NICOLAS GREDZINSKI

Si encore il avait couché avec elle.

De la nuit dernière il ne lui restait rien, sinon des flots de paroles dont les ressacs se brisaient dans son crâne. L’ivresse générait beaucoup de bruit, peut-être un peu de fureur, rarement des souvenirs. Plus que la frustration de n’avoir pas tenu le corps de Loraine entre ses bras, il s’en voulait de lui avoir proposé de finir la nuit ensemble. La molécule d’alcool éthylique avait agi directement sur son sens du ridicule et fissuré en quelques minutes le rempart qu’il avait passé des années entières à se fabriquer à grands coups d’humiliations enfantines et de maladresses adolescentes. Il l’avait bâti à l’ancienne, façonné avec patience, grâce aux femmes, et surtout contre elles. Sa conscience très aiguë du ridicule lui avait sans doute fait rater de délicieux moments mais l’avait aussi protégé de déroutes annoncées. Tout s’était effondré d’un coup à cause d’une simple phrase qui indiquait la direction d’un lit. Il avait beau se persuader que le refus de Loraine était un « peut-être » qui promettait d’autres lendemains, il était bel et bien tombé, comme un jeune sot, dans le plus vieux piège du monde. Qu’il est affreux de rajeunir de cette manière. Ce fut sa première pensée consciente dès la sonnerie du réveil, soit deux heures après s’être endormi comme une masse, tout habillé, et seul. Pourquoi personne ne l’avait-il jeté hors de ce bar ? Il se croyait protégé par des lois, la fameuse répression de l’ivresse publique, eh bien non, on l’avait laissé boire, et parler, et boire encore, jusqu’à se retrouver au petit matin avec tout juste la force de lever le bras pour arrêter un taxi, savoir à peine donner son adresse, composer son digicode comme s’il apprenait à compter et, pour conclure, renverser le lampadaire de l’entrée : nom de Dieu, qu’est-ce qu’il foutait, aussi, sur le chemin de la chambre ! De cette bourrasque de paroles qui lui tournait encore en tête, un seul mot, de trois lettres, restait gravé pour de bon : Loraine avait dit non. Un non élégant mais qui voulait dire non, simplement non. Il se demandait même si, dans le feu de la conversation, elle n’avait pas eu un geste de recul quand il s’était penché pour lui dire quelque chose à l’oreille. Si complicité il y avait eue, il l’avait fait voler en éclats par cette attaque frontale qui avait pour seule vertu de n’avoir pas pris des airs de sous-entendu. Quoi de plus pathétique qu’un type soûl qui propose la bagatelle à une créature ? Le même type le lendemain matin.

En cherchant à tâtons une chemise propre, il fut tenté de se recoucher et de plaquer là le Groupe contre un peu de sommeil et d’oubli. Ne plus penser à rien, mépriser le courage, oublier le remords, rester dans la pénombre, s’ensevelir sous la ouate, partir pour des territoires inconnus, et revenir, guéri. Et si ça ne suffisait pas, dormir du dernier sommeil et se débarrasser à tout jamais de ce petit animal qui lui mordillait l’intérieur depuis la naissance.

Pas question d’avoir recours à la bière ; le café et l’aspirine suffiraient, comme pour les autres, ceux qui vivent la gueule de bois comme le revers d’une médaille, le juste prix à payer quand on a joui d’une gaieté sans objet. Pourquoi y couperait-il ? Il n’avait qu’à se féliciter de cette douleur, elle lui rappelait ce qu’il était, un quadragénaire qui rêvait au-dessus de ses moyens et qui plus jamais ne serait capable de réparer sa force de travail en deux courtes heures. Il avait besoin de se retrouver seul pour comprendre cette nostalgie de celui qu’il était hier soir. D’où sortait ce type qui faisait le joli cœur avec une inconnue en buvant comme un hussard, la paupière grande ouverte et le geste martial ? Où était-il passé ce salaud qui avait bien ri sur son compte ? Ce matin, Nicolas payait la note de cet autre, et c’était bien le comble puisqu’il n’existait pas plus que cette femme qui traînait dans les bars et parlait de la Renaissance comme si elle en venait.

Il avait encore dans le creux de l’oreille le prêche de Loraine sur la beauté qui les entourait — il suffisait de savoir regarder — et la beauté avait fini par apparaître ; la couleur du bourbon dans les verres à bourbon, les gestes des amoureux alentour, les photos en noir et blanc d’une scène de music-hall, les oiseaux de nuit sur les tabourets de bar, et surtout elle, Loraine, qui éclipsait à cette seconde-là toutes les autres.

