À Catherine,
à Gilles et Sylvana,
à Jean-Pierre,
ces mémoires d’en face
pour présent…
Quis custodet custodes ?
Une légende veut qu’à la fin de sa vie, Lester Young ne parlait plus qu’avec les morts. Il s’était inventé une langue à lui — une langue à eux… Il avait fini par tout comprendre, même des choses qui ne plaisent pas vraiment, des choses qu’on préférerait ne jamais avoir sues. La légende dit aussi qu’un beau jour, celui que ses pairs reconnaissaient comme le plus grand saxo ténor de sa génération, celui que tout le monde appelait « Président », est parti tout seul sans rien laisser derrière lui, rien que quelques phrases pudiques et tendres, d’un tragique contenu, d’une magnifique sagacité un peu pensive, où transparaît, lorsqu’on y prend garde, la splendide amertume paisible qui est le terrible apanage de ceux qui avaient deviné dès le début qu’ils n’iraient pas beaucoup plus loin que le coin de la rue… Même dans sa chambre d’hôtel miteuse, à attendre que la Dame vienne, je ne vois pas un instant Lester Young en débraillé.
En moralement débraillé.
Cette sorte de débraillé est notre privilège. Elle n’est pas d’invention récente, mais la dernière décennie l’a portée à une manière de perfection qui la rend admirable…
C’était de ce débraillé moral que me parlait Duke, quelques jours avant sa mort. Naturellement, il ne savait pas encore qu’il allait claquer ni d’une manière aussi stupide — comme devait le déclarer Würtz, le directeur de la P.J., avec cette emphase idiote et passablement vide de sens qui est la marque du grouillot de service chargé de rédiger un bout de nécro sur un coin de table, dix minutes avant la fête : mort en combattant le crime, dans l’exercice de ses fonctions… À ce moment, Duke était toujours vivant… Ça se passait chez Saïd… Un couscous nettement moins pire que d’autres, et qui s’appelait Le Mazafran… Duke tenait encore d’équerre sur ses talons de bottes, mais c’était pas difficile de se rendre compte qu’il s’était remis à piqueter — à piqueter cher… J’essayais de penser à quelque chose d’autre : Duke avait ses soucis, j’avais les miens… J’essayais de me rappeler le visage souffreteux de Lester Young, cette façon qu’il avait de souffler dans son biniou, de jouer sans remuer les doigts en ne se dandinant presque plus… Je ne pouvais pas m’empêcher de revoir les yeux de Billie Holiday, des yeux pleins d’eau comme en ont certains morts récents — trop récents… Je me foutais bien de ce que Duke me chantait. Il ne m’apprenait rien qui soit digne d’intérêt, rien que je ne sache déjà. Il me disait sans regarder personne :
— Cinquante barres, ils ont étouffé cinquante barres sur un plan de came…
Sa voix sonnait comme une plainte, une plainte irrecevable.
J’ai fait signe à Saïd, qu’il nous remette la même chose. Bourbon sec pour moi, anisette pour Duke. J’en avais rien à battre, de son histoire, j’étais trop bien avec mes morts à moi. Ils me chantaient des choses qui avaient autrement plus de classe, d’une tristesse autrement plus poignante… J’ai résisté à l’envie de mettre mes écouteurs, d’allumer le Walkman que je trimbale partout avec moi, toujours, pas à cause de ce que racontait Duke, mais à cause de la tristesse dans sa voix, qui parlait toute seule dans son coin bien mieux que les mots dont il se servait à tâtons pour presque personne. J’ai observé doucement :
— Étouffer de la monnaie, tout le monde le fait… N’importe quel parlementaire, le moindre élu local… L’ère du pognon facile, Duke… Ni toi ni moi n’y pouvons quoi que ce soit… Pourquoi pas les flics ?
