Franck Studder prit son tour derrière les voitures attendant à la station de lavage automatique. Il n’y avait que deux bagnoles devant lui, ce qui représentait une attente de six à dix minutes. Il avait une carte d’abonnement et venait faire nettoyer sa Chevrolet chaque mercredi soir après la fermeture de son officine. Le jeudi, il se rendait à la réunion hebdomadaire des « chefs d’agence » et il tenait à s’y présenter dans les conditions les plus favorables à son standing. Une voiture bien briquée ajoutait à sa classe.
Il se mit à lire Playboy en attendant son tour. Le poster central représentait une superbe rousse à poils fauves dont l’œil coquin aurait fait frémir le kangourou d’un nonagénaire. Elle regardait le lecteur, la tête inclinée, un sourire salace au coin des lèvres, et l’on distinguait un bout de langue rose comme un clito derrière ses dents éclatantes.
La voiture qui précédait Studder avança et il prit sa place. Il lut les blagues du mensuel. La plupart étaient vieilles comme l’amour, mais il en dénichait toujours une ou deux dans le lot, qui le faisaient marrer.
Le caisson de la laverie se divisait en deux parties : le lavage et le séchage. Ils étaient séparés par de larges volets de plexiglas qui coulissaient le moment venu. Franck admirait la virtuosité précise de l’appareil, la manière impressionnante dont les nombreux jets se mettaient en action pour projeter l’eau savonneuse sur le véhicule. Ils fouettaient la carrosserie avec impétuosité et celle-ci ne tardait pas à être recouverte d’une mousse blanchâtre. Lorsqu’ils cessaient de fonctionner, les énormes rouleaux blanc et rouge se mettaient de la partie. Ils démarraient par l’avant et paraissaient happer l’auto. Le plus gros, le rouleau transversal, épousait les volumes de celle-ci. S’élevant avec la courbe du capot, noyant le pare-brise et l’engloutissant dans ses longs poils. Studder ressentait toujours, à cet instant, une vague appréhension, comme si le monstre mécanique allait le broyer. Il avait l’impression d’être avalé par un animal préhistorique, l’eau savonneuse constituant une espèce de bile destinée à faciliter la digestion.
Une demi-obscurité corsait encore sa peur. Les rouleaux arrivaient, l’enveloppaient en émettant un grondement creux de bourrasque. Il était dans un petit submersible posé sur un lit d’algues tentaculaires. Il ne remonterait jamais à la surface. Alors il respirait bien à fond pour se prouver que rien n’était changé au fonctionnement de ses poumons. Les rouleaux passaient au-dessus de l’auto, puis à l’arrière, et cela jusqu’à descendre au pare-chocs. Il se produisait alors un break. Tout s’immobilisait et il n’entendait plus que le ruissellement de l’eau dégoulinant de la carrosserie. Puis l’appareil se redéclenchait et les monstrueux rouleaux effectuaient le trajet en sens inverse. Le second passage terminé, ils se figeaient, le rideau de plexiglas s’écartait et le conducteur remettait le moteur en marche pour passer dans le compartiment séchage qui, lui, n’engendrait aucun malaise et, au contraire, amusait Studder par sa manière d’anéantir les grosses gouttes d’eau, les refoulant sur la paroi inclinée du capot, créant un phénomène illogique d’eau coulant en remontant une pente.
Il rêvassait, quand un coup de klaxon de la voiture placée derrière lui le ramena à la réalité : c’était son tour. Il baissa sa vitre gauche, inséra sa carte magnétique dans le bloc de commande, la récupéra, remonta sa vitre et s’engagea dans le tunnel de lavage jusqu’à la butée qui déclenchait l’appareil. Il posa son magazine sur le siège passager pour suivre le déroulement de l’opération. Jet moussant ! Les vitres furent lézardées de rigoles nombreuses qui s’entrecroisèrent, se confondirent, formant bientôt une nappe verticale où la mousse coulait plus lentement que l’eau. Après cette projection préalable, les fameux rouleaux opérèrent avec leur grondement sourd. Studder vit plonger le gros cylindre de poils devant l’auto, pour en fourbir la calandre. Il remonta sans se presser et vint à lui inexorablement, accompagné des deux cylindres latéraux qui tournaient comme des totons. Leur frottement soyeux contre la voiture exerçait une fascination sur Franck.
A nouveau, cette impression de descendre aux abysses dans un sous-marin de poche privé de ses commandes s’imposa. Il savait qu’elle durerait quelques secondes, juste le temps que le gros rouleau achève de balayer capot et pare-brise. Il était environné d’eau. Le cylindre poilu fouetta la vitre inclinée, la noya sous un flot intense, en même temps qu’il la fourbissait consciencieusement. Enfin, avec sa lenteur inexorable, il commença de remonter jusqu’au pavillon. A cet instant du lavage, Studder découvrait le cadre métallique, peint en rouge et jaune qui supportait les rouleaux et les volets de plexiglas dépolis dont la matière virait au jaune sale. Il fut surpris de distinguer une tâche orangée, mouvante, devant sa vitre. Pour réaliser ce dont il s’agissait, il enclencha le contact au point deux et brancha ses balais d’essuie-glaces.
Il découvrit alors un employé de la station, vêtu d’une combinaison sur laquelle s’inscrivait le nom d’une marque d’essence, et coiffé d’une casquette à longue visière. C’était la première fois que quelqu’un se manifestait dans le tunnel en cours de lavage. Franck l’interrogea d’un hochement de menton car, à cause des jets, il ne pouvait baisser les glaces latérales. L’homme portait des lunettes légèrement teintées, et des favoris bruns sortaient de sous sa casquette. Il éleva lentement ses deux mains, lesquelles étaient jointes sur un pistolet.
« Putain, c’est au moins du.45, pensa Studder à la volée ; et il a un silencieux !
Son pare-brise implosa et il fut criblé d’une infinité de minuscules cubes de verre qui lui brûlèrent le visage. Il comprit que l’employé avait tiré sans trop viser, simplement pour se débarrasser du pare-brise brouillé.
« Il faut que je me couche sous le tableau de bord ! se dit Franck Studder.
Mais il n’eut pas le réflexe suffisamment prompt. L’homme à la combinaison orange tira quatre balles de haut en bas. La première traversa l’œil droit de sa victime, la seconde lui déchiqueta le larynx ; quant aux deux dernières, elles s’engloutirent dans son sternum.
Les rouleaux commençaient à traiter la vitre arrière.
Le tireur glissa son arme dans l’une de ses larges poches et quitta le tunnel par une petite porte de secours située entre les deux compartiments.