6

On est rentrés tard au Big Pine Lodge, Sauveur et moi. Pas joyces de notre aventure. On n’en parlait pas, mais lui comme moi, nous évoquions la petite sang-mêlé étouffée avec ses Tampax et sa culotte putassière. C’était pas sympa comme assassinat. On décelait la marque d’esprits tortueux. Devant nos crèches, on s’est quittés sur un simple hochement de tête, comme des mecs ! Je commençais à avoir l’impression d’appartenir un peu au Mitan, moi aussi. Sauveur, il encaissait tout sans sourciller. Il avait fait le tour de la question ; pour lui, la vie, c’était comme une formalité de douane : fallait essayer de passer un maximum de trucs en fraude sans se faire poirer. La gagne allait au plus marle ! Par amour pour sa môme, il avait raccroché sa panoplie du parfait petit gangster, mais sa mentalité demeurait la même. Dans le fond, il attendait rien, même pas la mort. Je me disais qu’un gazier qui n’espère plus en la mort doit se sentir vachement abandonné, plus seul que seul : maudit !

En entrant dans mon bungalow, j’ai tout de suite su « qu’elle » s’y trouvait. L’odeur ! Je connais rien de plus subtil que mon pif. J’ai dû être chien de chasse dans une vie antérieure.

J’ai allumé. Effectivement, Maryse se tenait dans mon plumard, nue et belle, la tête posée sur sa main, avec le coude piqué dans l’oreiller. Sa jeune poitrine, si dure, semblait me souhaiter la bienvenue.

— Vous en avez mis du temps, a-t-elle reproché ; je commençais à me faire du souci.

Je suis allé m’asseoir au bord du lit, je l’ai saisie dans mes bras et sa chaleur m’a revigoré. Je n’ai pas parlé. J’étais las et ému. Je songeais à Marie-Marie, si loin, qui, au fond, n’avait plus envie de moi. Elle avait trouvé mieux qu’un homme : un boulot passionnant. J’étais relégué. Bien fait pour ma gueule ! Le beurre et l’argent du beurre, tu parles ! On se croit malin, on se croit fortiche, et on finit par être niqué de première. L’existence, ça ne pardonne pas.

Maryse, c’était un beau lot de consolation ; mais les lots de consolation ne consolent jamais, j’ai remarqué.

Pour dire d’entreprendre, je lui ai roulé une pelle, une vraie, à longue autonomie. Les gonzesses qui t’attendent, ça les électrise illico. Lorsque nos « lèvres se sont séparées », comme ça écrit dans les romans sur papier-cul, je me suis agenouillé sur le pageot, face à elle, et j’ai écossé ma braguette. Il en est sorti de l’équivoque, du malbandé d’homme triste ; mais un joli coup d’harmonica sur le filet et l’objet allait récupérer sa vitesse de croisière. Elle savait ça, Maryse. A la façon dont elle m’a saisi l’Ernest de sa main de fée pour me l’engouffrer en douceur, j’ai su que la situation se trouvait déjà clarifiée. Pendant qu’elle m’interprétait, je lui ai groumé l’entre-deux, pas être en reste. Et ce gentil micmac m’a fait songer à Miguel de La Roca qui broutait ces dames des Délices avec un tel brio qu’il était devenu une vedette dans le pays !

Au bout d’un moment, Maryse m’a réclamé du sérieux, alors je l’ai calcée sans me défringuer, style « Viol dans la forêt viennoise ». Ça ajoute une rudesse à la chose, une violence vachement payante et qu’elle a appréciée. Heureusement que son vieux n’avait pas le bungalow contigu, ça m’aurait gêné qu’il entende sa grande fille choper un aussi somptueux panard. Ce genre d’exploit ravit les mamans mais fait de la peine aux papas. On est sentimental, l’homme, forban ou pas.


