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Tu parles d’un circus, ces Délices de Long Beach ! Ça tient du casino, de la boîte de nuit, du beuglant de western.

Imagine une gigantesque enseigne lumineuse rouge, visible plusieurs miles à la ronde. La construction est tout en faux bois et adopte l’architecture d’Il était une fois dans l’Ouest. Un immense parking de supermarché entoure la boîte. Un monstrueux vacarme assaille les tympans de l’arrivant. Une arche en ampoules clignotantes, de toutes les couleurs, désigne l’entrée. De part et d’autre de celle-ci, deux cow-boys en stuc de douze mètres de haut montent la garde.

Quand nous pénétrons dans cette immense construction, Sauveur et moi, on se regarde misérablement pour se dire que, chercher ici la trace du Gitano est aussi vain que (non, je te ferai pas le coup de l’épingle dans la meule de foin) d’espérer découvrir un éclat de probité dans l’œil d’un marchand de voitures d’occasion.

Ce barnum est divisé en zones séparées les unes des autres par des différences de niveau ou des barrières en matière plastique.

Il y a le coin jeux, le coin music-hall où des gonzesses trémoussent du fion pour interpréter un french-cancan qui aurait fait gerber Toulouse-Lautrec (score final 0–0), le coin piste de danse, le coin bar ombreux.

Une fois qu’on s’est un peu repérés, c’est de ce côté-là qu’on se dirige, sur l’avis de Kajapoul. Il me dit, le papa de Maryse, que les pétasses, c’est surtout dans l’ombre qu’on les trouve. Alors on se pointe dans un coinceteau isolé du reste de la fête par des parois noires, tendues de velours bleu nuit. Il est éclairé par des projos tellement discrets qu’on s’aperçoit à peine de leur présence. C’est le « Salon Oriental ». Les sièges sont des coussins énormes, les tables font du rase-moquette, y a des voiles vaporeux qui tombent de çà et là, des plantes exotiques en matière plastique, tellement bien imitées qu’elles bourgeonnent et donnent des fleurs.

Par je ne sais quel système d’acoustique, le vacarme de la taule est réduit à l’état de fond sonore lointain ; seule est présente une musiquette américano-orientale à base de flûte acide et de violon à une ou deux cordes.

Dans cette pénombre sirupeuse, des gens se pelotent sans vergogne, s’embrassent large comme des bouches d’égout, ne s’interrompant que pour écluser du bourbon ou du champagne californien.

On finit par débusquer une table libre et on se dépose sur les coussins servant de chaises. Pas commode pour un Occidental de s’installer dans un tel décor. Tu ne sais pas quoi foutre de tes cannes et au bout de dix minutes tu biches mal aux reins.

A peine sommes-nous en position de pachas arthritiques qu’une serveuse se radine que tu croirais la couvrante de Playboy. Elle a un pantalon persan (percé là où il le faut pour faire goder le clille), les seins à peine voilés par une écharpe arachnéenne, des anneaux aux oreilles, prélevés sur un portique de gymnase, la bouche agrandie au Ripolin, des faux cils en pattes de mygale et des bracelets tintinnabuleurs aux bras et aux jambes.

Elle s’inquiète de ce nous souhaitons boire. Je lui réclame un Bloody Mary, et Kajapoul est partant pour un whisky. Nos yeux s’habituant à la pénombre, on découvre lentement la faune environnante.

Exceptés quelques couples fraîchement constitués, la clientèle se compose d’hommes mûrs en goguette venus là pour tripoter une entraîneuse et, au besoin, la grimper ; des propriétaires texans, des mecs du pétrole, des industriels, des commerçants. Ils rient haut, respirent bruyamment, poussent des clameurs pour stade de base-ball et s’interpellent d’une table à l’autre en échangeant des plaisanteries tellement lourdes que même si tu les équipais de deux réacteurs elles n’arriveraient pas à décoller.

Lorsque nous sommes en possession de nos consos, on biberonne en espérant que les friponnes de l’endroit ne vont pas tarder à rabattre.

— Tu crois que c’est le genre de crémerie que fréquenterait ton pote ? demandé-je à Sauveur.

— Plein cadre ! répond-il. Il raffole des clairs-obscurs, le Miguel. Tu peux être sûr qu’il est venu se rouler avec des pouffes sur ces tas de coussins. Je donnerais ma tête à couper qu’il s’en ai embourbé sur place, à la langoureuse. C’est un téméraire du coup de rapière. Une occase de calcer une frangine en public, il pouvait pas la rater !

