Il était à ce point économe qu’il avait fini par contracter l’avaricelle.
Le chemin le plus court d’un point A à un point B, c’est la ligne droite. Le chemin le plus court d’un point A à ce même point A, c’est le cercle.
Le petit médecin se redressa : un Asiatique, ou alors un nain frappé d’hépatite virale.
Il ôta son stéthoscope de ses oreilles, et s’en fit un collier. L’écouteur chromé lui descendit jusqu’aux testicules. Il devait chausser des préservatifs taille triple zéro car il avait un nez et des pouces minuscules qui trahissaient le désastre. Sa petite tronche couleur bronze donnait à penser qu’il avait pour coiffeur un Indien Jivaro.
Il se tourna vers les deux personnes anxieuses de son diagnostic : une dame d’une quarantaine d’années, élégante et très baisable, et un domestique à cheveux bruns, vêtu d’un pantalon noir et d’une veste à la russe en toile jaune. Il fit la grimace, ce qui ne lui posa aucun problème majeur, avec la frime qu’il se trimbalait.
— Votre avis, docteur ? chuchota la femme.
— Il est mort ! déclara le praticien.
— Vous pourriez m’écrire ça noir sur blanc ?
— Si c’est du permis d’inhumer que vous voulez parler, je vais l’établir tout de suite.
Tel Atlas envisageant de soulever le monde, il chercha un point d’appui pour rédiger le document, mais n’en trouva pas. La table ovale était surchargée de médicaments, de pots de tisane, de tasses. La cheminée de marbre rose également.
— Passons au salon, proposa la femme.
Il la suivit comme un singe son dresseur.
Lorsque le couple fut sorti, le valet de chambre tira un paquet de cigarettes blondes de sa poche et se fila un clope dans la clape.
Il s’apprêtait à l’allumer lorsque le mort murmura :
— J’en fumerais bien une, moi aussi.
Docile, le domestique cueillit une deuxième tige et alluma les deux simultanément à la flamme de son Dunhill en or. Il glissa ensuite l’une des cigarettes entre les lèvres blanches du mort. Celui-ci tira une bouffée voluptueuse.
— C’est une Camel, avertit le larbin.
— Et alors ?
— Vous n’aimez pas les Camel. Vous dites que c’est du foin au miel.
— La première cigarette du ressuscité, murmura l’ex-défunt, on ne fait pas le difficile.
C’était un homme d’une cinquantaine d’années, aux traits émaciés, à la chevelure abondante, d’un gris neigeux. Un savant maquillage ôtait du charme à un visage qui, normalement, en était plein. Son regard avait une couleur d’ambre et une fixité déprimante.
— Aide-moi à me débarrasser de ce carcan, j’étouffe ! fit-il.
Le valet saisit les deux mains qu’il lui tendait et le hala pour qu’il puisse se mettre sur son séant. Après quoi, il déboutonna la veste de pyjama de l’homme alité, le dépiauta, puis fit jouer les crochets de fixation du bustier en vinyle spécial qui emprisonnait son thorax. Cette étrange prothèse reproduisait à s’y méprendre une poitrine d’homme. On y lisait la saillie du sternum et les cerceaux des côtes. Les seins, aux mamelons rosâtres, paraissaient plus vrais que nature. Des poils clairsemés frisottaient çà et là. Le larbin éprouvait de l’écœurement à manipuler cette espèce de justaucorps en fausse chair.
Lorsqu’il eut dégagé le « mort », il jeta la carapace à travers la pièce ; on aurait dit la mue écœurante d’une langouste.
La femme revint, tenant un document dont elle s’éventait le visage afin de hâter le séchage de l’encre.
— Eh bien, l’affaire a été rondement menée, fit-elle, te voilà légalement mort.
L’homme sourit et refoula les draps. Il resta assis un instant sur le lit, regardant ses pieds dont il agitait les orteils.
— Mon rêve ! soupira-t-il. Suivre de loin mon enterrement m’a toujours paru le comble de la jubilation. On pourrait m’incinérer après-demain, je suis libre tout l’après-midi ?
Le valet de chambre eut un rire en biais, à cause de sa cigarette qui se consumait dans le coin gauche de sa bouche.
— Et qui va tenir le rôle au crématorium ? demanda-t-il.
— Toi ! assura la femme.
Au même instant, elle eut un geste rapide et enfonça dans le bras du valet l’aiguille d’une minuscule seringue qu’elle dissimulait au creux de sa main libre.
Le domestique fut comme paralysé par l’incrédulité. Il resta figé, la bouche entrouverte, le regard fixe.
L’homme au torse nu cueillit la cigarette du valet à sa bouche et alla la jeter dans la cheminée où nul feu ne brûlait. Elle grésilla dans un reste de vieilles cendres froides. Le larbin s’écroula sans émettre la moindre plainte. La femme qui attendait le poussa en direction du lit à l’instant où elle vit chavirer les yeux de sa victime. Le valet chut à plat ventre en travers de la couche abandonnée par le précédent « mort » ; ses pieds frémissaient sur la carpette.
— Aide-moi à faire ta toilette, dit la femme ; je tiens à ce que tu sois beau pour accueillir ces messieurs des pompes funèbres.