DÉCRET D’URGENCE

La réunion avait lieu au quarante et unième étage d’un building bleuté de Manhattan. Bien qu’il fût une heure du matin, beaucoup de vitres brillaient de bas en haut du hardi édifice, et les fenêtres des pièces non éclairées recevaient les lumières de la cité.

Un homme d’une quarantaine d’années, pas très grand, râblé, regardait l’immense quadrilatère de Central Park dans la nuit. Les routes qui le sillonnaient étaient ourlées de lampadaires et les feux arrière rouges des voitures composaient une guirlande discontinue. L’homme songea à la faune douteuse qui devait grouiller dans les coins sombres du park : dealers, prostitués masculins, voyous armés en quête d’un passant solitaire, petits trafiquants obscurs, fourgueurs de marchandises dérobées. Des cloportes, songeait l’homme planté devant la baie, capables du pire, mais dont peu possédaient quelque envergure.

Un autre personnage, beaucoup plus âgé que lui, à la chevelure de neige et aux lunettes cerclées d’or, fumait un gros cigare, les mains croisées sur le ventre. L’une de ses paupières tombait, lui donnant un air assoupi.

Il grommela :

— Vous guettez quoi, Grosby ?

L’homme aux larges épaules se retourna :

— Je regardais Central Park. Vu d’ici, il paraît petit et, pourtant, il faut un sacré moment pour le traverser à pied.

A cet instant, un voyant lumineux, accompagné d’un ronflement électrique se manifesta. Le vieil homme au cigare appuya sur un contacteur en soupirant :

— Ah ! tout de même…

Une double porte, laquée dans les tons ambrés, coulissa bientôt, livrant passage à trois personnages maussades. Le plus jeune pouvait avoir une quarantaine d’années et ressemblait à un héros de films d’espionnage. Il était très blond, bien fait, avec un regard tirant sur le vert et les mâchoires carrées d’homme d’action. Le second, un Arabe de toute évidence, paraissait légèrement plus âgé que le précédent. Il commençait à prendre de l’embonpoint. Ce qui surprenait dans son visage inquiétant, c’était l’ampleur de ses sourcils touffus : de véritables broussailles. Ses yeux de jouisseur luisaient comme des minéraux polis. Il avait des lèvres charnues qui donnaient du velouté à son éternel sourire. Le troisième arrivant détonnait à cause de sa mise négligée. Alors que les hommes rassemblés étaient tous d’une élégance plus ou moins recherchée, lui portait un jean douteux, un blouson râpé et des baskets. Ses cheveux paraissaient avoir été décolorés maintes fois et ne plus posséder de couleur naturelle, et comme ils se raréfiaient, il les collait sur son crâne à l’aide d’une gomina poisseuse qui, en séchant, formait des perles dures à l’extrémité de certaines mèches. Il avait le nez étroit et légèrement crochu, semblable à un bec de rapace. Une tache de vin marquait son cou sous l’oreille gauche.

Les trois arrivants saluèrent ceux qui les attendaient d’un « Hello » sans joie. Ce n’étaient pas des gens à effusions.

Le type au blouson murmura :

— Drôle d’heure pour une conférence.

Le vieux à cheveux blancs répondit :

— C’est comme ça.

Il proféra la chose sans animosité, d’un ton fataliste.

D’un mouvement de la main, il fit signe à ses visiteurs de s’asseoir en demi-cercle. Ils obtempérèrent. Le type qui, naguère, admirait Central Park, resta debout, les coudes sur le dossier d’une chaise, comme s’il entendait marquer qu’il jouissait dans ce bureau d’un régime de faveur.

— Ça devient critique, attaqua le vieux. La direction du Cartel Noir n’est pas contente du tout.

Il cadra sur son sous-main un feuillet où figurait une liste de noms et se mit à égrener ceux-ci, comme on fait un appel dans une classe afin de contrôler les absences.

— Charly Rendell, appela-t-il.

— Mort ! fit en réponse l’homme qui était resté debout.

— Quentin Deware, poursuivit le vieux.

— Mort ! lâcha le type blond.

Chaque fois, le personnage aux cheveux de neige rayait le nom sur sa liste.

Il reprit :

— Franck Studder.

— Mort ! annonça l’Arabe.

— Irving Clay.

— Décédé ! soupira comme à regret le gominé.

— On en est sûr ? insista le chef.

— Vous savez bien que oui : cancer du poumon. Le toubib qui a signé le permis d’inhumer a eu sa photo en main et s’est montré formel.

— Bon ! Le vieil homme raya d’un trait énergique le nom de Clay.

— Reste Tom Limber, fit-il en déposant son crayon.

C’est vous qui deviez l’assumer, Karl ?

Il s’adressait au blond.

Ce dernier regarda fixement son interlocuteur.

— En effet, mais il a disparu.

— S’il a disparu, c’est qu’on l’aura prévenu que sa vie était en danger ; de ce fait, il devient mille fois plus dangereux encore puisqu’il est traqué. Ecoutez, mes amis, la « chose » doit se produire après-demain et elle est irréversible. Il faut donc que Limber soit mort avant. Il le faut, bordel ! Tout le monde se met sur le problème ! Disparu, ça ne veut rien dire ! Disparu, ça n’existe pas ! On ne disparaît plus, à notre époque, exceptées quelques petites gamines qui quittent leur famille pour aller sucer des queues en Amérique du Sud. Et encore disparaissent-elles parce que la police s’en fout comme de sa première bavure ! Il vous reste une trentaine d’heures pour me récupérer Tom Limber. Vous passez pour être les meilleurs éléments de ce pays en la matière. Agissez ! Retrouvez-le et foutez-moi ce salaud en l’air de la façon qui vous plaira. Un échec compromettrait beaucoup de choses, à commencer par votre avenir à tous quatre. Je ne veux pas que vous preniez dix secondes de sommeil avant d’avoir réglé le compte de Limber. J’ai pas envie de me retrouver au fond de l’Hudson, à l’intérieur d’un bloc de béton. J’ai d’autres rêves concernant ma sépulture. Vous aussi, je suppose ?

Il les dévisagea posément, l’un après l’autre.

— Mais j’ai confiance, ajouta-t-il d’une voix apaisée. Vous êtes des terribles. Prenez le bureau voisin, il deviendra votre P.C. Ne regardez pas à la dépense, c’est l’opération chèque-en-blanc, mes drôles. Foutez les poulets sur le coup si besoin est, c’est le Cartel Noir qui casque ! Bon, je ne vous retiens pas.

Ils se levèrent et sortirent silencieusement, y compris l’admirateur du park.

Lorsqu’ils eurent quitté la pièce, l’homme aux cheveux blancs appuya sur un bouton de son téléphone commandant un numéro présélectionné. Une voix de femme lui répondit. Il déclara :

— Voilà, le branle-bas de combat est déclenché.

Il ajouta :

— Lorsque cette affaire sera réglée, il faudra découvrir qui, parmi nous, a alerté Tom Limber. Je n’aime pas qu’on fasse du sentiment dans mon dos.

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