Comme il achève, voilà deux beautés qui se pointent. Des blondes très pâles, avec deux paires de loloches extravagants et pas l’air d’avoir inventé la pénicilline. Elles demandent si « ces deux beaux garçons » vont les inviter à prendre un verre.

Les deux beaux garçons y consentent et elle s’asseyent entre nous, chacune jetant d’entrée de jeu son dévolu sur notre personne. Que nous n’ayons pas eu la liberté du choix est sans importance car elles se ressemblent comme des siamoises unies par la connerie. Y a Linda, « la mienne », et Betty, celle de Sauveur. Bien sûr, elles commandent du champ’, ce qui est de bonne guerre. On a droit aux sottes questions d’usage concernant notre nationalité, l’objet de notre séjour à Gulfport, notre profession et combien nous gagnons…

Désarmantes de naïveté, ces demoiselles. On leur balance n’importe quelle vanne, elles l’absorbent. La pute, surtout aux Amériques, ce qui fait son principal charme, c’est qu’elle te fait causer sans s’occuper des réponses. Au bout d’un peu, je me dis qu’il est temps de rendre notre investissement en boissons fermentées productif. Alors j’explique à Linda et Betty qu’on est venus rejoindre un parent, mais y a maldonne parce que personne ne répond plus à la demeure où il créchait.

Doucettement, je les branche sur le Gitano. Sauveur prend le relais pour décrire son pote. Il a même une photo de Miguel datant d’y a déjà lurette et qui le représente lors d’une virouze à la foire du Trône, en danseuse de french cancan : il suffit d’enquiller sa tronche dans un trou et de laisser opérer le gazier au polaroïd. Les pétasses ricaines se boyautent. En même temps elles pouffent qu’oui-oui, c’est bien le french boy qui venait se divertir. On n’a plus qu’à laisser le champ libre à leur mémorance. Il claquait un osier noir, le Gitano. Pas chipoteur du morlingue ! Les billets verts lui fondaient entre les doigts.

Comme l’a prévu Sauveur, il faisait de sacrées parties dans la boîte. Elles avaient beau lui seriner que c’était pas permis par la direction et qu’aux Délices y avait un seuil de « convenances » à ne pas franchir, il se débrouillait pour s’exploser, le coquin. Son grand numéro : la tarte aux poils. Ça doit être une affaire de famille, le bouffage de cul, chez les La Roca. Que ça soit Manolo ou Miguel, faut qu’ils dégustent du frifri, messieurs les frangins. Pourtant, c’est pas une spécialité espanche, la minouche. Je sais des Espingos, quand tu leur parles de cette aimable pratique, ils crachent par terre en proférant des macho cabrio méprisants… Mais les frères La Roca, eux, en ont découvert l’agrément ! Ils s’étaient totalement francisés de ce côté-là.

Une parole en provoquant une autre, on finit par apprendre que s’il tâtait un peu à toutes ces dames, il avait sa favorite dans le lot, le french boy : Maureen, une sang-mêlé. Les deux, ça dégénérait vaguement en idylle. Ils sortaient ensemble le jour de congé de la gosse. Miguel emmenait jaffer sa coloured dans les meilleurs restaus de la région pour l’initier. Il y était connu et demandait aux chefs de lui préparer certaines recettes qu’il leur communiquait. Priorité à la gueule ! Son côté éducation française, au Gitano.

Je demande à Linda de me présenter la Maureen en question, elle me répond que, justement, c’est son jour de relâche. Alors je lui demande où elle crèche, mais elle répond fermement qu’elle n’a pas le droit de communiquer l’adresse du personnel, formellement prohibé par cette fameuse direction qui m’a l’air vigilante et coriace. Moi je trouve qu’elle récrie trop fort pour que ça soit sincère.

— Emporte un moment ta connasse, il faut que j’interviewe la mienne entre quat’z’yeux, dis-je à Sauveur.

Lui, il demande pas mieux. M’est avis qu’il a les amygdales enflées et qu’il est partant pour un petit coup de dégorgeoir mutin, le nouveau veuf. Note que c’est pas le décès de sa mémère qui l’aura plongé dans l’abstinence, car elle paraissait scrafée au plan du radada, la maman. Comment qu’il s’arrange avec ses glandes, l’enfant de Turc, ça c’est son problo. M’est avis qu’il doit avoir quelques potesses bienveillantes à Pantruche qu’il va faire vibrer les soirs de spleen. Il entreprend sérieusement sa nouvelle copine et, bon, ils se cassent.