Durant le chemin de croix qui le menait de son lit au bureau, seule la laideur lui apparaissait. Le monde était bel et bien cette triste chose bâtie par ses ancêtres et par lui, tous persuadés de bien faire, chacun dans sa seule et unique logique. Nicolas sortit de l’ascenseur, prêt à claquer la porte de son bureau pour se faire entendre de loin. Qu’on lui foute la paix, c’est tout ce qu’il demandait. Muriel l’arrêta en chemin et décolla un Post-it de son standard :

— Alissa aimerait savoir si elle peut déjeuner avec vous aujourd’hui, elle s’excuse de vous prévenir au dernier moment.

— Qui ?

— Alissa, la secrétaire de M. Broaters.

— Qu’est-ce qu’elle me veut ?

— Elle n’en a pas parlé.

— Elle m’invite où ?

— Aux Trois Couronnes.

C’était là que se discutaient les enjeux au sommet, là où Marcheschi parvenait à convaincre.

— Dites-lui que c’est d’accord.

— Il y a aussi un monsieur… Jeannot, je crois… qui a appelé ce matin.

— Jacot ?

— Je n’ai pas bien entendu son nom. À dire vrai, ça n’avait pas l’air d’aller très fort.

Jacot décrocha tout de suite au son de la voix de Nicolas sur son répondeur. Il sortait de Cochin, la cure de chimiothérapie qui devait avoir lieu dans un mois était avancée à la semaine prochaine, et ce n’était qu’un début. Nicolas ne comprit pas grand-chose, sinon l’urgence.

— Muriel, décommandez le déjeuner avec Alissa, dit-il en s’engouffrant dans l’ascenseur.

— … Mais, je viens de confirmer !

Tant pis. Il trépigna pendant la descente, traversa le hall à la hâte, puis la passerelle jusqu’à la station de taxis. Arrivé devant chez Jacot, il hésita un instant et demanda au chauffeur de le laisser au premier café. Il n’avait jamais approché la maladie, la vraie, il était de ceux qui tremblent à la moindre aspérité sur sa peau et s’imaginait finir sa vie dans un sanatorium au premier éternuement.

— Qu’est-ce que je vous sers ?

La question en appelait d’autres. Nicolas avait-il la naïveté de penser qu’il lui suffisait d’avaler n’importe quoi d’un peu fort pour voir s’opérer des miracles ? Savoir parler aux femmes, combattre les fâcheux, réconforter les malades ? Était-il doté d’un pouvoir de transcendance dont le seul déclencheur était la goutte d’alcool ?

— Qu’est-ce qu’on peut boire d’un peu raide, à cette heure-ci ?

— Essayez le café calva, ou le cognac.

— Cognac.

— Un grand ou un petit ?

— Grand.

Pourquoi Jacot faisait-il appel à lui plutôt qu’à un proche dans un moment si grave ? On ne parle pas de son cancer au premier venu, on n’appelle pas au secours un type qui n’inspire pas une confiance absolue. Les malades ont un sixième sens pour détecter la bonne oreille. Pourquoi moi, nom de Dieu !

Le goût du café réveilla ses papilles et appela celui du cognac qu’il ne connaissait pas. Il trouva la forme du verre agréable et le fit tourner dans sa paume comme il l’avait vu faire, sans quitter des yeux la houle ambrée.

Jacot l’accueillit dans un grand désordre, s’en excusa sans le penser vraiment et lui demanda s’il voulait boire quelque chose en espérant un non. Nicolas découvrait les lieux, un repaire de vieux garçon où s’entassaient des dossiers que Jacot ne consultait plus.

— Jusqu’à maintenant je répondais bien aux traitements.

— …

— On va me faire des transfusions de plaquettes.

— Qu’est-ce que dit le toubib ?

— Il dit que le mental va faire une bonne partie de la différence.

— Et pourquoi n’aurait-il pas raison ?

— Parce que, quand on a ce que j’ai, on sait.

Ce que Nicolas redoutait n’arriva pas, mais bel et bien l’inverse.

La chaleur diffuse du cognac l’apaisa au moment le plus inattendu. Débarrassé de ses appréhensions, il parvint à se consacrer entièrement à la parole de l’autre. Le message lui parvenait, clair, intact. Il entendait chaque mot, mais aussi le rythme des phrases, le ton, et surtout, les ponctuations, virgules, suspensions, points, sans parler des pauses, silences et soupirs qui en disaient bien plus long que le reste. Aucune envie de fuir.

Il pouvait enfin écouter quelqu’un. Jusqu’au bout. On ne lui en demandait pas plus.

