa douceur trop longtemps contenue. Les rares moments où il laissait l’Autre s’éloigner, Nicolas se sentait vite nostalgique de ses frasques, de ses idées brillantes et saugrenues, de sa morgue.

Craignez les anxieux, le jour où ils n’auront plus peur, ils deviendront les maîtres du monde.

Les mots échappés de la nuit l’inspiraient pour le jour à venir, et le simple fait d’avoir une preuve écrite de l’existence de cet autre lui-même lui donnait courage. Il n’avait plus peur de son ombre, son ombre c’était l’Autre, qui le protégeait.

Au petit matin, ivre de tout, il saisit le calepin posé sur la table de chevet et écrivit quelques mots à la va-vite pendant que Loraine, enveloppée dans un couvre-lit, prenait le frais sur le balcon.

Méfie-toi de ceux qui confondent l’éclairage et la lumière.

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