8

J’ai rangé ma bagnole dans une allée cimentée conduisant à un garage privé, ainsi elle n’attire pas l’attention et nous sommes aux premières loges pour surveiller le pavillon de Frederick Clay. Assis sur la banquette arrière, le malade proteste d’un ton brisé :

— Ecoutez, je ne comprends rien à vos manigances. Je suis extrêmement fatigué et j’aimerais aller me coucher.

J’éprouve quelque scrupule à lui infliger cette veille à bord de ma tire, mais elle est indispensable.

— Ce ne sera pas long, Mister Clay.

— Qu’est-ce qui ne sera pas long ?

— Quelqu’un va venir.

— Qui donc ?

— Là est la surprise.

Je dois admettre qu’il a parfaitement joué son rôle au téléphone. Beaucoup mieux que ce que j’espérais, et sais-tu pourquoi ? A cause de son épuisement. Ses « Joan, passez-moi Irving ! » avaient quelque chose de pathétique. Il les répétait comme un leitmotiv, et cette litanie l’accablait. A l’autre bout, la femme vitupérait. Je l’entendais glapir des « Qu’est-ce qui vous prend, Freddy ! Avez-vous perdu l’esprit ? » sur un ton qui dénotait un affolement croissant. Quand enfin, sur un signe de moi, il a raccroché, elle a tout de suite rappelé, mais comme il poursuivait sa requête lamentable, c’est elle qui a fini par interrompre la communication. Ensuite, j’ai prié Frederick Clay de me suivre jusqu’à ma guinde afin d’y attendre la suite des événements. Il m’obéissait mornement. Je sentais confusément qu’il redoutait mes entreprises tout en ayant confiance en moi. Question d’ondes qui s’entrecroisent. La plupart des gens, surtout lorsqu’ils ne sont pas trop mauvais, me trouvent sympa et m’ont à la chouette.


Un quart d’heure encore s’écoule.

— Elle habite loin ? demandé-je.

— Une vingtaine de miles.


Ça vit comment, un homme traqué qui vient de changer d’identité ? Au fait, il doit probablement s’appeler Miguel de La Roca maintenant, Irving ? Fatalement, il a pris et bricolé les fafs du Gitano pour poursuivre sa triste route.

— Vous êtes allé chez elle ? insisté-je.

— Chez Joan ?

— Oui ?

— Non. Vous savez, en dehors de mon travail à la station, je n’ai plus la force de me déplacer, tout me pose problème.

— Elle vit seule ?

— Elle a ramené, m’a-t-elle dit, un domestique français, d’origine espagnole.

— Ce de La Roca qu’une femme vous a demandé au téléphone ?

— Peut-être. Je n’en sais rien.

A cet instant une voiture survient, qui roule avec la lenteur d’un corbillard. Une Porsche blanche décapotable. Il y a une femme blonde au volant. Elle marque un temps d’arrêt devant la bicoque de Frederick Clay, jette un œil à la maisonnette éclairée où la télé continue de fonctionner, puis poursuis sa route.

— C’était Joan, n’est-ce pas ? fais-je à Frederick.

— Oui. Elle est repartie ?

Comme si je savais les intentions de la femme blonde. Et moi, tu sais quoi ?

— Non, réponds-je, elle va revenir.

Avec assurance. A croire que je connais les motivations secrètes de chacun.

Quelques minutes passent, et puis la femme réapparaît, à pince, cette fois. Elle a dû remiser sa Porsche plus loin. Elle s’approche de la maison, essaie de regarder par la fenêtre, mais le rideau que j’ai tiré ne lui permet pas de voir à l’intérieur.

Marrant : dans un second temps, elle va mater par le fenestron du garage si la Ferrari s’y trouve toujours. Une Porsche, une Ferrari, j’ai idée que les chignoles c’est leur hobby, aux Clay.

La présence du prestigieux véhicule semble la rassurer, alors elle retourne à la maison. La porte n’étant pas caroublée, elle entre. Un temps assez copieux s’écoule lentement comme une blennorragie en voie de guérison[2]. Joan ressort (l’instant étant grave, je n’ajoute pas « à boudin », selon ma joyeuse habitude, mais le cœur y est). Elle revient à la rue en courant presque et — ô surprise ! — (comme on dit dans les livres très très cons), au lieu de prendre à droite pour rallier sa voiture, elle tourne à gauche, ce qui ne laisse pas de m’intriguer (comme on dit aussi dans les mêmes ouvrages). Du coup, je sors de ma guinde pour aller voir.