J’ai rêvé bizarre. Un cauchemar d’ivrogne, pourtant je n’avais pas bu. Sauveur se trouvait en taule (tu vas m’objecter que, jusque-là, y a pas d’extravagances notoires à signaler), dans la cellule des condamnés à mort. Au petit morninge on venait le réveiller, des gens malgracieux, forts mécontents de s’être levés si tôt ! Je faisais partie du lot. A quel titre, je ne sais plus. On lui a annoncé que son recours en grâce était dans les choux, mais il en avait rien à branler. Ça, c’était tout Sauveur, jusque dans mes songes abracadabrants. Le bourreau a dit qu’il allait lui faire sa toilette. Il brandissait d’énormes ciseaux à la mâchoire de crocodile. Mais au lieu de lui tailler les crins, il s’est mis à lui découper la poitrine. Quand ça a été fini, cela donnait une sorte de large plaque ayant la texture du lard fumé. L’homme a placé cette chose infâme sur un dossier de chaise. Du sang gouttait dans la cellule.


J’ai dû m’éveiller car le cauchemar n’allait pas plus loin. La main de Maryse caressait les poils de mon thorax.

— Tu ne dors pas ? ai-je articulé.

— Non.

— Tu as trop chaud ?

— Non, j’ai peur.

— De quoi ?

— D’ici, de tout. J’ai comme une sensation funeste, la certitude qu’il va nous arriver quelque chose d’épouvantable.

Je me suis efforcé de la rassurer :

— Quelle idée !

Mais j’avais moi aussi des présages en travers de la gorge. Je songeais à la poitrine en chlorure de vinyle qui m’avait déclenché ce cauchemar. Elle était tellement injustifiable qu’elle me glaçait le sang.

Au bout d’un long moment, Maryse a demandé :

— Je vais te poser une question, tu es capable d’y répondre franchement ?

— C’est le contraire qui me serait difficile ! ai-je bougonné, vexé.

— Miguel, le copain de papa…

— Eh bien ?

— Tu crois qu’il est encore vivant ?

Sans réfléchir, j’ai répondu que non.


Elle a regagné son bungalow au petit matin, comme quoi, malgré tout, elle « se gênait » de son papa, comme on dit chez nous.

Pourquoi avais-je dit à la gosse que je croyais Miguel canné ? Une réaction spontanée. Je ne le « sentais » plus, le bouffeur de tartes aux poils. C’était comment, la formule de son cadet, déjà ? « Je suis capable de vous brouter la chatte pendant deux heures avant de vous enfiler ma grosse queue. » Je me demandais si c’était pas de la forfanterie ; s’il l’avait aussi grosse qu’il le prétendait, Manolo.

J’ai tiré mon petit carnet de famille de ma valise et je me suis mis à composer le numéro de mon pote ricain qui appartenait à la C.I.A. Ma sale impression croissait d’heure en heure et je me sentais comme un plaisancier éloigné des côtes et qui voit se former un cyclone. Fallait au moins ouvrir un pébroque. Manque de bol, on m’a appris que le gars en question venait de s’envoler pour les Philippines. Bon, la scoum se précisait. Je me suis rabattu sur le Vieux à Paris. Chiasse sur toute la ligne : il assistait à une inauguration de je ne sais plus quoi, je ne sais plus où, en compagnie de je ne sais plus qui d’illustre.

Alors, tu sais quoi ? Je me suis rabattu sur Pinuche. Me fallait coûte que coûte confier ce pot de merde à un pote, un vrai. M’entendre raconter l’historiette et qu’une voix bienveillante me dise ce qu’elle en pensait. Il était midi en France et le nouveau riche s’apprêtait à déguster son pot de caviar de cinquante grammes avant de bouffer ses deux œufs coque et sa pomme Golden. Il se nourrissait de peu, César, malgré sa fortune récente qui eût pu l’inciter aux excès de la table.

— Je te croyais en vacances chez les Blanc, au Sénégal ! s’est-il exclamé.

— Ben non, tu vois : c’est les States !

Et d’un bloc, je lui ai largué ma camelote : la rencontre singulière avec Manolo, et puis Sauveur, sa propose, sa fille, notre arrivée à Gulfport, la visite domiciliaire, les armes, les menaces adressées à cet Irving Clay membre du Cartel Noir, probablement, la visite aux Délices, la découverte de Maureen Granson, étouffée, celle de ce numéro de téléphone rédigé au dos d’une couverture de livre.

Il m’a écouté sans moufter, le Pinuchet. Religieusement !