Comprenant qu’il ne faut pas lésiner avec la conscience professionnelle des gens, j’extrais de ma vague un billet de cent points.

— En échange de l’adresse de Maureen, murmuré-je. C’est du fric vite gagné, non ?

— Qu’est-ce que vous lui voulez ?

— Simplement qu’elle me parle du french boy ; c’est notre parent et on est inquiets à son sujet.

Linda ne peut retenir une drôle de réflexion :

— Vous pouvez !

Je fais un arrêt de volée.

— Ah ! oui ? Pourquoi ?

Elle mord ses jolies lèvres grosses comme des rebords de matelas pneumatique, mais il est trop tard.

— Parce qu’il travaillait chez un type qui n’avait pas bonne presse.

— Irving Clay ?

— Tout juste.

— Qu’est-ce qu’on lui reprochait ?

— D’appartenir au Cartel Noir.

— Le Cartel… du meurtre ?

— Enfin, c’étaient des bruits, hein ! Et de toute façon, Clay est mort et enterré !

— Non, rectifié-je, songeur : pas enterré, incinéré !

— Ça revient au même.

Sauf qu’on ne peut pas exhumer un mec parti en fumée ! Mais je garde ma réflexion pour moi.

— Alors, vous me la filez, l’adresse de votre petite copine, Linda ? Vous savez bien que je vais l’obtenir d’une façon ou d’une autre, c’est juste pour me faire gagner du temps !

Ça la rassure.

— Elle a un studio au 14 de Pascagoula Street, à l’entrée de Biloxi. Son nom de famille c’est Granson.

— O.K.

Je lui fourre le talbin dans la paume (pour le serrement du jeu de main).

— C’est gentil, remercie-t-elle. Et à part ça, je peux rien pour vous ?

— Sans façon : j’ai apporté mon manger aux States.

— Dommage, j’adore faire l’amour avec les Français, à cause de la spécialité du french boy, vous savez ?

— C’est vrai ?

— Vous êtes les champions. Vous bouffez aussi bien que des femmes et quelques fois mieux.

Merci du compliment.


— C’était confortable ? demandé-je à Sauveur quand on se retrouve dans la Cadillac Seville.

Il fait la moue.

— Un veau ! Si nos gagneuses étaient aussi locdues, Paris ne serait plus Paris depuis longtemps ! J’avais l’impression de tirer dans un dispensaire, sous contrôle médical !

— Elles se gaffent du s.i.d.a., faut les comprendre.

— Ça ne change rien, fiston. C’est de la peau de connasse. Ici, le mec qui est pris de court a intérêt à bavouiller avec les chèvres, comme en Turquie, à l’époque de mon dabe. Les bergers, ils avaient leur favorite qui crânait dans le troupeau. En plus, elle leur donnait du lait !

Je rigole. Un phénomène, Kajapoul !

On roule en souplesse. Ces caisses ricaines ressemblent autant à de vraies autos que ma prose à celle de Paul Claudel, mais elles sont berceuses, faut avouer. A leur bord, on flotte dans le moelleux, la Chantilly.

Ici, les routes sont larges et plates ; elles traversent des agglomérations bizarres, composées de motels rivalisant d’originalité, de stations d’essence illuminées, de parcs où l’on vend des tires d’occasion, de grands magasins gigantesques comme des villes. La pub matraque dur. Une enseigne masque la suivante. Le néon est infernal et dit merde à la nuit. Y a pas de nuit ! On distingue des derricks embrasés dressant leurs carcasses de métal sur fond d’enfer. Un autre monde !

Sauveur ronchonne :

— Je vois pas ce que ce con de Gitano trouve de bien à ce pays. Tu m’attriquerais une montagne de talbins, je préférerais vivre en Q.H.S. chez nous, que de m’établir ici !

Y a pas de véritable cambrousse le long de la route. C’est comme si on traversait une banlieue infinie.


Je roule mollo because la speed limit ; inutile de se faire crever par un poulman. Ils ont des motos monstrueuses, pleines de chromes et de lumières clignotantes, des uniformes de guerriers de l’apocalypse, version « Guerre des étoiles » et des bouilles qui feraient fermer sa gueule à l’horloge parlante.

On atteint bientôt Biloxi. Linda m’a prévenu que sa collègue, la favorite de Miguel, créchait à l’entrée de la ville. Pascagoula Street, c’est comme qui dirait la nationale qui continue dans la cité. Toujours ces stations, motels, supermarkas.