La femme se dirige vers une Nissan verte déguisée en fausse Range Rover. On distingue un homme coiffé d’une gapette à longue visière au volant. Il attend.

Je mets en route et pique droit sur la Nissan verte. Je stoppe au niveau de ladite de manière à l’empêcher de repartir.

— Frederick, fais-je, descendez dire bonjour au monsieur qui se trouve dans cette caisse !

— Mais…

— Grouillez-vous !

Il obtempère. Parallèlement et de manière concomitante, la blonde a voltefacé et nous mate sans piger. Un court instant, elle croit que j’ai ralenti parce que la voie est étroite et qu’elle se tient du côté de la chaussée. Et puis elle avise son « beau-frère » et elle s’écrie :

— Frederick ! Non !

Ma pomme j’ai déboulé et me précipite sur Joan. Elle se parfume à mort, la mère.

Mon premier soin est d’éternuer. Mon second de la bicher par une aile. Qu’à peine, je ressens une brûlure fulgurante au flanc. La charognasse vient de me planter une lame dans la viande. Mais d’où la sort-elle ? L’avait-elle dans une gaine ménagée entre les plis de sa jupe ou se trouvait-elle fixée à son avant-bras ? Ça a crissé sur mes côtes premières. La cuisance me flanque mal au cœur. Dès lors, j’allonge une manchette à la glotte de madame et elle choit sur elle-même pour se coucher sur son ombre gracieuse, à même la chaussée.

— Irving ! s’écrie Frederick Clay en reconnaissant son frelot.

Tout ce que je te rapporte avec ces scrupules d’auteur qui ont assis ma réputation (sur un pouf, mais confortablement néanmoins) s’opère en un laps de temps réduit aux aguets. T’aurais pas le temps de compter jusqu’à quatre.

— Hello, Mister Clay ! lancé-je à Irving, on dirait que ce four crématoire, c’était une couveuse, pour employer un mot qui a fait long feu.

Le mec, sa riposte est celle d’un pro. D’autant qu’il était sur ses gardes, lui aussi. Je vois sortir de la portière dont la vitre est baissée, le mufle impressionnant d’une monstrueuse pétoire comme je n’en ai encore jamais rencontré face à face. Un crépitement imperceptible, que tu croirais qu’on perce des ballons rouges à coups d’épingle. Ploff, ploff, ploff, ploff !

Tout se paralyse en moi, ou pire encore, se stratifie. Je deviens un minéral. Mon souffle se bloque. Une agonie fulgurante m’emporte chez Dache, le perruquier des zouaves, que disait ma mère-grand. Le froid, le noir, le silence se joignent à mon immobilisme intégral.


Pas des sensations. Seulement des projets d’impressions de sensations.

C’est infime, ténu, nul et non avenu. Un affleurement à la surface du réel, et puis je m’enfonce. M’engloutis. Rien.

C’est des hommes vieux. Avec de jolis costumes, des jolies pochettes tombantes, des souliers briqués marbre. Des décorations aussi. Ils se persuadent qu’ils ne sont « pas si âgés que ça ». Mais moi, je sais que c’est râpé pour eux. Ils ont été eus par le temps, ce grand vilain loup. Ils font encore semblant, en s’observant. Chacun se jugeant plus jeune que les autres. Mais ils sont tous irrémédiablement vioques. En train de finir, en train de pourrir quelque part. Passé soixante-cinq, ils l’ont dans le cul. Cette limite franchie, y a que le désespoir qui peut encore te garder jeune. Et puis l’amour, bien sûr, si une frivole veut encore de toi, de ta queue toujours bandante. Mais combien ont encore la rage de se survivre, dis-le-moi, Eloi ? Combien se battent encore contre le courant, et nagent ? La faillite des autres, c’est qu’on ne les jalouse plus. L’homme reste en état d’existence tant qu’il suscite l’envie. Quand cette gueuse a relâché son étreinte, c’est qu’ils peuvent crever, le « service autant pour moi » est avancé !

Des vieux, j’en frime à perte de vue. Des hordes ! Que disé-je, des exodes ! Le grand départ ! L’embarquement de Dunkerque où, à la place de soldats britiches, on ramasserait des vieillards. Perlouze piquée dans la cravate. La pochette ! Lotion Trouduc after-shave !

— Avancez ! Avancez ! les gandinus de la délabre ! Les vacillants du crépuscule ! Go ! Go ! La vie éteint ses loupiotes, commence à mettre les chaises à la renverse sur les tables ! On ferme !