J’ai dû hausser les épaules. Duke a tourné la face vers moi. Il n’y avait ni dégoût, ni amertume dans ses yeux gris, rien qu’une sorte de surprise blessée. À une certaine époque de sa vie, Duke avait dû être beau, beau pour quelqu’un ou peut-être pour lui tout seul. À présent, il était devenu trop maigre, et il avait trop l’air d’un homme traqué. C’est long, la traque, c’est fatigant… Il regardait tout le temps vers la porte, à petits coups par-dessus l’épaule, comme le font certains voyous peu sûrs d’eux — et tous ceux que tourmente l’espoir d’en finir très vite, sans trop d’attente ni de souffrance… Il s’est penché un peu et m’a affirmé :
— Y a eu un chagrin au partage… Ils ont failli se calibrer…
— Pas la première fois que des flics se calibrent entre eux, Duke…
— Santé. Tu sais qui a refait la répartition ?
— Santé… Pas envie de savoir, Duke…
Il m’a saisi le coude, comme je le faisais moi-même dans le temps pour embarquer un type qui ne voulait rien comprendre, il m’a fait pivoter vers lui. Dans la poche, ma main gauche a rencontré la crosse du Colt — un.45 auto en acier gris que je transporte partout aussi, avec, dans le chargeur, des cartouches que ceux qui s’y connaissent appellent des expansives et les autres des balles dum-dum. Duke a dû flairer la patate, parce qu’il m’a lâché. Mes doigts se sont ouverts sur le noyer de la crosse. Il m’a examiné avec attention. J’ai sorti la main gauche de ma poche. Duke a eu un de ses rares sourires de loup :
— Toujours chargé ?
— Toujours, Duke…
— Je pourrais te stopper…
— Tu pourrais essayer…
Il a eu un rire las et feutré, lisse et lent. Il a claqué des doigts dans la direction de Saïd… Je commençais à avoir plus que mon compte, mais là où j’habitais, personne ne m’attendait et le lendemain je n’avais plus à pointer à l’Usine. Duke a sorti un paquet de Lucky neuf, il l’a entamé et m’en a tendu une machinalement, à moins que ce fût dans le dessein de faire la paix. Je n’étais plus un homme avec qui on eût intérêt à faire la paix — et la guerre non plus. J’ai pris la Lucky, je l’ai allumée et j’en ai tiré quelques bouffées. Saïd nous a servis et il est retourné à la cuisine… Duke s’est moqué :
— Sa Majesté Starsky en personne. Il a commencé par faire remonter la monnaie et il y avait bien cinquante plaques… Après, il a divisé. Tant pour les commissaires… Tant pour les inspecteurs… Tant pour les enquêteurs… Tarif dégressif, naturellement…
— Naturellement… À parler comme ça, Duke, tu risques de pas aller très loin…
— Peut-être que je veux pas aller très loin.
— Arrête tes conneries, mon gars : la seule chose qu’on veut, c’est aller un petit peu plus loin… Et encore un peu plus loin… Au bout du compte, à force des fois ça fait quelque chose qui ressemble fort à après-demain matin… Plus ou moins. Pour ça, tu sais rien, tu n’es au courant de rien… Combien tu as ramassé, sur les cinquante barres ?
— Rien du tout.
— Tu aurais dû : c’était la meilleure façon de les endormir. On se méfie moins d’un flic qui mange.
Duke a eu son rire triste, preuve que l’argument avait porté. Avant que Duke soit, j’étais. Je dirigeais l’Unité de Recherche Douze avant lui et il avait pris la Nuit après moi. C’était un type que j’aurais pu aimer, si on avait eu le temps de se connaître. Il faisait ma taille et à peu de chose près ma corpulence. Il n’avait pas de meilleures dents que moi et tirait seulement un peu moins vite. Duke n’était pas un tueur : il n’avait aucun goût pour ça. On ne se refait pas, pas à nos âges, on se contente de regarder vaguement autour et de se marrer, plus ou moins — quand on peut. J’avais été flic, avant Duke. Ni meilleur, ni pire que lui. Ils m’avaient viré. Dont acte. J’avais toujours mon .45 dans la poche, parce que personne n’avait eu encore les couilles de venir me l’enlever. Duke aurait été assez naze pour ça, mais il n’avait pas les raisons. Il savait que lui et moi, on tirait du même côté. Il a ricané :
— Toi, tu me dis que j’aurais dû me goinfrer !