— Tu comprends, terminé-je, on risque d’être accusés du meurtre, Sauveur et moi, et comme son pedigree est moins appétissant qu’une fosse d’aisance, nous pouvons très bien tomber, dans ce pays de cons, pour un meurtre que nous n’avons pas commis.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ?

— Je ne sais pas, je vais aviser.

— Méfie-toi de ce numéro de téléphone, note César, c’est peut-être à cause de lui que cette gamine est morte. Tu veux bien me le communiquer ?

— Pourquoi ?

— Pour que tu ne sois plus le seul à l’avoir, Antoine. C’est de la dynamite !

— Tu exagères.

— Tu sais bien que non. Je devine que tu vas tenter de contacter les gens auquel il correspond, prends bien garde à toi.

A la suite de ce coup de turlu, je me sens ragaillardi. Mes affres s’en sont allées comme une grande fatigue après une douche froide. Je vais à l’office commander le pot de café des idées claires. Sauveur s’y trouve déjà, taciturne, la tête rentrée dans les épaules. Il est vêtu d’une chemise Lacoste noire et d’un pantalon blanc. Il fait nervi-joueur-de-pétanque-marseillais. Je prends place en face de lui après que nous nous en soyons pressés cinq (chacun).

Comme je chantonne, il dit, en soufflant sur sa tasse de caoua :

— Toi, t’as la santé, ce matin !

— Il y a dix minutes j’étais à chier.

— Et il est dû à quoi, le revirement ?

— Tranquillité de l’âme. Sans vouloir te vexer, je ne pense pas que tu puisses piger ; c’est un état d’esprit que t’as sûrement jamais connu.

Il me balance un regard noir. La merde, avec les malfrats, c’est qu’ils croient toujours qu’on les cherche. Mes yeux d’innocence le désarment. Il écluse son breuvage.

— T’es pas un peu trop porté sur la gamberge, pour un poulet ? il articule par-delà ses chailles crispées.

— On ne pense jamais suffisamment, mec.

— Alors t’as pensé à notre béchamel ?

— En priorité absolue !

— Et ça débouche sur quoi ?

— Une première hypothèse, peut-être fumeuse et que j’échangerais pas contre un paquet de Bonux.

Il attend ; son petit croco Lacoste a l’air de se marrer et remue faiblement au rythme de sa respiration.

— Je peux te poser une question importante, Sauveur ? Je te donne ma parole d’homme, sur la vie de ma mère, que ta réponse restera entre nous.

Il bronche pas, ne m’accorde même pas un regard.

— Le Gitano, il lui est arrivé de dessouder des gens ?

Sauveur, c’est pas sa tasse de thé, ce genre d’interrogatoire. Sa frime renfrognée ne bouge pas d’un poil. Je comprends qu’il me faut en remettre si je veux espérer l’accoucher au petit fer.

— Ecoute, voyou, c’est toi qui m’as embarqué dans cette équipée ricaine. J’ai accepté parce que l’affaire m’intéressait et que…

— T’as accepté parce que tu tires Maryse ! gronde beau-papa.

Dis, il va bientôt prétendre qu’on est venus jouer les cow-boys aux Amériques pour faire plaisir à la guiguite folâtre.

— Les voyages de noces, Sauveur, on les fait à Venise, pas à courser un truand disparu dans le Milieu ricain. Si je te demande de me situer Miguel de La Roca, c’est parce qu’il nous est indispensable de piger la nature de ses activités avec l’étrange couple Clay. Il semble qu’il ait eu l’impression d’avoir trouvé sa vraie voie, la carte postale qu’il t’a adressée et ses coups de grelot à son frangin l’attestent. Alors moi, sale con de poulet, je te demande si ton aminche pouvait s’accomplir dans des crimes de sang. Tu me dis « oui », tu me dis « non », tu me dis « merde », mais surtout me fais pas la gueule parce qu’il y a deux choses que je ne tolère pas en ce bas monde, Sauveur, c’est la connerie et l’injustice.

Là-dessus, j’écluse une gorgée de café very strong qu’il me faut sucrer à mort pour le rende comestible.