Au bout d’un peu, je m’aperçois que j’ai dépassé le numéro 14, lequel est indiqué de façon confidentielle. Pour rebrousser chemin, c’est coton, avec cette voie en sens unique. Je décide de remiser la chignole et de gagner à pincebroque le domicile de Maureen Granson. Sauveur est d’accord.

On trouve une place pour notre charrette et on se rabat dans l’avenue, bruyante encore malgré l’heure tardive. Y a des groupes de Noirs assis sur les trottoirs, à tirer sur un même joint en échangeant des propos. Une salle de machines électriques constitue le centre d’intérêt du secteur. Un vacarme inhumain s’en échappe. On vit l’époque du bruit. Faut que tout soit paroxystique pour les tympans d’aujourd’hui. Les jeunes, si leurs oreilles ne saignent pas quand ils branchent une cassette, ils ne savent plus s’ils existent. La brise du soir sur le jardin, c’était une autre fois, à l’âge de la pierre ou de la pipe taillée !

Le 14 marque un petit immeuble de briques noircies, à l’arrière-plan d’une station Mobil. Quatre étages, une échelle d’incendie, les étranges excroissances des prises d’air pour les climatiseurs, une loupiote ronde et laiteuse au-dessus de la porte d’entrée qui se dresse sur un perron de cinq marches. Des interphones dont chacun comporte le nom d’un locataire figurent dans le tambour de l’entrée. Le dernier indique M. Granson, ce dont je déduis que l’entraîneuse occupe le dernier étage.

Je presse le timbre correspondant. Mais l’appareillage est vétuste, rouillé par l’humidité marine et, personne ne répondant, je doute qu’il fonctionne encore. Plusieurs récidives restent infructueuses.

— Conclusion, patron ? me demande Sauveur.

— Selon toi ?

— Elle a dû se payer une java avec des potes, on pourrait l’attendre ?

Je chique l’hypocrite :

— Ici ?

Sauveur hausse une épaule, à la voyou :

— Malin !

Bon, j’ai déjà mon outil en main, mais, franchement, l’utiliser pour délourder cette porte, c’est donner de la confiture de feuilles de roses à un cochon ! Une épingle à cheveux ou une fourchette à escarguinches suffiraient.

On gravit les quatre étages d’une allure harassée vu qu’on commence à en avoir plein les bottillons : le voyage, nos déambulations, tout ça. Plus, pour Sauveur qui a du carat, le coup tiré en voltige aux Délices, ça finit par contraindre l’homme. Le réfréner. On croise dans l’escadrin un couple de coloureds camés jusqu’aux paupières. M’est avis que cet immeuble est réservé aux Noirpiots et je donnerais ta bite à couper (tu t’en sers si peu qu’en cas de foirade la perte serait pas prépondérante) que ce sont des donzelles de petite vertu qui en sont les locataires.

On trouve sans mal l’apparte de Miss Maureen car sa carte de visite y est agrafée. Un monument, cette carte ; faut venir aux States pour trouver un truc pareillement kitch. D’abord, la matière : elle est en paille de riz amer, dans l’angle gauche, il y a un cœur avec sa photo dedans et des fleurs autour. Son blaze est rédigé tout en minuscules cœurs rouges fluorescents. Tu juges ? The chef-d’œuvre, tout simplement. J’ai bien envie de la lui engourdir pour enrichir ma collection de conneries.

Je frappe à la porte car je n’aperçois pas la moindre sonnette. Nobody ! A quoi bon se tergir le verset ? Une manipulation expresse et nous pénétrons dans le studio de la gosse. Imagine une petite piaule qui pue le parfum à bas prix. La fenêtre à guillotine laisse entrer le flamboiement de la rue, si bien qu’on pourrait y lire le baveux sans actionner le commutateur. Un vieux cosy-corner en acajou, des années 30, avec des coussins de satin, une penderie fermant par un rideau, un réchaud jouxtant un évier, les deux masqués par un paravent, une table ronde et trois chaises dépareillées, quelques caisses qu’on a garnies de papier adhésif à fleurs (genre cretonne crétine) et affublées de rayons, servent de placards. Au mur, un châle mexicain ; au sol, un tapis gagné je suppose dans quelque loterie foraine, troué par des mégots. Sur la table, il y a un plat cuisiné, acheté au supermarché, composé de viande et de haricots noirs. La môme Maureen le consommait sans utiliser d’assiette, mangeant à même l’emballage avec une cuiller qui se trouve encore sur la table.