La foule des cacochymes s’intensifie. Je prends de la hauteur. Vu d’hélico, le spectacle est saisissant ! De plus en plus de vieillards calamistrés, calamiteux, pomponnés, avec des parfums pour cacher les fragrances de la mort intéressée. Je monte plus haut ! Ils arrivent de partout. Rien que des hommes, rien que des vieux beaux. Toute l’Europe recouverte de ces étranges cancrelats. Et les voilà qui marchent sur les eaux, qui volent dans les nues. Ils jaillissent, ils s’imposent.

Je pousse un cri déchirant.

Putain que j’ai mal ! C’est un cahot de la fourgonnette, et aussi ma blessure au côté, et sûrement le jet de gaz pétrifiant. Du mal à respirer ! Des nausées, du feu, la merde ! Bien que je me croie lucide, je continue de voir déferler les vieux. Non, non, effet d’optique. Suggestion. En réalité, c’est la pauvre gueule ravagée de Frederick Clay qui me file ces visions.

Il a eu sa dose, lui aussi. Le frangin ne lui a pas fait de cadeau. Il est toujours dans le schwartz, et sa frime est si alarmante que je me demande s’il en sortira. Maryse ? Je ne la vois pas, mais je la « sens », la respire. Son parfum. Toujours les prouesses de mon pif. Si je peux remuer, je tâcherai de me soulever sur un coude et je suis persuadé que je la verrai sur le plancher de ce véhicule. A ma droite. Seulement il faudrait que je me retourne, et j’ai tellement mal ! Je respire étroit, par minces goulées. La vache, dans quel état suis-je ! Moi qui pétais le feu. En une pincée de secondes, me voilà réduit à une loque ! Grabataire ! Peut-être foutu !

On roule sur une mauvaise route, ça c’est sûr. Depuis combien de temps ? Je ne sais pas où les Clay nous conduisent, mais ce sera pour nous y assassiner. Un mec comme Irving, et sa tigresse, tu parles ! Je revois la petite Maureen étouffée dans son studio.

Il me semble percevoir une conversation. Jusqu’alors je n’étais pas en mesure de réaliser la chose. Le couple parle dans la cabine. Je tends l’oreille et essaie de donner une cohérence aux syllabes que je capte. Tout est si déglingué dans ma tronche ! Je crois que la femme demande s’il est sûr du coin où nous allons. Il rit, répond que nous ne serons pas les premiers. Qu’il y a déjà pas mal de monde dont on n’a plus jamais entendu parler. C’est si retiré, si désolé que même les amoureux n’osent pas aller y forniquer. Parfois, une bande de punks s’y réfugie un jour ou deux pour y partager le butin d’un casse, mais ils restent à la lisière de la mine, n’osent s’enfoncer dans les profondeurs de la galerie. Sans lumière, on chocotte.

Ils se taisent parce que le véhicule cahote trop fort pour permettre de deviser. Et puis ça s’aplanit un chouïa et la converse repart :

— Tu comptes y laisser Frederick aussi ?

— Non. Si sa disparition était connue des gens du Cartel Noir, elle leur semblerait bizarre et ils seraient capables de commander une enquête à leurs « spécialistes ».

— Alors on en fait quoi ?

— Freddy va canner de sa bonne mort. Son sida arrive à expiration (il rit cyniquement). Au retour, tu le transporteras à l’hôpital.

— Mais s’il reprenait connaissance ?

— Il ne reprendra pas connaissance.

Ah ! il a l’esprit de famille, Irving.

— C’est qui, ce couple ?

— Tu as vu comme moi qu’il s’agit d’un flic français.

— Qu’est-ce que la police française a après toi ?

— Je suppose qu’elle est à la recherche de Miguel.

— Et comme tu es devenu Miguel…

— Ben oui.

— Alors, c’est fichu ?

— Pas encore. Mais il faut que nous sachions très exactement ce que ce couple a appris. Si eux seuls sont au courant, il reste de l’espoir.

— Sinon ?

— J’aviserai.

— Tu es un battant, Irving.

— Ça te surprend ?

— Non, chéri. Je t’admire. Tu t’en sortiras toujours.


Charmant dialogue. Je me sens moins mal, plus exactement plus lucide ; mais précisément, ma souffrance croît avec ma lucidité recouvrée.