*

Nicolas était de retour dans le Groupe sur les coups de midi et demi, habité par ce qui venait de se passer. À la question pourquoi moi ? il avait une réponse : un proche n’aurait pas fait l’affaire.

Jacot avait choisi Nicolas pour annoncer qu’il ne livrerait plus bataille. Il n’opposerait désormais aucune résistance à la mort si elle décidait de venir le chercher, même si elle arrivait en avance au rendez-vous. Pour la première fois, Jacot en avait parlé comme si elle allait de soi et avait convoqué quelqu’un d’urgence pour annoncer officiellement sa reddition. À aucun moment, Nicolas n’avait cherché à le contredire de peur de se condamner à patauger dans une leçon d’espoir qui n’aurait fait que confirmer le drame. Il était désormais le dépositaire de sa résignation, d’une détresse qui, tout à coup, venait rivaliser avec sa bonne vieille inquiétude et la mettait en perspective. Épuisé, en descente d’alcool, il pensait avoir mérité deux heures de solitude absolue dans son bureau.

— Alissa était déjà partie quand j’ai voulu annuler, impossible de la joindre sur son portable.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda-t-il en étouffant un bâillement.

— Elle doit vous attendre au restaurant, elle a réservé pour 13 heures. Si vous partez tout de suite vous avez une chance de ne pas la faire attendre.

Il traversa à nouveau le hall en direction de l’esplanade, hanté par le regard de Jacot. Depuis quelques heures, Nicolas Gredzinski n’était plus immortel. Il se demanda tout à coup si son angoisse de toujours était une peur irrépressible de la mort ou, au contraire, une façon tordue de l’oublier.

— La table de Mme… Je ne connais pas son nom… L’assistante de Christian Broaters.

— Si vous voulez me suivre.

Elle était là, fraîche, un sourire explosif, des yeux en amande, les cheveux presque rasés. Longue, fine, bronzée cuivre ; une allumette.

— Je suis contente que vous ayez pu vous libérer.

— J’aime bien les invitations au débotté. Ça change de la cantine.

— Je n’ai jamais le temps d’y aller, trop de rendez-vous à l’extérieur. On va commander tout de suite, je n’ai qu’une heure.

Elle fit signe au serveur, commanda une grillade sans sauce, Nicolas eut juste le temps de repérer un pavé de morue fraîche aux cèpes.

— Qu’est-ce que vous voulez boire ?

— Du vin rouge, même avec le poisson, dit-il comme une évidence.

Il était censé choisir la bouteille mais elle le fit spontanément, ce qui l’arrangea : il n’y connaissait rien en vin, et il allait savoir ce qu’il valait aux yeux de la direction.

— Talbot 82.

Elle rendit la carte au sommelier puis, sans transition, se lança dans une diatribe sur le manque de communication dans le secteur de la communication ; Nicolas sourit pour lui faire plaisir et laissa sa voix se fondre dans le léger brouhaha ambiant sans se soucier du message, vague préambule qui annonçait une suite plus aiguë. La précieuse bouteille en main, le sommelier réapparut, procéda au cérémonial d’usage et versa quelques gouttes dans le verre d’Alissa qui sut parfaitement ignorer sa présence tout en portant le verre à ses lèvres. Là encore Nicolas la regarda faire avec un certain détachement ; la dernière fois qu’il avait goûté un vin devant une femme, c’est elle qui lui avait fait remarquer qu’il était bouchonné.

— Il est bon, s’interrompit-elle un instant, avant de reprendre son exposé sur les difficultés du service artistique.

Il porta le verre à ses lèvres, prit une gorgée de château-talbot 82 et le garda un instant en bouche avant de l’avaler.

— Dites, Nicolas, je peux vous appeler Nicolas ?

— … Pardon ?

— Je vous demandais si je pouvais vous appeler Nicolas.

— Vous avez dit que ce vin était bon ?

— Il y a un problème…? dit-elle, inquiète, en le goûtant à nouveau.

Il prit une autre gorgée, puis une autre, tenta de les retenir un instant mais les laissa fuir dans sa gorge et termina le verre. Il ne connaissait rien au vin, à son parcours en bouche. Il n’aurait pas différencié une cuisse d’une robe, il aurait mis du fruité dans le tanin et du cépage dans le millésime. Et pourtant, il n’avait aucun doute sur l’exception de cet instant-là. Il ferma les yeux et les rouvrit sur son verre à nouveau plein, comme par miracle.