— Comme tout le monde, Duke…
— C’est pas ce que tu disais à tes hommes, dans le temps…
— Peut-être que je disais des conneries à mes hommes, dans le temps… (Je me suis accoudé au comptoir. C’était avant le coup de feu, aussi n’y avait-il presque personne dans la salle.) Tu me fais chier, Duke : de nos jours, tout le monde se beurre. Et alors ? Peut-être des siècles que ça dure…
Bien sûr que je n’ignorais rien des petites combines de la Division, mais quand on a mon âge, l’indignation est un luxe qu’on n’a plus envie de se payer, même quand on en a encore les moyens. L’indignation s’en va, de même que presque tous les appétits, avec le peu d’intérêt qu’on se portait à soi. On finit par raisonner bancairement… Bancairement, je ne valais plus grand-chose — autrement non plus, et Duke pas davantage. Pour nous deux, ils auraient mieux fait de pratiquer le tarif de groupe. Si j’avais eu le temps, cet enfoiré, je l’aurais aimé et ça aurait encore compliqué les choses, alors qu’elles n’étaient déjà pas simples. Comme je le voyais, Duke, il lui restait combien à tirer ? Cinq ou six ans… Après, ça serait la quille et la mort lente. Chacun la sienne… Un homme comme lui, avec sa classe et ses états de service, n’avait rien à prouver à personne, pas même à cette pédale de Starsky ou à Würtz en personne, le sale petit bâtard sournois qui avait fini par se retrouver directeur de la P.J. — il était déjà trop mort pour eux, et peut-être même pour moi. Pourtant, son peu de vie encore, Starsky, ce petit bout de chemin qui le séparait du trou, cette vermine de Starsky s’était arrangé à la pourrir. Starsky l’avait débarqué de la nuit — Duke s’était retrouvé en commissariat, du jour au lendemain… Tricard… Une espèce de demi-dieu, Starsky… Quand il avait été parachuté à la Division, tout le monde avait deviné qu’il avait une grosse fusée dans le cul, Starsky… Un peu gras, un peu cow-boy, mais même un cow-boy peut être une lope… Juste après Cohen, quand même, ça faisait des vacances… Après Cohen, n’importe qui aurait pu faire l’affaire, alors pourquoi pas Starsky ?
Dans ma vie, j’ai rencontré pas mal de types douteux. Starsky en faisait partie, mais c’était le patron de la Douze — un patron de Division promis à une carrière express ne pouvait pas être douteux. J’ai encore tapé une cigarette à Duke. Je n’aurais pas dû, tellement mon dos me faisait mal tout le temps maintenant. Quand on a ça, le reste, l’indignation… Pour quoi foutre ? J’attendais juste de sortir, de remettre mes écouteurs… Lady Day vaut toute la chimio du monde et elle au moins ne coûte rien à la sécurité sociale…
Je suis descendu du tabouret, chargé comme un mulet de Calabre. Duke a fait signe que j’embarque le paquet de Lucky, mais ça ne m’aurait pas porté chance. On s’est tendu la main… À ce moment-là, appuyé d’un coude au bar, Duke était encore vivant. Déchiré comme un programme électoral au lendemain du second tour, mais vivant. Je ne le savais pas et lui non plus, mais il avait déjà commencé le compte à rebours. Son calibre, il le portait horizontal contre le flanc gauche dans un de ces brêlages en Nylon moderne que je n’ai jamais aimés, avec la crosse combat en avant… Rien qui vous donne la moindre seconde d’avance, seulement une concession à la mode actuelle… Au pratique et à l’imputrescibilité. Si j’avais su, je serais peut-être resté plus, mais qu’est-ce que ça aurait changé ?