Sans doute impressionné par ma diatribe, comme on écrit dans les œuvres reliées en peau de couilles, Kajapoul décide de déposer les armes. Il dit :

— Tu vois, dans la mesure où il serait fait aux pattes au cours d’une opération, le Gitano est capable de se servir de son feu ; lors d’un règlement de comptes turbulent aussi. Mais c’est pas un tueur ! Jamais il accepterait un « contrat », si c’est ça que tu veux savoir. Sonner chez un mec et lui vider un chargeur dans le burlingue, t’as ma parole qu’il ne l’a jamais fait ni ne le fera jamais.

— Donc, ce n’est pas pour participer à des opérations de ce genre que feu Irving Clay l’a pris avec lui ?

— Impossible !

Il me plante les deux trous sombres qui lui tiennent lieu de regard en plein dans les carreaux et répète :

— Impossible.

— O.K., je te crois. Seulement ces Américains de passage en Europe l’ont comme qui dirait engagé et ramené aux States avec eux. C’est pas pour les aider à mettre en pot des confitures ! Il avait une spécialité dans l’arnaque, Miguel ? Tu m’as dit qu’après l’aventure de la Rolls volée, le type en noir lui avait confié un turbin dont Miguel s’était sorti avec les honneurs. Il pouvait s’agir de quoi, à ton idée ?

— Je ne vois pas. Bon, le Gitano est un battant, mais du genre touche-à-tout. Il sait craquer un coffiot, pour peu qu’il ne soit pas trop sophistiqué, neutraliser du monde dans une banque avec tact et efficacité, piloter une tire à fond de plancher dans une ville pour semer les draupers, engourdir de la joncaille chez un bijoutier, tout ça… Mais enfin, il est pas le Mozart de quelque chose. C’est le bon artisan, sérieux, performant. Ami des techniques, il ne craint pas de manipuler de la nitro dans les cas exceptionnels. Le lancer de la navaja, c’est son vice. Il pourrait travailler dans un cirque. Attention : pas pour planter un gonzier, mais pour impressionner le monde récalcitrant !

Sauveur se détend, son regard sourit au passé.

— Je me rappelle chez un directeur de banque qui refusait de déponner la salle des coffres. De l’autre bout de la pièce, Miguel lance son ya qui s’enfonce dans la boiserie contre laquelle le dirlo était adossé, juste contre son oreille ! Le mec s’est mis à dégueuler de frousse. La surprise ! Et le Gitano de lui dire en récupérant l’outil : « On parie que je vous partage la glotte en deux ? » Après ça, le garde-pèze nous a ouvert toutes les portes qu’on a voulu, même celle des ouatères.

On recommande du café. Il fait beau mais la mer est encore plus marronnasse qu’hier. Une flotte aussi dégueu, c’est pas possible, sur les cartes postales, ils doivent la retoucher ! La rumeur océane compose un long murmure désespérant. Si tu y prêtes attention, t’es foutu : t’écoutes plus que lui.

— Voilà comment je conçois l’histoire Gitano, Sauveur. Irving Clay est un magnat du crime. Dans quelle branche ? Mystère. Il appartient à quelque consortium dont les U.S.A. ont le privilège, si je puis dire, en l’occurrence le Cartel Noir. Un truc énorme, genre Mafia. Des bouleversements s’opèrent au sein de cette organisation et l’on décide de liquider plusieurs de ses membres importants, dont Irving Clay… Seulement il y a des fuites, et Clay est prévenu. Il sait qu’il est foutu ! Que rien ni personne ne peut le sauver, sinon une astuce grand format. Dans un premier temps, il vient tâter de l’Europe, voir s’il n’y aurait pas une possibilité de salut de ce côté-là.

« Que tchi ! Le monde est trop petit pour échapper à ceux qui ont décidé sa perte. Et puis voilà qu’un épisode à la con lui déclenche un projet. Un malfrat lui secoue sa Rolls. Ses péones ont dû assister au vol car c’est pour eux un jeu d’enfant de récupérer la noble caisse dans ton garage. Ces messieurs ramassent leur bien et emmènent Miguel. Ce qui se passe alors entre ton pote et Clay, on ne le saura sans doute jamais. Le Ricain prend l’avantage sur le Gitano, ce ne doit pas être duraille car il est d’une autre trempe, d’une autre classe. Miguel est subjugué. Clay lui propose un turbin de rêve et ton aminche qui est d’humeur vagabonde accepte. Départ pour les U.S.A.