— Un plat de spaghettis au basilic un soir d’été après la piscine, c’est bon. Une serviette chaude sur les joues après le rasage, c’est bon. Un passing-shot gagnant sur une balle de break, c’est bon. Avec le vin que vous avez choisi, nous ne sommes plus dans cette catégorie, nous sommes dans le merveilleux. C’est comme un conte de fées avec un château, une princesse et un dragon, il y a tout ça dans ce verre. Le pire c’est que je ne sais même pas si ça me fait réellement plaisir. Au contraire, si je devais décrire ce que je ressens à cet instant précis, après avoir bu de ce vin, ce serait quelque chose comme de la tristesse.

— …?

— On a envie de verser les larmes de la mariée quand la noce est à son comble. Trop de liesse, ça embue les yeux. Triste aussi parce qu’il m’a fallu quarante ans avant de vivre ça, triste parce que aucune bouteille de cette catégorie-là n’a jamais croisé mon chemin, triste quand j’imagine ceux qui en boivent tous les jours sans savoir ce qu’ils ont entre les mains. Triste, enfin, parce que je vais vivre désormais en sachant que ça existe et qu’il faudra faire avec, c’est-à-dire sans.

— …

— Pour reprendre ce que vous disiez sur le service artistique, s’il y a des problèmes, l’argent ne résoudra rien. Engagez un type qui sache parler à un imprimeur, qui sache comment marche une rotative, vous ferez déjà beaucoup d’économies. Vous avez des gens pour faire, trouvez ceux qui savent faire faire.

Il regretta cette dernière phrase à peine l’eut-il prononcée. Il n’en fallut pas plus à Alissa :

— Vous ne trouvez pas qu’il y avait quelque chose de pénible dans cette réunion ? Ce côté règlement de comptes. J’aime beaucoup Bardane mais il fait parfois des affaires de principe sur des petits riens. Des affaires d’honneur, à l’ancienne.

Le vin courait déjà dans les veines de Nicolas, il se sentait confiant, prêt à toute licence.

— Bardane a fait le choix d’être arrogant, c’est celui des médiocres. Vouloir marquer son autorité face à ses subalternes, c’est avoir la servilité dans le sang. Je ne pense pas qu’il soit incompétent, s’il était juste un peu plus sûr de lui, il saurait diriger son équipe.

— Ça vous dirait de le remplacer ?

— …?

— …

— Ce n’est pas moi que vous voulez, c’est lui dont vous ne voulez plus.

— Le poste a besoin d’énergie.

— C’est une idée de Broaters ?

— Oui.

— Le problème, c’est que je ne suis pas ambitieux.

— Vous aimez le talbot 82.

— J’aime surtout ma tranquillité d’esprit, c’est d’ailleurs tout neuf.

Alissa se leva, pressée, plus rien ne la retenait à cette table. Nicolas lui promit de l’appeler avant la fin de la semaine pour donner sa réponse. Il commanda un plateau de fromage dans le seul but de terminer la bouteille à demi pleine. Pas question d’en laisser une goutte. Il vivait la plus délicate des ivresses et buvait, seul, sans avoir besoin de rien ; ce sentiment d’impunité, il en avait besoin depuis toujours. Pas de Mergault dans les parages, pas de collègues de cantine prêts à faire des réflexions imbéciles, il ne se sentait plus coupable. Les paroles de Loraine lui revinrent en mémoire : « Quoi que vous fassiez, soyez discret. Pas à cause d’un sentiment de honte, juste pour les priver de ce plaisir. » Cette simple phrase, alchimisée par la précieuse molécule, prenait une dimension inattendue. Des idées absconses lui traversèrent l’esprit et tout un bricolage mental se mit en marche. Inspiré, il quitta le restaurant, retrouva le Groupe, prit une boîte de Coca-Cola et une boîte de Heineken à la cafétéria, fit un détour par le bureau de José qui avait accès aux outils de l’atelier technique. Il emprunta un ciseau à métal fin et du papier abrasif en promettant de les rapporter avant la fin de la journée.