J’ai ramassé mes pans de manteau et je suis sorti. Duke m’a suivi des yeux. Un inconnu dont le maigre visage gris ne reflétait aucune espèce d’entrain. Ses traits inertes semblaient passés à la pierre ponce. L’alcool ne les avait encore pas abîmés. En le flinguant, Fortune lui a épargné cette sorte de disgrâce. Tout le monde ne peut pas en dire autant. Longue veste de cuir noir, chèche blanc. Bottes texanes. Il ne pouvait plus rien se payer de mieux. Comme tel, Duke ne pouvait pas plaire. À moi, il plaisait. À moi et à quelques autres, dont l’avis ne compte guère. Je lui ai fait un signe de la main, depuis dehors. Rien ne s’est animé dans ses yeux gris. Je l’ai laissé continuer sans moi. Pour ce qu’il lui restait de route à faire, un bout de conduite n’aurait servi à rien : il était déjà trop loin.
Dans la pluie, j’ai repris ma bagnole.
Passer devant la Division ne m’a fait ni chaud ni froid.
Un cercueil vide, j’ai jamais bandé dessus.
Je suis rentré. Sur ma chaîne des années soixante-dix, j’ai mis une cassette. Artie Shaw faisait de son mieux à la clarinette, avec beaucoup de froide virtuosité et d’intelligence, et une parfaite clarté dans l’exposé du thème. Malgré cela Lady Day donnait à Summertime d’amples accents funèbres, parfaitement hors de propos pour une musique assez faite pour le Top 50 de l’époque. Un jour, j’essaierai de savoir de quels démons personnels Lady me protège, ou quelle nostalgie elle me sert à conjurer.
Je me suis laissé tomber dans mon fauteuil. D’avant le naufrage, j’avais conservé le sous-main en cuir élimé qui me servait à l’Usine, et j’ai balancé le .45 dessus en plein milieu, la crosse vers moi. Ceux de mes ennemis contre lesquels je dois me battre le plus souvent n’ont que foutre d’un Governement Model : ils passent à travers les murs et même les plus grosses balles dum-dum ne peuvent les atteindre. Leurs discours sont d’un terrible laconisme. Par comparaison, les autres ne m’intéressent pas.
Mon petit bureau ressemble à celui de Samuel Spade, mais je ne suis pas Spade. Dans un coin de la pièce, il y a un vieux divan en cuir qui sert de lit. Trois murs entiers sont tapissés de livres et entre les deux fenêtres, j’ai poussé un bureau ministre qui n’a pas d’âge, et mon fauteuil. Je n’ai guère besoin de bouger pour voir passer les trains : il me suffit de flanquer les pieds dans un tiroir entrouvert, et de me basculer un peu en arrière presque sans me retourner. La plupart d’entre eux défilent à moins de dix mètres. Je ne sais pas bien, à certaines heures, si leurs cargaisons sont faites de vivants ou de morts — ou des deux mélangés, et j’ai jamais été fort pour les proportions.
Si j’avais eu cinquante patates d’avance, j’en aurais pris un, de ces trains de nuit qui passent sous mes fenêtres, et il m’aurait conduit jusqu’au soleil — seulement je n’ai jamais eu cinquante patates et je ne crois plus au soleil, pas ce genre de soleil qui s’achète en prenant un train de nuit. Et qu’est-ce que j’aurais fait de plus au soleil ? Tout ce à quoi je tenais s’en était allé peu à peu, sans que je m’en rendisse compte, et même Duke n’avait plus beaucoup de relief… Patiné déjà par l’oubli… Lui non plus ne pouvait guère aller nulle part. J’ai pris mon carnet sur un coin du bureau. Son numéro personnel était dedans. C’était quand j’étais chef de Nuit et qu’il commandait un groupe Jour… Divisionnaire comme moi. Je ne le connaissais pas assez pour l’appeler comme ça, en pleine nuit, alors qu’on venait de se quitter une heure avant, alors j’ai laissé tomber… À la place, j’ai écouté de bout en bout la seconde version de Yesterday : incomparablement meilleure que l’édition commerciale. Triste et traînante, elle bousille tout en