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Faut que je te fasse rire.

Un pote à moi, rencontré à mes débuts dans la Rousse, commençait la plupart de ses phrases par cette promesse : « Faut que je te fasse rire ». Et il débitait immanquablement des trucs sinistros, pas rigolos du tout. Des balourdises, des lieux communs, d’insipides pauvretés qui te flanquaient de l’uticaire dans les trompes d’Eustache.

Eh bien, moi, franchement, faut que je te fasse rire.

Imagine-toi que moins de deux kilomètres en contrebas de la mine, coule une rivière impétueuse. Au bord de cette rivière, il y a une clairière. Dans cette clairière, deux tentes de campinge montées côte à côte. Un foyer bâti avec des pierres trouvées sur place où rougeoient encore des cendres incandescentes. Nettement à l’écart, un véhicule ricain, énorme mastodonte de ferraille dans lequel tu peux transbahuter le fourbi d’une compagnie.

Je m’en approche et essaie d’ouvrir la porte. Elle ne résiste pas. Les clés sont au tableau de bord. Faut dire que quand tu viens bivouaquer dans un endroit aussi désert, tu n’as pas peur des voleurs. Comme le terrain est en déclivité, les campeurs ont calé les roues de leur véhicule avec de grosses pierres. Je retire celles-ci et, m’arc-boutant comme un taureau fougueux, je pousse la tire. Elle s’ébranle très lentement, peu à peu la voilà qui prend de la vitesse. Alors Sana saute au volant et laisse dégouliner son bolide.

J’ai mis le contact afin que la direction ne se bloque pas. Le tank peint dans les bleu aubergine franchit trois ou quatre cents mètres avant d’être stoppé par un relèvement du terrain. Là, j’enclenche le moteur, manœuvre pour faire demi-tour et passe en trombe à l’orée du campement. Les gonziers bivouaqueurs doivent croire qu’il s’agit d’une tire de passage, venue d’ailleurs et qui y va. Des gardes forestiers en train de faire une ronde nocturne.


— Déjà ! s’exclame Maryse, ravie.

Elle qui s’apprêtait à attendre pendant des heures, voire plus d’un jour !

Pour la soulever et l’installer dans la chignole, c’est drôlement coton. Elle a la fièvre et sa jambe la fait de plus en plus souffrir. Par chance, il y a une petite pharmacie de secours à bord du tombereau. Je lui administre deux aspirines et use de bandes Velpeau pour mieux maintenir mon attelle sur sa fracture.

En route !

A nouveau, la clairière. Tout reposait dans Boz et dans Jérimadet. Les campeurs continuent de camper, nous de décamper, la nuit de s’opacifier et la haine que m’inspire le sinistre Irving Clay, de croître sans embellir.

Le chemin raviné le cède à une voie mieux entretenue, la voie mieux entretenue à une route authentique, et nous gagnons ainsi les faubourgs de Fresno. Il y a encore des Noirs bourrés de H qui fument devant des seuils. Je parviens à leur faire dire où se trouve l’hôpital et je fonce y déposer la môme Maryse. Version aux urgences : nous avons eu un accident de voiture. Paperasseries inéluctables, dépôt d’un acompte. On prend la gosse en charge.

Elle défaille de souffrance.

— Courage, ma gentille, lui soufflé-je à l’oreille, je viendrai te voir dans la journée.

— Que vas-tu faire, Antoine ? a-t-elle encore l’énergie de s’inquiéter.

— Mettre la main sur ce tueur.

— C’est si important ?

Oh ! dis, elle démissionnerait, la fille du gars Sauveur ? Donnerait quitus au salaud qui l’a torturée, qui a buté son propre frère, Miguel et la petite entraîneuse de couleur ? Sans parler des méfaits qu’il a pu accumuler au cours de sa carrière ?

— Oui, Maryse, c’est important, c’est terriblement important, et je ne rentrerai pas chez moi tant qu’il restera sur ses deux pattes.


My opinion est qu’il me faut rapidement abandonner cette énorme benne à ordures et récupérer ma propre tire, laquelle, je le suppose, doit être restée devant chez Frederick. Je me rends donc à la bicoque du malheureux « Abel » et, fectivement, j’avise ma pompe plus ou moins bien garée devant le garage de Clay number two. Les clés sont en place. Irving a dû agir prompto après nous avoir sulfaté son gaz à la con et s’il a rangé ma bagnole c’est uniquement pour dégager sa charrette à lui qui se trouvait bloquée par elle.

Je repars au volant de la grosse caisse et vais abandonner celle-ci sur un parking, à bonne distance de la modeste demeure de Frederick. Retour à pied. La fatigue me cisaille. « La journée sera rude », avait déclaré Damiens, le régicide, en entendant ce à quoi il était condamné. Pour ma pomme, la nuit est rude !

A l’instant où je m’apprête à monter dans ma chignole, je constate que la porte de la masure Clay est ouverte, alors qu’elle était close quelques minutes plus tôt !