Une demi-heure plus tard, bien caché dans son bureau, Nicolas s’attaquait avec des gestes de chirurgien à la boîte de Coca vidée dans un lavabo. Il perça d’abord le fond avec la pointe du ciseau et découpa la base, puis la partie supérieure, en prenant soin de cisailler le métal le plus nettement possible. Pour finir, il fendit le cylindre à la verticale et l’ouvrit comme une coque. Malgré quelques bavures aux extrémités, il avait réussi à ne pas écailler la boîte. L’heure de vérité approchait, il en fut presque troublé — il n’avait rien fabriqué de ses mains depuis si longtemps ! Et ce truc-là était sûrement l’objet le plus sympathique qu’il eût jamais vu. Le cylindre ouvert, il y glissa la boîte de Heineken pleine, et quelque chose de miraculeux se produisit : la rouge robe du Coca vint s’envelopper tout naturellement autour de la verte Heineken. Il lui suffit d’une pression de la main pour refermer la coque et faire entièrement disparaître la boîte pleine sous la vide. Voilà, Nicolas Gredzinski venait d’inventer le leurre à bière. Pour fêter ça, il dégoupilla sa boîte de Coca, qui lui offrit, en récompense, la fraîche amertume du houblon.

Muriel entra dans son bureau :

— Vous avez de la chance de boire du vrai Coca, monsieur Gredzinski, moi je suis condamnée au Light, sinon ça me tombe directement sur les hanches.

Le monde restait à conquérir.

*

— Un pastis, double, avec beaucoup de glaçons.

À l’approche de l’été, c’était un breuvage autorisé, Nicolas n’était pas le seul à en prendre, José en était à sa deuxième mauresque. Marcheschi et Arnaud s’en tenaient à leur bière quotidienne, Régine et Cendrine au kir.

— Qu’est-ce que vous faites, ce week-end ? demanda Régine.

— Tu penses déjà au week-end ?

— Toujours, c’est ce qui me fait tenir le reste de la semaine.

— Samedi je pars à la campagne avec les petits, dit Arnaud.

— Et toi, Nicolas ?

— Compte tenu de cette semaine bizarre, je ne fais pas de projets.

— Et toi, Cendrine ?

— Moi, je vais à la foire du Trône avec mon amoureux.

— J’irais bien avec vous, dit Régine.

Nicolas les écoutait en laissant monter une sève chaude dans ses artères et envahir les parois de son cortex. Son ivresse demandait à être réveillée dans la douceur et la volupté.

— Ce week-end, repos, dit José. Je vais louer cinq cassettes au vidéoclub, rien que des choses très dépaysantes, le tout entrecoupé de courtes siestes jusqu’au dimanche soir. Quand j’ai du sommeil à récupérer, c’est efficace.

Du sommeil ? À quoi bon dormir, se demandait Nicolas. Loraine dormait-elle jamais ? Cette nuit, elle avait pris congé à la fermeture du bar sans lui proposer une suite. Nicolas voyait trouble et butait sur la moitié des mots ; quelle suite pouvait-on imaginer avec un type dans cet état ? Il retrouva le numéro de téléphone portable qu’elle avait glissé elle-même dans la pochette de sa veste juste avant de l’installer dans un taxi.

— Et vous, monsieur Marcheschi, ce week-end ?

Il était le seul qu’on ne tutoyait pas, qu’on n’appelait jamais par son prénom ; sans le vouloir vraiment, il savait créer une distance. L’idée qu’un Marcheschi puisse croiser Loraine, boire sans vaciller et terminer la nuit dans ses bras, agaçait Nicolas. Tout Marcheschi l’exaspérait. Il voyait en lui une mécanique que rien n’enrayait ; il ne se noyait pas dans un verre d’eau, rien n’entamait sa bonne humeur, sa force d’entreprendre lui servait d’armure, le protégeait contre le doute et tous les petits deuils ridicules. Nicolas n’en démordait pas : si Marcheschi fréquentait le club du Nemrod, c’était dans l’unique but de s’offrir un public conquis, de vaincre sans gloire, et de se faire admirer à bon compte.

— Eh bien, moi, ce week-end, je vais profiter de mon plafond…

Il laissa sa phrase en suspens, un sourire aux lèvres, en attendant que l’un d’eux lui en demande plus. Cendrine se dévoua. Nicolas la traita mentalement de gourde.

— Qu’est-ce qu’il a, votre plafond ?