dedans, sauf dans les dernières mesures où le tempo s’accélère et fait naître en vous une bizarre allégresse narquoise qui laisse vide après — vide et amer… Tellement que je me suis levé allumer une Camel. Je ne fume plus beaucoup. Dans le temps, j’avais des accélérations de V8 Chevrolet, maintenant je marche comme un 4 cylindres en ligne qui tournerait sur trois pattes. Toute la monnaie du monde n’y changerait rien — tout le soleil non plus. Même pas un de ces trains que j’aurais pu prendre… J’ai fumé et j’ai toussé. Incroyable, ce que tousser occupe… Ce que ça peut trahir de détresse, un homme qui tousse seul dans une chambre d’hôtel… J’en avais écouté, de ces toux, des nuits entières, avant de monter serrer le type à l’heure légale — sur le coup des six heures, toux ou pas toux, alors que ça aurait suffi pour qu’on devienne potes, si seulement j’avais su qu’un jour je serais comme eux, avec des trains de nuit qui défilent sous la fenêtre et ces quintes dures et sèches qui arrachent l’intérieur et font de tous les soleils possibles des astres noirs et morts… Le trou, ils n’avaient pas besoin de moi pour y aller… Tous en sursis… Eux peut-être moins que moi, au fond…
J’ai fumé toute ma cigarette debout en contemplant les voies ferrées en bas. Il avait plu quelques gouttes et elles luisaient doucement sur le ballast. Pour un peu, on les aurait crues abandonnées, inoffensives — comme bien des espoirs, et presque tous les rêves qu’on a faits un jour et qui ne se sont jamais réalisés… Je me suis servi un verre de bourbon… La bouteille se trouve dans le dernier tiroir droit, celui dans lequel je flanque généralement les pieds — le verre aussi. Toujours le même verre. Ma montre a marqué trois heures — puis trois heures trente…
J’ai pris le premier bouquin venu sur mes étagères. Je suis retourné dans mon fauteuil et j’ai allumé ma lampe. J’ai braqué la petite lumière sur les pages que j’étais censé lire — une autre forme de nostalgie. On commence à lire, puis un jour on se rend compte qu’on ne fait plus que relire et depuis si longtemps qu’il ne sert à rien de se demander quand, ni si on n’a jamais fait autre chose depuis le début. C’est signe qu’on est passé de l’autre côté, que les vivants ont cessé de vous intéresser en tant que tels… J’avais oublié Duke et oublié ses soucis. Malgré cela, j’attendais quelqu’un.
C’est quelqu’un d’autre qui est entré.
Et mes soucis avec…
Il est resté debout au milieu de la pièce. Il a observé :
— Jolie musique…
— Je n’en connais pas de plus belle…
Il a porté le regard sur le .45 au milieu du sous-main et remarqué d’une voix chantante, juste assez rauque pour ne pas s’attirer de reproches, juste assez douce pour que l’envie ne me vienne pas de lui rentrer les dents au fond de la gorge à coups de talon :
— Jolie arme aussi…
— Jolie arme. Elle voit le jour, comme tout ce qu’il y a ici, Fortune…
Je n’avais pas pour lui une admiration sans borne, mais un homme qui aime Billie Holiday et ne monte pas aux rideaux à la vue d’un Colt .45 ne peut être considéré comme un individu foncièrement mauvais. Je lui ai fait signe de prendre la chaise en bois, de l’autre côté. Il l’a saisie d’une main sans effort, l’a plantée au milieu de la pièce et s’est assis en rameutant les pans de son manteau. Un raglan moutarde qui devait bien faire ses deux patates. Il a croisé les jambes et sorti un étui à cigarettes. Il a regardé autour, puis m’a interrogé du regard. J’ai haussé les épaules :
— Vous pouvez fumer, Fortune : vous n’êtes pas chez un de ces connards new-age et mes poumons n’ont plus rien à redouter, de la part de quiconque…
Il a donné un coup de menton en direction du Colt.
— Pas même de ce qui sort d’un outil semblable au vôtre ?