On danse encore beaucoup. Montagnes russes ! Virages. Nids-de-poules. Et puis la voiture s’arrête enfin. Le coup de frein final m’a fait me retourner. Mes yeux se plantent dans ceux de Maryse. Elle aussi a récupéré. Elle aussi a entendu la converse du couple. Son extrême pâleur provient-elle du gaz inhalé ou de ce que se sont dit les deux malfrats ? Ces gens, c’est l’aristocratie de la saloperie. Le nec plus ultra de la cruauté froide. Rien ne compte pour eux, la vie d’autrui moins que le reste. La porte du fourgon coulisse sur un rail intérieur et une bouffée d’air frais nous arrive. Tu parles d’un élixir, d’une jouvence ! Maryse essaie de m’exprimer ses craintes, elle ne sait pas que je suis au courant de la situation.

Dans l’encadrement, j’avise Irving et sa compagne. Ils se découpent en ombres chinoises sur la nuit.

— Ça paraît désert, non ? demande Joan.

— Ça l’est. Passe-moi la grosse lampe à accus, je vais aller jeter un œil dans la mine. Pendant ce temps, tu sortiras les outils de la soute.

— Ça va être pénible de creuser, grommelle la femme.

— Penses-tu, c’est friable comme tout. Il s’agit seulement d’aller loin et de les recouvrir, c’est pas des sépultures d’Arlington !

Il s’éloigne peu après ; j’entends son pas déclencher des éboulis. Il faut que j’essaie quelque chose maintenant, pendant qu’il s’absente et que la porte du fourgon est ouverte. Seulement, tu penses : ils nous ont entravé les jambes et les poignets avec des poucettes[3] et je suis tellement ensuqué que je ne m’en rendais pas compte. De plus, son gaz devait être également toxique car je me sens si faible que je serais incapable de soulever une cuillère à café.

Des raclements, des heurts métalliques. La brave femme prépare notre inhumation. Pelles, pioches, tout le gentil matériel de camping pour les enterrements express est retiré du compartiment à outils.

Retour d’Irving. Je l’aperçois plein cadre, enfin ! Un rayon de lune me l’offre. T’as déjà regardé des serpents dans les yeux, toi ? Ça !

Autant que j’en puisse juger, il a des pupilles rectangulaires, comme les bêtes sataniques. Un visage géométrique, avec un nez grec, des pommettes un tantisoit proéminentes. Il nous considère, dans notre gracieux pêle-mêle sur le plancher du fourgon. Aucun sentiment ne s’exprime sur cette figure figée. En voilà un qui a dû faire autant de morts dans sa garce de vie que la bataille de Verdun, et en y prenant plaisir. C’est le tueur froid, déterminé, que rien n’a jamais ému et n’émouvra jamais.

Il sort des clés de sa poche et libère Maryse.

— Levez-vous, je vous prie, mademoiselle !

La pauvre môme essaie de se mouvoir, mais le putain d’anesthésique ruine notre volonté de mouvement. Nous continuons à être des loques.

— Je vais vous aider, reprend Irving. Donnez-moi votre main !

D’autor, il se saisit du poignet de ma charmante amie et la hale. Lorsqu’elle est assise au bord du fourgon, il se baisse et la charge sur son épaule d’un coup de reins. Et puis il part avec son fardeau dans les profondeurs de la mine abandonnée, en balançant l’énorme lampe carrée qui éclaire le tunnel comme le ferait un projo de D.C.A. La lumière, d’un blanc impitoyable, balaie les entrailles de la terre. Cela descend en pente douce, ce qui doit accroître la peur de Maryse car c’est l’enfoncement dans les abysses. Je distingue confusément des étais, des madriers disloqués, un wagonnet ayant déraillé et qui, depuis de longues années, doit rouiller sur place. La lumière se fait clarté, la clarté lueur, et puis le noir reprend ses droits, comme l’a écrit si admirablement André Gide dans : « Gare tes miches, Baby, j’arrive ! » le second volet de « Les Caves s’en vont tiquant ».

Joan grimpe dans le véhicule pour me visionner à loisir. Le drame c’est qu’elle est jolie, pleine de charme, de sex-à-poil et de tout ce que tu voudras. Pas du tout l’air d’une tueuse. Cette dadame qui tutoie timidement la quarantaine, tu l’emmènerais dans une chambre climatisée, tu baisserais le rideau de fer en laissant juste un chouïa de clarté et tu lui déballerais le grand jeu. Elle doit aimer le radaduche, espère ! Des regards comme elle m’en jette, je les identifie illico. C’est signé « big salope », « feu aux miches », « take me all[4] ».

— Vous êtes drôlement excitante ! lui fais-je. J’espère qu’Irving vous réussit, bien qu’étant américain, car ce serait de la folie de passer à côté d’une affaire de ce calibre.

Elle a un sourire amusé.