— Pour comprendre, il faudrait que je vous raconte mon dernier week-end. Je vous ai déjà parlé de ma petite bicoque dans l’Eure ? Figurez-vous que samedi, à 8 heures du matin, je me suis attaqué, seul, à des poutres laissées à l’abandon depuis trente ans. Corrosions diverses, insectes, graisse, pourriture, on ne peut pas imaginer toutes les avanies qui menacent le bois. Ça faisait des mois qu’un ami architecte me conseillait de les traiter au plus vite si je ne voulais pas que le toit s’écrase d’un coup sur ma tête. Mais, vous savez ce que c’est, les semaines passent et je repousse la corvée au week-end suivant, puis au suivant, et tout ça prend une ampleur qui me dépasse. Je n’osais même plus proposer à mes conquêtes un petit week-end à la campagne de peur que ça ne tourne au fait divers ! Samedi dernier, donc, je prends mon courage à deux mains et m’attaque à ce chantier, seul je le répète, pour en finir une bonne fois pour toutes. Si vous aviez vu l’accoutrement ! Une combinaison kaki maculée de peinture, un bandana noué sur le crâne, un autre foulard pour me couvrir le nez et la bouche, comme un casseur de banque. Une brosse, une râpe et du papier de verre en main, je grimpe sur l’escabeau, et la suite est tragique. Ça vit, une poutre, c’est plein de mystère, ça se donne parfois mais ça résiste aussi. J’ai commencé ce grattage infernal avec une patience d’ange, et la première heure a sans doute été la plus pénible. Dès le premier coup de brosse, la poussière vous tombe directement dans les yeux, et ça, on ne peut rien y faire. Rien ! On essaie tout un tas de solutions, même les lunettes faites pour ça sont vites recouvertes, on doit les nettoyer toutes les deux minutes, sans parler de la sueur qui coule sur l’arête du nez. Quand je viens à bout d’une première moitié, il est déjà midi. Trois mètres en quatre heures… On se dit que le monde est une plaie, on maudit les bricoleurs, mais on continue. Petit à petit, tout ça prend des allures de défi, un défi à soi-même, et c’est comme ça qu’il faut le voir si on veut trouver la force. En milieu d’après-midi, les bras vous lâchent, l’odeur vous envahit le nez à mesure que la poussière perce le masque, vous éternuez toutes les dix secondes avec une régularité de métronome. Le travail avance, lentement, mais on ne s’en rend plus compte, la nuque va exploser sous la torsion, c’est la position la plus débile, la plus absurde que le corps ait à subir. Vos épaules ne sont plus qu’une longue barre de douleur, tous les maux s’enchaînent et se mélangent pour vous faire rendre grâce, la volonté vacille, on est prêt à faire un feu de joie de cette putain de baraque pour que le voisinage en profite à des lieues à la ronde. À la nuit tombée, je me suis endormi là, par terre, tout habillé, ivre de douleur, cassé, gémissant, et seul comme je ne l’ai jamais été. Le lendemain, le cauchemar reprend, intact, mais cette fois, on n’est plus porté par l’insouciance de l’innocent, on sait qu’il faudra en chier dès les premières minutes, mais on y retourne, parce que baisser les bras maintenant — c’est le cas de le dire — ce serait comme si l’effort fourni n’avait servi à rien. Quand le spectre de l’abandon réapparaît, quand les éléments se sont ligués contre vous pour vous faire fléchir, quand les yeux vous brûlent, quand votre bouche est empoisonnée, quand votre détermination n’est plus qu’une flaque de boue à vos pieds, le miracle arrive enfin : vous venez de finir le dernier quart de la dernière poutre. Il ne s’agit pas, à ce stade, de crier victoire, le calvaire est loin d’être terminé. Il faut remonter le Golgotha pour repeindre avec du vernis tout ce qui a été gratté et lissé. Et là, d’autres petits plaisirs vous attendent : l’asphyxie, le mal de tête, les yeux brûlés, les larmes, et toujours cette même position, arc-boutée, maudite, qui vous casse les reins à tel point qu’on craint de ne plus jamais retrouver la station verticale. Bref, nous sommes lundi, 2 heures du matin, et cette fois, tout est terminé. Je suis pris d’un rire nerveux et reste allongé par terre pendant une bonne heure, le temps de détendre le corps. Je reprends la voiture pour rentrer sur Paris. Le lendemain matin je suis au bureau, frais et propre, souffrant le martyre, mais ça ne m’a pas empêché de décrocher le contrat Solemax avant la fin de la journée, et de prendre l’apéritif avec vous, ici même.

Silence. Admiration. Exclamations retenues, applaudissements effleurés, commentaires stridents. Du coup, tout le monde reprit une tournée. Comment ne pas féliciter Marcheschi ? Que pouvait-on ajouter à ça ? Il allait partir, persuadé d’être un héros, et cette idée avait quelque chose d’exaspérant. Nicolas prit une bonne goulée de pastis, reposa son verre, et attendit un dernier instant que les conversations s’estompent avant de prendre la parole.