— Pas même. Déjà quand ils faisaient convenablement leur boulot, ils ne craignaient pas ce genre de tracas, sinon jamais je n’aurais pu exercer le même métier avec eux pendant plus d’un quart de siècle…
Il a sorti une cigarette à bout doré, l’a allumée avec un briquet en métal ordinaire. Pas de jonc sur lui… Fortune ne portait pas de bijoux, pas le moindre bijou, ce qui en faisait déjà un barbillon très différent des autres — des autres et de bien des flics… Pour ce que je savais de lui, Fortune n’avait aucun sens du confort, ni de la monnaie. Du bout de l’index, j’ai poussé le cendrier dans sa direction et il m’a remercié en bougeant le front… J’en ai profité pour allumer une Camel.
Fortune m’a regardé tousser. Je lui ai fait signe d’y aller…
Il y est allé. À sa manière, sans nuance. Il a porté ses doigts sous son manteau, les doigts qui n’étaient pas occupés avec la cigarette. Sous son manteau, contre le flanc droit, la Rue racontait que Fortune portait un Beretta automatique à quinze coups — le même outil qui équipe à présent les forces armées américaines. J’ai braqué ma Camel sur mon propre outil et Fortune s’est fendu d’un lent sourire. Le genre de sourire qui nécessiterait l’usage d’un palmer s’il venait à l’idée de tenter de le mesurer. Ses doigts ont sorti tout aussi lentement une enveloppe en papier kraft de sa poche de poitrine. La seconde d’après, elle atterrissait juste entre mon Colt et moi, bien à plat sur le sous-main.
Fortune ne souriait plus et j’avais cessé de tousser.
— Tout est dedans…
— Intéressant, Fortune…
— On ne peut pas dire, tant qu’on n’a pas ouvert…
Je me suis accoudé, les doigts croisés sous le menton. Je l’ai fixé, autant que le permettaient le peu de lumière et mon taux d’alcoolémie. Pas un barbillon comme les autres. Trente-huit ans. Aussi grand que moi et guère plus épais. Élégant, Fortune, naturellement élégant… Plus beige que brown. Beretta quinze coups. Il était né dans la Caraïbe et je crois bien que c’est là qu’il a fini par aller se faire enterrer, après toute cette histoire, chez lui, entouré de l’affection des siens… Lui au moins venait de quelque part et y était retourné. Tout le monde ne peut pas en dire autant.
Je ne ressentais aucune aversion à son égard, mais c’était la manière que je n’aimais pas — la manière et l’heure.
— Pas très envie d’ouvrir, Fortune…
— L’État ne vous verse pas une grosse pension.
— Pas très grosse, en effet.
— Plus d’un quart de siècle, disiez-vous. Qu’est-ce que vous y avez gagné ?
— L’estime de quelques-uns, l’indifférence des autres…
Fortune a ri. Dans la pénombre, ses yeux ont revêtu un court instant un étrange éclat bleuté — un éclat qu’un homme normal n’aurait pas aimé, et en tout cas pas un flic. Je n’étais plus ni l’un ni l’autre. Il a ajouté :
— La haine des puissants…
— Pas de tous les puissants, Fortune… La plupart d’entre eux ignorent jusqu’à mon existence, c’est pourquoi ils ne peuvent pas me détester…
Fortune a remué la tête. Son rire s’était éteint. Nous avons fumé en silence quelques secondes et je suis parvenu à ne pas tousser. Je ne voyais pas très bien son angle d’attaque, et peut-être Fortune ne le voyait-il pas très bien lui-même, quand il a demandé :
— Vous vous rappelez Velma ?