On l’a ligotée sur l’une des trois chaises, les mains dans le dos, les jambes repliées sous le siège. La même corde a servi pour attacher ses chevilles et ses poignets. Elle a la tête renversée en arrière et une étoffe garnie de dentelle sort de sa bouche béante. Détail grotesque : pour mieux la faire périr d’étouffement, on a fixé une pince à linge à son nez. Elle est prodigieusement morte. Ses yeux exorbités jaillissent de son visage comme si l’on avait entrepris de les énucléer et qu’on y eût renoncé en cours de manœuvre.

Je pose ma main sur son front. Il est encore tiède, ce qui indique que le meurtre est récent. Je tire sur l’étoffe obstruant sa bouche, je ramène un slip de pute, noir, fendu, brodé de dentelle rose. Et quand j’ai extrait la culotte, je m’aperçois qu’il reste encore des choses dans sa gorge. Dominant ma répugnance, je vais à la pêche et ramène une poignée de Tampax super plus neufs. Et je me dis, avec effarement, qu’il est à peine croyable qu’une bouche de femme puisse contenir tout ce fourbi. Ça forme un tas gros comme ça sur la table.

Un qui comporte impec, c’est Mister Sauveur. Les vrais hommes, c’est dans ce genre de circonstances que tu les juges. Il a les deux mains aux poches, le regard froid, détaché, les lèvres arrondies pour un léger sifflotement dubitatif.

Lorsque j’ai fini d’extraire les corps étrangers obstruant la gorge de la pauvre môme, il dit :

— En tout cas, c’est pas pour la faire parler qu’on lui a bricolé cette fiesta !

Humour du Mitan.

Il ajoute :

— Gâteries d’un client sadique, je suppose ?

— Tu crois qu’une pute reçoit ses clilles en bouffant du chilli con frijoles, toi ?

Je désigne le plat que la môme était en train de claper.

— Le mec en question a pu s’annoncer à l’improviste, rectifie Kajapoul.

— D’ac, il a pu, mais je ne sens pas les choses de cette manière.

— C’est quoi, ta version ?

— J’ai pas de version.

On reste là, de part et d’autre de la table, à se repaître de l’affligeant spectacle. Elle était jolie, cette gosse. Roulée main ! Sa fin n’a pas dû être une partie de campagne ! Quelle mort atroce ! Ce qui ajoute à l’horreur, c’est cette pince à linge dressée sur son pif.

— On est dans un beau merdier, soupire Sauveur. La radasse des Délices va se faire un devoir d’expliquer aux draupers que deux frenchmen cherchaient l’adresse de cette fille ; en outre, on a rencontré un couple dans l’escalier. C’est quoi, dans le Mississippi, la chaise, la chambre à gaz ou peut-être la piquouse ? Un Etat où dominent les Blacks, ça m’étonnerait que la peine de mort soit abolie.

A mesure qu’il jacte, je sens mes poils de cul se dresser sur ma tronche. Car il n’exagère pas, Sauveur. La manière dont nous sommes barrés peut très bien nous coûter la vie. Ma qualité de poulet ne pèsera pas lourd en regard du pedigree de mon pote. On pensera que je suis un ripou allié à la pègre française. La belle historiette du malfrat dont son frère est sans nouvelles, y aurait pas un moufflet ricain de plus de cinq ans pour y croire dix secondes consécutives.

Je ne parviens pas à détacher mes yeux de la morte.

Son jour de congé ! Elle se sustentait dans son pauvre studio. Quelqu’un s’est pointé, qui a frappé. Elle a ouvert. Ils devaient être au moins deux pour pouvoir la ligoter sans qu’elle fasse du rébecca. Quand Sauveur murmure en ricanant qu’on ne voulait pas la faire parler, dans le fond c’est pas si glandu que ça comme réflexion. Ceux qui lui ont rendu visite sont venus pour la tuer, uniquement pour la tuer. Et c’est vrai qu’ils sont sadiques, la méthode choisie le prouve ! Ils ont voulu somme toute joindre l’utile à l’agréable.

— C’est lié, marmonné-je.

— Qu’est-ce qui est lié ? demande Kajapoul. Lui répondre quoi ? Mon flair de flic me chuchote que si l’on a buté cette petite entraîneuse de couleur, c’est parce qu’elle avait des relations « privilégies » (comme ils disent) avec le Gitano. Sa mort est liée à la disparition de Miguel de La Roca. Comment ? Pourquoi ?

Le truand respecte mon mutisme. Dans sa partie, on fait pas chier le monde avec des questions déplacées. Alors, il n’insiste pas.