« L’idée d’Irving Clay est la suivante : puisqu’il est condamné à mort, il va mourir avant qu’on ne le tue ! C.Q.F.D. ! L’œuf dur de Christophe Colomb ! Alors le voilà atteint du cancer. Il met ses affaires en ordre et prépare sa retraite, une planque où, une fois décédé, il pourra vivre tranquille. Seulement, quand il sera officiellement défunté, quelqu’un devra prendre sa place pour les pompes funèbres et l’incinération. »

Sauveur a un grondement qui lui vient du fond de la gorge. Il pose sa grosse main couverte de tavelures et de cicatrices sur la mienne.

— Miguel ! il fait.

— Je le crains, mec. Un type marginal, qui vient d’un autre continent où il n’avait presque pas d’attaches. Le cadavre idéal ! Quand l’opération « décès » est décidée, Irving fait constater sa mort, car il lui faut un permis d’inhumer en bonne et due forme, les gens du Cartel Noir n’étant pas des enfants de chœur.

— Merde ! La poitrine de plastique ! s’écrie Kajapoul.

— Tout juste, Auguste. Un bon grimage, une ambiance adéquate et le médecin mandé ausculte un bout de chlorure de vinyle. Il ne reste qu’à suriner le « remplaçant », à savoir Miguel, et vogue la galère ! C’est le Gitano qui crame ! Le couple n’a plus qu’à se tailler, la femme en veuve, le faux défunt en secrétaire, en chauffeur ou en tout ce que tu voudras. Ça, tu vois, Sauveur, au point de vue de la conception, c’est du grand travail. On côtoie le génie, n’ayons pas peur des mots !

Il a les traits tirés, mon truand repenti. La mâchoire saillante, le regard enfoncé, un léger frémissement des paluches.

— La vache ! marmonne-t-il. La vache ! Bien sûr que ça s’est passé comme tu le dis !

— Tu vois, fais-je, qu’il n’est pas inutile qu’un flic sache penser. Tout a fonctionné parfaitement dans le plan de Clay. Le seul grain de sable, c’est que le Gitano ait pu avoir le téléphone de la planque où allait rabattre le couple. Bien évidemment, ce n’est pas Irving ou sa femme qui le lui ont fourni. A-t-il fouillé leur chambre ? Le sac à main de madame ? On peut envisager des chiées d’hypothèses. Selon moi, pour réussir le coup de la fausse mort, ils avaient besoin de la complicité de Miguel. Ils l’ont donc mis dans la confidence, sans mentionner, bien sûr, le rôle qu’ils lui destinaient pour « après ».

« Ce con de Gitano étant amoureux, il s’est enquis du lieu de la future retraite, pour le communiquer à la gentille Noiraude. Ils ont refusé de le lui donner, ou bien lui en ont donné un faux. Mais comme ton petit camarade est futé, il aura voulu vérifier et il est parvenu à ses fins. Il refile donc le téléphone à sa petite Maureen. Cette dernière n’ayant plus aucune nouvelle de son bouffeur de frifri l’appelle au bout de quelque temps.

« Tu juges de la gueule des Clay quand, se croyant bien à l’abri, ils entendent une voix féminine réclamer après leur ancien complice trucidé ! Ils ont dû avoir du mal à avaler leur salive. Et puis ils réalisent ce qui s’est passé. Ils questionnent la môme, lui font donner son adresse. De la vie de Maureen Granson dépend leur sécurité. Il faut la neutraliser illico pour conjurer le danger. L’opération est lancée dare-dare. Hier ils se pointent chez la fille et la tuent. Que penses-tu de ce récit, amigo ? »

— Sans bavure. Il tient la route au point que je ne peux plus entrevoir d’autres explications, convient sombrement mon coéquipier. Donc, le Gitano est parti en fumée ?

— Je le crains.

— Il sera vengé ! assure le vieux voyou.