— En 1508, Michelangelo Buonarroti hérite d’une commande du pape : peindre les douze apôtres sur le plafond de la chapelle Sixtine. Pour ce travail on lui donnera cinq assistants et 3 000 ducats, c’est le prix d’une maison à Florence. Il trouve que l’échafaudage est inefficace et détériore le plafond, il en dessine un autre bien plus astucieux, qui s’appuie sur les murs. Il peint quatre apôtres mais n’est pas satisfait, il veut faire du lieu quelque chose d’exceptionnel et propose au pape de raconter la Genèse sur l’ensemble de la voûte ; plus de 500 m2 de fresque et 300 personnages, chacun ayant une anatomie authentique, une gestuelle, un rôle. Michel-Ange n’a plus qu’un assistant pour préparer les enduits et broyer les couleurs. Et le travail commence par un hiver terrible, il fait un froid de gueux, la chapelle est impossible à chauffer. Il peint le jour, le soir il prépare les esquisses du lendemain. Pendant ses rares heures de sommeil, il dort le plus souvent tout habillé sans enlever ses chausses à cause de ses crampes et de ses pieds gonflés ; quand il y parvient, la peau part avec le cuir. Sur son échafaudage, il monte ses vivres et son pot de chambre pour ne pas avoir à redescendre et travaille jusqu’à dix-sept heures d’affilée, perché à vingt et un mètres de hauteur, debout, le dos cambré en arrière, le cou renversé, la peinture dégoulinant sur son visage ; à chaque coup de pinceau il est obligé de fermer les yeux, comme il avait appris à le faire en sculptant, pour éviter les éclats du burin. À trop fatiguer ses yeux, il craint de devenir aveugle et ne peut plus voir qu’à la distance de son travail de peintre ; quand on lui tend un objet, il est obligé de le regarder en l’air pour l’identifier. Il refuse de parler à quiconque pour éviter les questions sur son travail, et interdit l’accès de la Sixtine, même au pape. Dans la rue, les gens le prennent pour un fou avec ses haillons, sa figure barbouillée de peinture et sa démarche hagarde. Son calvaire dure quatre longues années. Le jour de l’inauguration, il n’est pas là, trop occupé à choisir les blocs de marbre du tombeau de Jules II, parmi lesquels il sculptera son Moïse. La Sixtine fait de lui un mythe vivant, ses pairs, ses détracteurs, le monde entier s’incline devant son travail qui, aujourd’hui plus que jamais, reste une des plus belles créations de la main humaine. Et pourtant, Michel-Ange, par excès d’humilité, ne se considérait pas comme un peintre, seulement comme un sculpteur. Il n’a encore que trente-sept ans, il lui reste à bâtir des églises, faire tenir des dômes, dessiner des volées d’escalier, peindre des centaines de murs, sculpter des tonnes de marbre. À une époque où l’espérance de vie est de quarante ans, il mourra à quatre-vingt-neuf ans, le burin à la main.

Après un silence, Marcheschi, les yeux sur sa montre, se leva et prit congé.

*

Nicolas dut se rendre à l’évidence, il plaisait à Loraine. Elle se trouvait Dieu sait où, occupée à Dieu sait quoi, quand il lui proposa de prendre un verre chez Lynn. Au téléphone, il n’avait pu s’empêcher de chercher, en vain, des indices, des bruits, une ambiance ; était-elle au travail, chez elle, dans la rue ? Il ne savait comment interpréter sa voix basse, presque recueillie, il imagina d’abord une bibliothèque, peut-être une église, puis une chambre d’enfant ou une salle de bains jouxtant un salon où son mari lisait le journal. À tout prendre il préférait la savoir dans une bibliothèque à la recherche de ses chers génies. Les mystères de la belle lui faisaient poser un regard nouveau sur son propre quotidien ; il lui suffisait d’avoir Loraine à ses côtés pour considérer désormais son boulot comme une parenthèse floue, un brouhaha obligatoire, assez peu captivant, pas spécialement pénible. Du jour au lendemain, son travail pour le Groupe ne se taillait plus la meilleure part de sa vie. La proposition d’Alissa ne le tentait pas, toute énergie dépensée à vouloir progresser dans la hiérarchie ne lui ferait jamais gagner assez d’argent pour compenser une telle perte de temps. Mieux valait accepter l’idée qu’il ne ferait carrière dans rien, qu’il ne vivrait aucune exaltation d’aucune sorte entre 9 et 18 heures, et que ce sacrifice au nom du Groupe était la garantie de pouvoir laisser le meilleur de lui-même s’exprimer où bon lui semblait. Auprès de Loraine, par exemple.

— Dites donc, Nicolas, trois soirs de suite, ça ne devient pas un peu équivoque, notre truc ?