— Si on l’emballait et qu’on aille la filer dans la mer ? suggère-t-il.

— Monsieur voit grand ! fais-je. Monsieur ne se refuse rien pour son confort.

Néanmoins, sa réflexion m’ouvre des perspectives. Je retourne dans le coin entrée car j’ai cru y apercevoir une autre porte. Exact. Et cette seconde lourde donne sur une salle de bains minuscule. J’entreprends d’emplir la baignoire.

— Aide-moi à détacher la gosse et à la déloquer, Sauveur !

— Noyade ? il nargue. Je croyais qu’à l’autopsie on doit découvrir de la flotte dans les poumons, dans ce cas-là ?

— Reste à savoir si les autorités d’ici réclameront une autopsie pour une pute morte dans son bain. Et même dans l’affirmative, ça retardera l’enquête.

Le voilà convaincu, et on se met au charbon. Pas Joyce ! Heureusement qu’elle n’est pas encore raide, la mère. Lorsqu’elle est à loilpé, on la coltine dans le bain qui vient de couler. Cela fait, on examine le tableau.

— C’est pas le genre de baignoire dans laquelle tu perds pied, émet l’ancien taulard.

— Faut constituer des circonstances, fais-je !

Courageusement, je saisis avec mon mouchoir un gros flacon d’eau de toilette posé sur l’étagère de marbre qui surplombe la baignoire et, les dents crochetées par l’effroi, je l’abats sur la tête de Maureen et le lâche. Ensuite, je tire la morte par les pieds jusqu’à ce que sa tête se trouve immergée : Version : en prenant son bain, elle a voulu se saisir de la bouteille, celle-ci lui a glissé des mains et elle est tombée sur son crâne. Estourbie, la fille a glissé dans la baignoire.

Sauveur acquiesce.

— Toi qui es poulet, dit-il, tu te pointes dans cet appartement, t’examines les lieux, la morte, tout bien, c’est cette conclusion qui te vient ?

— Non, réponds-je en toute loyauté.

— Ah bon, soupire-t-il, j’ai eu peur d’avoir mal placé mon estime.


C’est avant de vider les lieux que le fichtre me chope. Un de ces élans irréfléchis dont je suis costumier (comme dit Bérurier). Je vais au cosy de la morte pour examiner la niche qui le longe. Elle abrite toute une bimbeloterie idiote : des animaux de porcelaine, des fleurs séchées en inclusion, des petites cuillers à café dont le manche célèbre une ville ou un haut lieu touristique, des peluches, des cendriers-souvenirs et même deux ou trois bouquins d’amour pour serveuses de drugstore enamourantes. Je saisis ces derniers et les feuillette rapidement. Tout est question de psychologie, dans mon job. En agissant ainsi, je me tiens le raisonnement ci-après : « Je suis Maureen, l’entraîneuse. Un cœur et un cul gros comme ça, mais un cerveau qui pourrait tenir dans une boîte à pilules. Je suis tombée amoureuse d’un gars marrant qui bouffe une chatte avec plus de talent que Picasso n’en mettait dans sa peinture. Et puis ce vaillant de la minette sur gazon m’annonce son prochain départ. Moi, midinette chagrinée, je lui demande son adresse. Il me la donne. Je suis le contraire d’une intellectuelle. Chez moi, tu ne trouverais pas le moindre bloc de correspondance. Où noter la chose ? Je chope le seul support à ma disposition : la page de garde d’un de mes romans à l’eau de rose. »

Ça se trouve dans le troisième book, délicieusement intitulé « Ton cœur deviendra mon cœur ». Et ça ne figure pas sur une page de garde, mais sur la face interne de la couverture. Et c’est sûrement pas Miss Maureen qui a écrit ça, car l’écriture n’est pas américaine, le texte non plus.

Je lis : Mimi, le roi de la tarte aux poils. Suit un numéro qui doit être téléphonique. Je montre ma trouvaille à Sauveur.

— Ce ne serait pas l’écriture du Gitano, ça ?

— Probable, en tout cas c’est son style. Il signait toujours « Mimi, le roi de la tarte aux poils » quand il écrivait à une frangine.

La lueur d’admiration qui brille en sa prunelle me met du baume au cœur.

— Qu’est-ce qui t’a donné l’idée de feuilleter ces bouquins ? ne peut-il se retenir de questionner.

— Les quelques milligrammes de matière grise qui font la différence entre mon cerveau et celui d’un poinçonneur de billets, réponds-je avec un rien d’immodestie dans le phrasé.

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