Le fossile de la réception me sourit avec bienveillance. Il est en train de rassembler par liasses des billets de un dollar sur lesquels un Washington emperruqué nous regarde en faisant la gueule. Il est guilleret par contre, ce matin, pépère. Peut-être s’est-il payé la jolie femme de chambre mexicaine qui a un sourire si fripon, du poil sur les pommettes et un cul de lingère bavaroise. Les petites velues, c’est pas tellement ma bandoche ; je suis davantage pour le velouté, mais à l’occasion, quand elles sont suffisamment salingues (ça se lit dans les prunelles), je les carambole sans leur faire payer la taxe sur la valeur ajoutée.

La Mexicano dont je te parle me file un regard plus ardent que la flamme d’un chalumeau. Elle se tient dans l’escadrin, à fourbir les marches et, telle que la voilà penchée, on pourrait vérifier la couleur de sa culotte si elle en portait une.

Le père Ladorure a suivi mon regard, surpris celui que la fille me lance, et un sourire de connivence lui fait mettre ses chicots en vitrine.

— Joli petit lot, hé ? il me dit comme dans les mauvaises traductions de séries noires américaines.

— Pour sûr ! rétorqué-je de même.

— Elle est très gentille, révèle-t-il d’un ton appuyé, ce qui indique qu’elle l’est avec lui.

Mais moi, c’est pas pour tirer une crampe que je me suis pointé à la maison mère.

Je tire de ma fouille un faf où j’ai transcrit les cinq premiers chiffres du numéro de biniou trouvé chez Maureen.

— Vous sauriez me trouver l’Etat et la localité qui correspondent à ce numéro téléphonique ?

Il avance ses besicles jusqu’à la pointe extrême de son blair.

— Il est incomplet ! remarque-t-il.

— Je sais, mais j’aimerais savoir du moins dans quelle région il se situe. Ça doit pas poser de problème, non ?

— Je peux déjà vous annoncer que c’est la Californie. Ma défunte sœur habitait là-bas et ça commençait pareil.

— Formidable ! On peut tenter d’en savoir plus ?

— Par les renseignements.

Je lui virgule dix piastres.

— Vous voulez bien arranger ça pour moi ? Quand on est étranger, on manque de moelleux pour s’adresser à l’administration.

Tu parles qu’il veut ! Pour le prix, il changerait le pot d’échappement de la Cadillac.

Dans l’escadrin, la gosseline mexicaine s’est arrêtée de peaudechamoiser les marches. Sa face un peu ronde est plaquée entre deux balustres. Elle me visionne carrément, sans se gêner. Sa ravissante blouse parme, retroussée, me fait cadeau d’un jeton de première : vue sur la cressonnière !

Le dabuche, à sa caisse, me touche le bras. Je me tourne. Il m’enjoint (de cul lasse) de grimper. Tu sais qu’il doit ranimer ses glandes fanées en chiquant les entremetteurs, ce débris ? Père maquerelle, ça lui titille encore l’arrière-salle des roustons. Du menton, du regard, du doigt, il me conseille d’aller à l’extase et me promet du contentement. Moi, tu me connais ? Je pars du principe qu’on n’a jamais trop de nanas à son tableau de chasse. Souvent, j’ai découvert des trésors au débotté de l’existence, alors que je n’espérais rien.

Je m’avance vers l’escadruche ; ce que voyant, Miss Poilauxpattes se met à en gravir les ultimes marches. Elle ouvre la première porte du palier, à droite. Je me pointe sur ses talons. Là, se trouve une chambre minuscule, juste équipée d’un lit qui ne comporte que le drap de dessous et ce dernier, crois-moi, n’est pas de la première fraîcheur. Tu y trouves la carte du monde dessinée au foutre, et puis des chiées d’archipels (à gâteau). Drôle de coin.

Si tu veux l’extrémité de ma pensée, le vioque, en bas, fait un peu de proxénétisme pour arrondir ses fins de mois. Quand il avise un clille esseulé, il appelle la petite Mexicaine à l’aide d’un timbre, et la môme vient jouer son numéro de « visez ma chatte pendant que j’astique les marches ». Le client est intéressé ou pas. S’il l’est, le vioque lui donne le feu vert. Ayant remarqué que j’ai le pourliche facile (ça ne passe jamais inaperçu dans l’hôtellerie, cette manie), il s’est dit qu’il fallait absolument m’épingler.