— Vous croyez les Américains peu doués pour l’amour ?

— Pas peu, pas ! Mais il y a sûrement des exceptions. Irving vous a déjà fait « le téléphone de brousse » ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Et « la mandoline en chaleur » ? Il vous l’a faite, « la mandoline en chaleur » ?

Elle hausse les épaules.

— Vous dites n’importe quoi !

— Vous croyez ça ? Vous savez, Joan, vous êtes une femme coriace, votre coup de couteau de bienvenue, ce soir, en est la preuve. Une sorte d’aventurière sans scrupule, et pourtant je parie qu’en amour, vous ne connaissez pas le centième de ce que sait — et fait — n’importe quelle petite shampouineuse de chez nous !

Sans doute, lecteur ami, trouveras-tu bien singulier ce marivaudage en un moment aussi dramatique de ma vie, et te diras-tu, avec cet esprit critique qui tant me fait chier, que ton San-A. prend à la légère des circonstances dont le dénouement va nous être fatal à Maryse, à Frederick et à moi. Certes, je conçois ta surprise, voire ton indignation, mais je t’objecterai que lorsque tout est fini dans l’existence, il faut tenter de faire bonne figure, ne serait-ce qu’eu égard à l’estime que l’on se porte.

Je tente l’impossible. Ce qui est un devoir, le Seigneur ayant doté l’homme de l’esprit de conservation et la femme, de l’esprit de conversation.

Donc, ami lecteur que tant je choie, nonobstant les sentiments qu’il m’inspire, donc, dis-je, je risque une manœuvre désespérée. Celle de la séduction ipso facto qui se pratiquait couramment à l’époque de la décadence romaine. Ayant repéré la nymphowoman chez cette gonzesse, je me dis que là est son talon d’Achille. Mon regard affaibli par la minable lumière du plafonnier se charge de toutes les lubricités.

— J’ai entendu votre conversation avec Irving, chemin faisant, dis-je, et je ne me fais aucune illusion sur mon sort. Je sais que vous allez nous faire mourir tous les trois. Alors, pendant que votre jules « questionne » ma petite camarade d’infortune, accordez-moi une faveur que vous n’oublierez jamais, parole de Casanova !

— Qu’est-ce que c’est ?

— Permettez-moi de savourer votre sexe, Joan. Ne me dites pas que la chose ne vous tente pas. Quand on est aussi sensuelle que vous l’êtes, la perspective de se faire faire minouche en un tel instant, par un gladiateur vaincu, doit vous exciter comme une folle. Quelques minutes d’absence de votre mec, la nuit en ce lieu escarpé, ma vie condamnée, le fait que je sois enchaîné, la présence même du frère, tout vous est un motif d’hyperexcitation. Retroussez votre jupe à plis, ôtez votre slip et agenouillez-vous sur moi, je vous promets des sensations que vous ne soupçonnez pas, belle dame.

Elle rit sauvage. Profère un mot qui doit correspondre à « chiche », mais, tu t’en seras aperçu, je manie insuffisamment la langue de Margaret Tâte-Chair pour en être absolument certain.

Elle a un regard en direction de la mine béante. On perçoit des sons réverbérés par les profondeurs. Quelque chose comme des vitupérations qui s’enflent et se répercutent. Irving doit, en effet, « questionner » Maryse. La moleste-t-il ? Je pense plutôt qu’il la menace de l’abandonner dans la mine en lui décrivant ce qui l’attend, toutes les joyeusetés : le froid, le noir, les rats, la faim, les chauves-souris grosses comme des vampires.

— Venez vite ! fais-je à Joan, nous n’avons pas une seconde à perdre.

Alors, le diable, la digue du cul, la rage des sens la poussant, la petite madame accomplit les différents actes que je lui ai conseillés. Décarpillage fulgurant. Ensuite de quoi elle m’achevale, se porte à ma connaissance, se positionne. Chère créature emportée par le débordement de sa sexualité ! Je n’ai qu’à attaquer ma tyrolienne de cérémonie. Ah ! les hauts alpages autrichiens ! Dieu que le son du corps est triste au fond des boas ! Comment qu’elle participe, la gueuse ! Se propose total, m’incite à outrance, exécutant avec cette science innée de la baiseuse chevronnée un délicat mouvement raboteur. Attention les yeux ! Les trous de nez ! La tarte aux poils, si on ne maîtrise pas son sujet, ça peut vite tourner à la confusion, au délire.