Tout à coup, sans savoir à quelle pulsion étrange il obéissait, il posa sa main sur la sienne, comme le geste le plus naturel du monde. Elle ne la reprit pas et dit :

— Comment avez-vous su que j’étais gauchère ?

Il sourit tendrement et tous les bonheurs de la veille lui revinrent en mémoire, intacts, comme si rien ne les avait interrompus.

— Si nous sommes amenés à nous voir une quatrième fois, il va falloir me donner des raisons, dit-elle.

— Laissez-moi un peu de temps.

— Ceux qui aiment la vodka ont leur propre perception du temps, comme ils ont leur propre perception du monde. Il nous faut régler la question tout de suite : faites-moi votre éloge.

— …?

— Les gens qui se rencontrent adorent évoquer leurs défauts et cherchent à se faire absoudre par anticipation. L’autre, déjà séduit, trouve ces aveux si charmants, si romanesques ! En général, les choses se gâtent très peu de temps après. Nous n’allons pas tomber dans ce piège ; dites-moi ce que vous aimez en vous, les talents que vous vous reconnaissez, faites la liste de toutes ces petites choses qui vous différencient du plus grand nombre.

L’exercice lui parut plaisant mais risqué. Sans être un défaut ni une qualité, l’anxiété était le trait principal de son caractère, la clé de tout son être. Elle le faisait aller moins vite, moins fort, moins loin que n’importe qui. Il aurait été le premier au courant si le monde avait appartenu à ceux qui se lèvent tôt, il appartenait avant tout à ceux qui osent. De temps en temps, il était tenté d’y faire sa place sans être sûr d’y avoir droit. Face à Loraine, il ne pouvait pas ne pas faire état de cette infirmité qui l’empêchait de se trouver des points forts, mais qui, en même temps, le mettait à l’abri de certains excès.

— J’aurais du mal à parler de mes qualités mais je connais les défauts que je n’ai pas. Je ne suis pas agressif, et j’en suis fier.

L’anxiété le forçait depuis toujours à reconnaître ses limites et à fuir les rapports de force. Tout ce temps perdu à se préparer au pire avait fait de lui un individu effacé. Ni éteint ni timoré, mais à l’écart. Il fallait ne douter de rien pour être offensif, ou même menaçant ; Nicolas doutait de tout. Il gardait en mémoire ce jour où il était arrivé juste à l’heure du biberon chez un couple d’amis fiers de présenter au monde leurs jumeaux. L’un d’eux était colérique, fébrile à l’idée de téter ; de peur de déclencher des hurlements, sa mère le nourrissait en priorité. L’autre, timide, retenu, attendait son tour en silence. Nicolas y voyait une métaphore universelle : les emmerdeurs passeraient toujours les premiers.

— Je n’ai pas besoin de boucs émissaires dans la vie quotidienne.

Plus précisément, il n’essayait pas de faire payer sa fêlure à autrui, il avait déjà fort à faire avec le petit animal à dents pointues que son ventre abritait.

— Dans le même ordre d’idées, je ne suis pas cynique non plus. Ceux qui s’amusent de la noirceur qui nous entoure me font pitié.

Sans courir après les bons sentiments — l’inquiétude l’en éloignait aussi — il ne supportait pas les annonciateurs d’apocalypse et les décadents patentés. Ils cherchaient à lui en faire baver un peu plus, Nicolas s’en chargeait lui-même.

— Je pense pouvoir dire que j’essaie de ne jamais juger mes contemporains.

Il les enviait parfois mais ne les jugeait pas, c’était un luxe qu’il ne pouvait se permettre.

— Dans un moment de crise, je peux facilement prendre les choses en main et arranger une situation.

Il s’agissait d’un phénomène assez inexplicable, un effet pervers de l’anxiété. Paradoxalement, Nicolas était d’un calme inattendu dans les moments de stress généralisé, sa maîtrise de l’angoisse devenait un atout dans certaines situations complexes. Si quelqu’un s’évanouissait dans le métro, il procédait avec tranquillité, retenait la panique de tout le monde, l’individu pouvait doucement revenir à lui. En d’autres termes, si une angoisse venait rivaliser avec la sienne, il savait jauger son amplitude et la calmer.

— J’ai bien peur d’avoir à m’arrêter là, dit-il, avec un sourire mutin.

Tout ce qu’il y avait de bon et de mauvais en lui était dérivé de cette peur d’on ne sait quoi. Le reste n’était que bavardage. Autant que faire se peut, il avait été sincère dans ses réponses et se demandait maintenant si cette honnêteté allait payer. Il vit dans les yeux de Loraine un petit quelque chose qui pouvait ressembler à une suite et commanda un dernier verre.

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