J’entre dans cette salle d’opération (c’en est une). La gentille soubrette déslipée pousse un mignon verrou qui ne résisterait pas au coup d’épaule d’une souris blanche. Ensuite, avec une belle résignation, elle ôte sa jolie blouse sous laquelle elle est nue ! Tudieu, ce tablier de sapeur ! Du jamais vu, mon révérend ! C’est pas la toison d’or, mais le manteau d’astrakan de la comtesse de Tumelasecoux. Excepté une bande étroite de peau lisse à l’intérieur des cuisses, tout est recouvert d’une fourrure animalesque. Elle est issue du croisement d’un grizzli et d’une chienne des Pyrénées, cette chérie ! Quand tu l’enfournes, t’as la sensation de baiser un paillasson !

Je regarde, ébloui par cette luxuriance qui n’a rien de luxurieux. Ça lui grimpe plus haut que le nombril, ça rejoint les massifs sous les bras, se hisse par lianes frisées jusqu’à la barbe et, de là, aux favoris. J’aurais pas l’âme aguerrie, je me sauverais. Faut être viceloque pour embroquer ce sujet, rêver de copuler avec des brebis irlandaises, se faire des pognes au gant de crin !

Elle me sourit avec courtoisie et va s’étendre sur le pucier, les miches posées au ras d’une carte mal définissable qui ressemble à celle que M. Gorba-le-chef porte sur le crâne pour distraire l’attention de ses terlocuteurs étrangers pendant qu’il leur fait signer des bricoles sur le désarmement.

— Combien veux-tu d’argent, mignonne ? lui demandé-je.

Elle murmure :

— Ce que vous voudrez.

Je me fends d’un second billet de dix.

— Ça va ?

Elle opine (déjà) avec chaleur. Je lui refile la coupure.

Voyant que je ne fais pas un geste pour descendre les couleurs, ou du moins dégager ma fusée Apollo, elle demande :

— Vous ne venez pas ?

— J’ai déjà donné, fais-je. Vous m’excuserez ?

Une brève lueur de déception. Puis elle me fait signe d’approcher mon oreille de sa bouche charnue. J’obéis malgré sa moustache qui me titille le lobe.

— Il faut faire semblant, si ça ne vous ennuie pas, murmure-t-elle en désignant la porte. M. Stenvenson écoute…

Bien ce que je pensais : il réanime les brandons de sa virilité au brasier des autres, le vénérable taulier.

Je cligne de l’œil, pose mes mocassins, grimpe sur le plumard où je me mets à faire du trampolino en poussant des cris chargés d’exprimer l’extase. Amusée, la gosse joint sa voix à la mienne et nous donnons au vieux birbe un concert sur sommier défoncé qui doit l’émoustiller. Au bout d’un certain temps (que je ne lui marchande pas), j’émets un cri de grande liesse où tu décèles le triomphe, la libération et la gratitude confondus. Miss Poil-poil lui trouve la rime et on se marre silencieusement.

Quand je juge le moment venu de refaire surface, je prends congé de la fille au tablier de sapeur et redescends à la réception où la vieille fripe chique les innocents derrière sa caisse.

— C’était comme vous aimez ? me demande-t-il.

— Mieux, fais-je. Ça m’a rappelé un pote à moi qui est fourreur à Paris. Vous avez trouvé mon renseignement, à propos du téléphone ?

— Bien sûr, je l’ai donné à votre ami.

— A mon ami ?

— Qui est descendu avec vous et sa fille, Mister… (il lit dans son registre et articule :) Kadjapaoul.

— Mais pourquoi ?…

Il m’interrompt :

— Il a payé la note et laissé un message pour vous.