Je m’emploie avec un brio acquis grâce à une solide expérience et à un entraînement de marines. Elle gémit doucement en langourant du frifri. Elle doit se dire (si tant est qu’elle puisse encore formuler des pensées) qu’il faut aboutir avant le retour du grand méchant. Irving, s’il trouve son brancard en train de se faire harmoniser la moniche à la menteuse de caméléon, il va piquer la grosse crise, tout mort qu’il soit ; lui jouer « Résurrection » au battoir à cinq branches ! Alors elle prodigue de tout son tempérament excessif, s’accompagnant même d’un solo de guitare en contrepoint.

Ses cuisses, douces et musclées, enserrent ma tête, obstruant mes oreilles. Ce qui ne m’empêche pas d’entendre un hurlement terrific, venu des profondeurs de la mine. Cri de femme qui exprime une indicible souffrance. Ma chevaucheuse, ça la survolte. Elle en glousse d’aise. Pas longtemps. Rassemblant tout mon courage je lui mignarde l’ergot de contrôle, applique ma bouche en ventouse, lui dégage le bistougnet à la menteuse. Et puis j’accomplis un effort fabuleux pour engager au max mes chailles carnassières dans sa venelle aux délices. Illico elle pousse un léger cri de surprise ravie, mais ma pomme, devenu loup enragé, je plante mes dents dans son intimité et je mords !

Tu entends, Armand ? Je mords à en crever. Le trapéziste qui fait la toupie volante, tout là-haut sous le chapiteau, en se tenant par les ratiches à un embout fixé à un émerillon, franchement, il serre pas plus fortement que ma pomme. Tout de suite j’ai un goût de sang dans la bouche ; un morceau de chair qui, si je ne m’abuse, devrait avoir servi de clitoris à madame, il n’y a pas si longtemps, me choit au fond de la gorge et me fait tousser.

La Joan a hurlé. Son cri est une rime à celui de ma brave Maryse. Elle a un soubresaut pour me fuir, mais quelque chose la retient. Tout de suite, je pige pas ce dont il s’agite (comme dirait le Gros). Elle tire en arrière, entraînant une forme sombre. Elle ne crie plus, émettant des couinements étouffés. L’ensemble, entrelacé, compact, choit du fourgon et alors j’ai la révélation du drame : Frederick est sorti du sirop. Au moment où je déchirais à belles dents l’intimité de Joan, il lui a passé ses poignets enchaînés autour du cou, faisant décrire un tour à la chaîne et il s’est suspendu aux bracelets des cadènes, si bien que la garce est non seulement déclitorisée mais probablement aussi dénuquée.

Clay frère, il l’a saumâtre d’avoir été à ce point pigeonné par son frelot, d’autant qu’il a entendu annoncer sa mise à mort prochaine. Il est fou. Ses ultimes forces, il les jette dans cette mission meurtrière. Il veut la peau de sa belle-sœur. Il sait que le triste Irving lui voue une passion sans mélange deux temps, et que la mort de sa femme sera pour cet abject sire la plus terrible des punitions.

Je crache à perte de vue, écœuré par le sang et ce relief humain qui, sur pied me plonge dans le ravissement mais une fois sectionné, me débecte. Scène de cannibalisme intime, interprétée par le fringuant Tantonio des concerts parisiens. Il aura tout vu, tout connu, l’artiste. Y en aura-t-il eu des périodes glauques dans ma putain de carrière !

La lumière revient en se balançant, accompagnée d’un bruit de course. C’est Irving Clay qui a entendu le hurlement de souffrance de sa bergère et qui rapplique ventre à terre. Il déboule, haletant, du tunnel, voit l’étrange scène : sa gonzesse ensanglantée du bas, étranglée du haut, si j’ose dire. Et strangulée par qui ? Par son crevard de frère qui ne tient plus sur ses fumerons !

Alors tu verrais la rage du mec ! A coups de pied dans les côtes de Frederick. Il lui shoote dans la tronche, dans le ventre. Comme il trouve ce traitement insuffisant, il ramasse une grosse pierre et l’abat sur son crâne. Frederick s’immobilise. Irving soulève la pierre de nouveau, et rrran ! Et puis encore ! Et encore ! Caïn dans ses basses œuvres. Le bocal du chef pompiste éclate, il en sort du sang, des choses blanchâtres, des bouts d’os. Rran ! encore ! Rran ! toujours ! Qu’à la fin, c’est plus qu’une flaque épaisse, le portrait du second Clay.