Si à cet instant, j’avais eu ma bouteille entre les doigts, je la lui aurais éclatée sur la gueule, mais elle était par terre, à côté du tiroir entrouvert. Trop loin de tout. J’ai enlevé les coudes du bureau, et mes mains de sous le menton — et lui non plus n’aurait pas dû aimer mon regard, ni la voix dont je me suis servi comme on fait usage d’une arme et pourtant il m’a écouté sans bouger, sans ciller, et on dirait bien qu’il n’a pas détesté ce que j’ai dit lentement, moi aussi sans presque remuer les lèvres, sans ciller :
— Je ne me rappelle personne. Je sais quelles saletés ont couru sur mon compte à l’Usine. Certaines n’étaient pas sans fondement, d’une certaine façon, mais il y manquait les raisons — certaines raisons. J’ai demandé à m’en expliquer aux Bœufs et ce que j’ai déclaré a paru convaincre la commission de discipline, puisqu’il n’y a eu aucune sanction administrative, et pas de condamnation pénale…
Il a remarqué, avec un petit geste vers l’enveloppe :
— Beaucoup de mots pour quelqu’un qui n’a rien à se reprocher… Si je n’étais pas convaincu moi-même, je ne serais pas là. Vous devriez ouvrir. Même si vous ne vous rappelez pas cette femme…
J’ai ouvert.
Je suis tombé sur deux liasses de cinq cents francs que je ne me suis même pas emmerdé à compter. Les billets étaient tenus par des bandes plastiques jaunes et vertes, comme dans les banques. Il y avait aussi une trentaine de feuillets photocopiés, pliés en deux, paraphés et signés sur chacun, ainsi qu’une seconde enveloppe brune, épaisse d’un pouce et soigneusement cachetée. Je l’ai mise de côté et j’ai déplié les feuillets. Il ne m’a fallu qu’une seconde pour comprendre.
— Toute une procédure, Fortune… De mon temps, les voyous ne détenaient pas ce genre de documents… Pas avant le jugement, et jamais lorsque l’affaire avait été renvoyée au Parquet en Vaines Recherches… Il y a eu une fuite quelque part. Une fuite chère…
— Très chère… De votre temps, on ne renvoyait pas une affaire au Parquet en V.R. moins d’un mois après la date de la commission des faits — pas en matière de crime…
— Drôle de chose, Fortune : vous vous exprimez comme un flic… Elle est morte. Et alors ?
— Alors, l’affaire a été classée. Entre l’enquête en flag et l’exécution de la commission rogatoire, il y a eu un mois. Seulement un mois, puis retour au Parquet. Vaines Recherches…
— La fille est morte une deuxième fois. Et alors ? Vous vous attendiez à quoi ?
— À ce qu’ils cherchent. Vous avez été flic. Si vous lisez, vous vous rendrez compte que la moitié des procès-verbaux ne contient qu’un monceau de conneries, et les autres rien du tout…
— C’était rien qu’une pute, Fortune…
Il a écrasé lentement sa cigarette. Lorsqu’il a relevé les yeux, il semblait avoir ramassé trente ans en une fraction de seconde — il avait l’air sonné, comme tous ces pauvres types qui viennent de se faire poivrer à mort à la grande loterie des assises. Il m’a dit d’une voix qui couvrait à peine celle de Lady Day, d’une voix moins prenante mais tout aussi amère :
— Vous avez raison : rien qu’une pute… La monnaie, c’est pour vos frais. Est-ce que vous lirez ?
— Plus de frais, Fortune… À quoi ça servirait que je lise ? Le type qui a écrasé le coup avait ses raisons… Pas pires que d’autres… Pas meilleures… Ou alors, il a agi sur ordres… Langue de plomb, années de plomb…
Je me suis tu : ce que je disais ne me plaisait pas… Malgré ce qu’affichent certains demeurés mentaux, c’est parfois parce qu’on aime trop quelque chose ou quelqu’un qu’on est bien forcé de le quitter. Machinalement, j’ai cherché le nom du flic qui avait pris l’affaire au tout début — celui qui s’était transporté sur les lieux et avait procédé aux premières constatations. Le nom que j’ai lu d’entrée ne m’a pas incité à penser que l’enquête avait pu être bidonnée en quoi que ce soit — le flic de Police Judiciaire qui avait été le premier à se pencher sur la fille n’était autre que Duke. Je connaissais son style sec, d’une redoutable efficacité, froid et vif, inflexible comme une balle à très haute vitesse. La phrase qu’il utilisait pour décrire l’état du corps ne devait pas comporter plus de vingt mots.
Elle suffit à me donner envie de dégueuler.