Il me tend une enveloppe à en-tête du motel. Je l’ouvre. A l’intérieur se trouve un papier du Big Pine Lodge avec ces lignes tracées d’une écriture un peu incertaine :

Poulet,

Ta mission est terminée. C’est à moi de jouer à présent. Rentrez fissa en France, Maryse et toi, avant qu’un patacaisse éclate. Je compte sur toi. Chapeau pour ta collaboration : t’es un bourre de première classe. Te fais pas de mouron pour ma santé ; je me suis équipé en douce avec ce qu’il y avait sous l’escalier de la maison que tu sais.

A la revoyure, grand ; et merci.

Sauveur

Merde ! ce coup tordu qu’il me fait, le beau-dabe ! Franchement, je ne m’y attendais pas. Et pourtant je pige sa démarche. Maintenant qu’il sait son pote mort, il lui reste à le venger ; pour cela, il n’a plus besoin de moi. Ce sont ses patins à lui. Il tient à la sécurité de sa grande fille et me confie le soin de la rapatrier.

J’enfouille le maudit message. Me voilà désorienté et flou.

— Bon, vous avez donné le renseignement à mon ami, mais vous devez vous le rappeler, je pense ?

— C’était bien la Californie, région de Fresno.

— Merci.

Je balance d’un pinceau sur l’autre.

— Dites voir, mon ami est parti comment, il a pris la voiture ?

— Non, je lui ai appelé un taxi.

— Et il est venu ici à quel moment ? Juste après que je monte ou juste avant que je descende ?

— Au moment où vous montiez. Je pense qu’il vous guettait depuis la véranda. Il est entré pendant que je téléphonais aux renseignements. Il avait sa lettre toute prête. Il a noté sur un papier le tuyau à propos du téléphone, puis m’a dit de demander un taxi et de lui donner sa note.

— Vous deviez piaffer d’impatience, dis-je.

— Pourquoi ?

— Parce que vous ne pouviez pas monter écouter à la porte. Dommage pour vous, c’était un super-gala et on a pris un pied géant, la petite bonne et moi. Vous pensez, j’ai une queue de quarante-deux centimètres ; quand les gonzesses encaissent un tel engin dans les miches, elles griffent les murs et chantent la tyrolienne en breton.

Sa gêne devient de l’éplorance.


Je ralentis en passant devant des champs de coton cultivés par des Noirs. Autant en emporte le vent. Dans le lointain, sur une colline, s’élève une gigantesque demeure à colonnes, celle de Scarlett peut-être. Elle est encadrée de grands arbres majestueux.

— C’est beau, non ? fais-je à Maryse.

Elle regarde à peine et ne répond rien. Au fond, elle a hérité de son père une sorte de self-control bourru qui lui permet d’encaisser les mauvaises surprises sans simagrées.

— Où allons-nous ? demande-t-elle.

— Je te l’ai dit : à l’aéroport de Jackson.

— Je sais, mais de là ?

— De là, il y a deux possibilités.

— Je suis pour la seconde, dit-elle.

Je passe outre :

— Ou bien nous prenons l’avion d’abord pour New York et ensuite pour Paris, selon le vœu de ton père, ou bien on prend le vol de San Francisco, d’où nous rallierons Fresno.

— Je suis pour la seconde solution, répéte-t-elle, farouche.

Son dabe, te dis-je !

— Ton vieux est con d’avoir voulu faire cavalier seul, maugréé-je ; je sais à quoi ça correspond pour lui, mais il porte ses pieds dans un sale guêpier. Après l’alerte Maureen, le couple Clay va drôlement être sur le qui-vive !

— Raison de plus pour prêter main-forte à mon père !

— Le tout est de le retrouver.

Elle hausse ses charmantes épaules :

— Il n’a pas tellement d’avance sur nous. Si ça se trouve, on va le récupérer à l’aéroport.


Mais point de Kajapoul à Jackson. Je m’enquiers des vols pour la Californie et j’apprends que celui de Los Angeles (que Béru appelle « L’Os-en-gelé ») est parti tôt ce matin, alors que celui de San Francisco ne partira qu’en début d’après-midi.

— A moins qu’il se soit fait conduire à La Nouvelle-Orléans, dis-je, il va prendre le même que nous.

Maryse est moins optimiste.

— Tu ne connais pas encore bien papa, assure-t-elle ; il n’agit jamais comme on s’y attend.

L’avenir me prouvera qu’elle n’a pas tort !

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