L’épuisement consécutif à sa crise homicide stoppe Irving. Il reste à genoux, les fringues éclaboussées de raisin, les mains poisseuses, le regard halluciné ; à bout de souffle ; à bout de forces. Il considère son œuvre. S’applique à détortiller la chaîne du cou de Joan, mais à quoi bon ? La position de sa tête blonde indique assez qu’elle a rendu son âme fétide à son Créateur, dont je me demande ce qu’Il va bien pouvoir en faire !

Alors le faux mort est hébété. Il reste tassé sur lui-même, au-dessus des deux cadavres.

« Sana, me dis-je, voilà une occase que tu ne retrouveras plus jamais ! »

Au cours des derniers événements que je viens de relater au lecteur, mes forces, gravement diminuées par les mauvais traitements qui me furent infligés, sont quelque peu revenues. L’énergie bande mes muscles. La volonté fait le reste. Dès lors, je me redresse lentement, silencieusement, en tapis noir, quoi, selon Alexandre-Benoît, l’Indéfectible. Me ramasse sur moi-même (tiens, en voilà une expression vraiment à la con, se « ramasser », et sur « soi-même » encore !) et je saute de tout mon poids sur Irving.

Dans sa prostration éperdue, il n’a pas eu le temps de parer. Je l’emplâtre tout complet, braoum ! Il choit sur le côté. Moi, sans perdre une seconde : coup de boule dans sa mâchoire. Ça craque, c’est bon signe. Encore ! Et puis je triple la mise. Il inanime. Le temps de reprendre ma respirance et de me relever, je lui savate encore les couilles : puisque sa Juliette est clamsée, le Roméo peut se permettre de trimbaler désormais ses baloches dans une voiture à bras ou les faire remplacer par des balles de ping-pong. Le voilà plus que groggy : marmeladeux !

J’ai vu, naguère, qu’il plaçait les clés des menottes dans la poche gauche de son veston. Je les empare, me délivre. Bono ! Tu es toujours unique en ton genre, San-Antonio ! Maintenant la lampe et je cavale dans la mine.

Le sol est dangereux, peu apte à une course à pied. Y a des rails plus ou moins disloqués, des blocs de pierre, des pièces de bois, des wagonnets abandonnés, d’autres trucs pas conformes, pas francos, qui m’embûchent de toutes parts. Je me déplace le plus rapidement qu’il m’est possible en appelant Maryse. J’ai peur, tout soudain. Peur que ce fumier d’Irving ait commis l’irréparable. Le bruit de ma course, mes appels amplifiés, déformés, ajoutent au cauchemar.

— Mary-y-y-yse !

J’avance toujours. Ça continue de descendre en pente douce. De l’eau dégouline un peu partout ; son ruissellement fait un bruit de rivière. Et l’autre Antonio, flageolant, le cœur chamadeux, les tempes battantes, la gorge brûlante, de s’enfoncer dans la planète Terre avec la frénésie de l’angoisse poussée au max.

A-t-il mortellement blessé la fille de Sauveur ? Je vais avoir bonne mine, mézigue, si je lui ramène un cadavre, au malfrat ! Je lui dirai quoi ? Qu’au lieu de regagner la France, suivant son injonction, je l’ai embarquée au casse-pipe ? Il va le prendre comment, le teigneux Turc ? Les archers de la république mitterrandienne qui s’en vont guerroyer avec des jouvencelles en terre étrangère et qui affrontent les pires bandits U.S., c’est pas dans le cahier des charges, ça !

— Mary-y-y-yse !

Me semble avoir perçu un gémissement. Je presse l’allure, me tordant les paturons sur ce sol crevassé.

Le violent faisceau de la lampe fait danser ce décor d’engloutissement, cet univers d’enfer (Rochereau). La galerie décrit un coude, ensuite cela forme une sorte de carrefour d’où partent deux autres tunnels en fourche.

— Mary-y-y-yse !

— Antoine !

Dieu soit loué. Je poursuis sur la droite et je la distingue en limite de faisceau, tache claire allongée sur le sol fangeux. Elle gît dans une surprenante posture : une jambe engagée entre les rayons d’une roue de wagonnet. Je comprends la raison du terrible cri qu’elle a poussé tout à l’heure : ce salaud lui a brisé la jambe en utilisant la jante de fer comme point d’appui. Il n’y va pas par quatre chemins, le monstre. Lui, avant de questionner une femme, il lui brise une canne pour créer l’ambiance, la conditionner.

Je dégage Maryse comme je peux, elle hurle de souffrance. Je cherche de quoi confectionner une éclisse, finis par dénicher deux morceaux de ferraille dont je lui emprisonne la jambe, cassée plus haut que la cheville, en me servant de ma ceinture comme d’une sangle.

Avec mille précautions, j’assure la môme dans mes bras.

— Tiens bon, ma biche, serre les dents !

Elle tente de refréner ses plaintes, mais elle souffre tant qu’elle pousse des cris à chacun de mes pas.

— Et eux ? murmure-t-elle entre deux plaintes.

— La femme est morte, lui n’en vaut guère mieux.

— Tu as pu ?

— Pour la femme, c’est Frederick qui lui a soldé son compte. Moi, je me suis occupé de l’homme.

Je marche lentement en direction de la sortie. C’est cette courageuse môme qui tient la lampe.

C’est long. Elle a mal, moi je peine. Et puis l’air frais de la nuit.

Maryse pleure de souffrance. Je me dis que si le mec vit encore, cette fois je le massacre. Mais je n’aurai pas à me donner cette crise de conscience : il s’est barré. Oui, t’entends ? Avec le fourgon, laissant les deux cadavres au sol. En manœuvrant, il est passé sur le corps de son frère.

Cette fuite me déconcerte. Etant armé, il pouvait nous tuer avant de filer.

— Il t’a questionnée pour savoir qui était au courant de sa fausse mort ?

— Oui.

— Tu lui as dit ?

— J’ai parlé de mon père, oui, et j’ai ajouté que vous aviez prévenu la police française.

— O.K., je pige. Il a préféré gagner du temps plutôt que de nous mettre en l’air, ce qui n’aurait rien changé à son problème.

Un sacré fumier de coriace. Parvenir à se carapater, après ce que je lui ai mis dans la tronche et dans les claouis, c’est Trompe-la-Mort, ce gars ! Le Raspoutine du crime.

Je dépose ma malheureuse petite potesse sur des broussailles séchées. La mine s’ouvre dans les flancs de la Sierra Nevada. Derrière nous, un peu plus au sud, les cimes enneigées du mont Withney ; devant, des chaînes basses descendent jusqu’à la plaine côtière. On aperçoit les lumières de Fresno et, plus loin, beaucoup plus loin, sur la droite, un immense flamboiement qui doit être San Francisco.

L’endroit où nous sommes est escarpé, désolé. La mine a cessé d’être exploitée depuis très très longtemps et la vorace nature est en train de faire le ménage pour gommer la trace des hommes. On est beaux ! A des kilomètres de maquis de tout secours ! Avec une jambe salement cassée qui doit nécessiter une opération délicate.

— Comment te sens-tu, mon petit cœur ?

— Ça ne va pas fort !

— Tu sais ce qui nous reste à faire ?

— Tu vas me laisser et partir chercher du secours ?

— Il n’existe pas d’autre alternative.

Elle murmure :

— La seule chose que je te demande, c’est de m’emmener à l’écart de… de ces…

— Naturellement.

— Dans un coin caché, bien caché, pour le cas où il reviendrait.

— D’accord, mais n’aie crainte : il ne reviendra pas. C’est un homme traqué à présent, il n’a plus qu’une idée : se planquer. Mais où ? Le danger que nous représentons pour lui est secondaire ; il fuit un mal bien plus terrifiant : le Cartel Noir !

— Qu’est-ce que c’est ?

— L’organisation criminelle la plus puissante et la mieux structurée des Etats-Unis. La Mafia n’est rien en comparaison. C’est parce que les chefs ont décidé de le supprimer qu’Irving Clay a manigancé tout ce bigntz. Peut-être avait-il réussi à leur donner le change avec son décès naturel. Mais quand ils vont savoir qu’il les a dupés, ça va être une drôle de corrida.

— Que peut-il faire ?

— Dans l’immédiat, changer encore d’identité, profiter de ce qu’il n’est plus surveillé pour se chercher une planque ; mais ce ne sera que différer l’inéluctable.

Tout en lui parlant, je me suis mis en quête de la cachette dont elle rêve. Je déniche, tout près, un entablement rocheux recouvert de mousse et abrité par un foisonnement de plantes touffues. Elle sera mieux pour attendre. Je mets ma veste sur elle et lui laisse la lampe.

— Il va te falloir beaucoup de courage, ma chérie, car ça risque d’être long. Bouge le moins possible et conserve ta jambe allongée.

Un baiser savoureux sur sa bouche fiévreuse. Elle soupire :

— Les étoiles ne sont pas les mêmes que chez nous.

— Mais si, dis-je, c’est une idée que tu te fais : nous sommes dans le même hémisphère.

Et je m’éloigne.

Загрузка...