Tiens, tiens ! comme disait Napoléon en découvrant un poil de cul qui ne lui appartenait point dans la culotte de Joséphine. Et moi, de m’avancer jusqu’à la maisonnette. Dommage que je ne sois pas armé. Je m’hasarde (altération du verbe musarder) jusqu’à l’ouverture, risque ma tête à l’intérieur et découvre un gazier accroupi devant un meuble qu’il est en train de fouiller. Le zig en question a les sens surdéveloppés car, bien que je n’aie fait aucun bruit, il subodore ma présence. Le voilà soudain qui se jette en arrière, roule sur lui-même tout en dégainant un calibre capable de zinguer un éléphant adulte, et me braque.

— Tu ne vas pas faire ça à un pote, Sauveur ! lâché-je.

Il reste tout glandu, avec sa rapière, sa frime de mercenaire en commando et son œil écarquillé pour me viser. Cette attitude est terrible lorsqu’elle est « en situation », mais elle devient bidasse quand elle s’avère injustifiée[5]. Il a pas l’air malin, mon coéquipier. Tu croirais la vie de Rambo, interprétée par Jean Lefebvre.

— Relève-toi, pense à tes rhumatismes ! conseillé-je.

Il finit par rigoler et se remet debout.

— Comme on va s’assaillir de questions, mec, je te propose de commencer, fais-je. Qu’as-tu fait depuis que tu nous as largués comme des malpropres au Big Pine Lodge Motel ?

Il hausse les épaules et grogne :

— Je vois que tu as suivi mes consignes au sujet de votre rapatriement !

Alors là, il emploie pas le langage adéquat, le taulard reconverti. Me voilà qui fulmine.

— Tes consignes ! T’as bien dit, tes consignes, fleur de mitard ? Non mais ça va pas la tête ? C’est la vie en Q.H.S. qui t’a filé de la moisissure au cervelet ? T’as des consignes à donner à un commissaire spécial, toi ? Hé, oh ! Sauveur, reste avec nous ! T’en va pas de la coiffe, grand ! T’as le bulbe qui se liquéfie ! Tes consignes, tu peux te les bourrer dans le fion ! Le jour où je suivrai les consignes d’un vieux ménesse comme toi, faudra m’attacher un bavoir autour du cou pour me faire manger ma soupe ! T’as de ces expressions, je te jure ! Faut être turc d’origine pour les risquer !

Là, il est emmerdavé, Kajapoul.

— Je voulais pas te désobliger, mec, il murmure. Les consignes en question, elles s’appliquaient à Maryse et comme tu… tu la chaperonnes…

Tu parles d’un chaperon ! Un chaperon rouge, lui. De sang !

Du coup ma rogne détale et c’est à mon tour de me sentir marri. Sauveur me résume ses activités. Après m’avoir quitté, il s’est fait conduire à la maison des Clay, à Gulfport. Une chose le tracassait.

— Quelle chose ?

— Une urne de marbre dans le bureau. Elle trônait sur une console. Une plaque de bronze était scellée au socle, indiquant « Irving Clay 1937–1989 ». Je l’avais entr’aperçue lors de notre descente là-bas. J’avais pigé qu’elle devait contenir les cendres du mort. Alors j’ai voulu en avoir le cœur net.

— C’est-à-dire ?

— Le Gitano se trimbalait depuis plus de vingt piges une balle dans le corps. Une bastos de 9 qui s’était logée dans sa colonne vertébrale. Les toubibs affirmaient que deux millimètres plus à gauche et Miguel avait droit à la petite voiture pour le restant de ses jours. Un miracle ! Alors ils avaient préféré laisser la praline en place plutôt que d’aller bricoler au bistouri dans un secteur aussi dangereux.

— Compris, mec. Tu t’es dit que si c’était bien Miguel qu’on avait cramé à la place d’Irving, on devrait retrouver trace de cette balle dans les cendres ?

Il sort son mouchoir, le déplie méticuleusement et me montre une espèce d’éclaboussure métallique.

— La voilà, fait-il. Elle a fondu dans le crématorium mais c’est bien la bastos du Gitano. La preuve est faite. Je ne voulais pas avoir d’arrière-pensée. Le téléphone trouvé chez la petite négresse m’a branché sur une station-service dirigée par Clay et ouverte jour et noye. Je suis allé bavarder avec le préposé de noye qui m’a refilé cette adresse et me voilà. Y a personne, tout est éclairé. J’entre et j’explore. Drôle de coin pour se planquer !

— Le Clay qui crèche ici n’est pas le bon, Sauveur.

Alors je lui résume le topo, ces abominables péripéties de la nuit avec la mort de Joan, celle du frère, la jambe cassée de Maryse. Là, je crains que le truand n’explose, qu’il me saute au paletot en me traitant de misérable.

Tout ce qu’il dit c’est :

— Tu vas me donner ta parole de flic que tu me le laisseras quand on aura remis la main dessus ?

— Parole de flic !

— Elle a été courageuse, la Maryse ?

— Impec : bonne race !

Il sourit.

— C’est ma fille !

— Avec une fille comme ça, t’as pas besoin de fils !


Tout ce rodéo vécu, et il est à peine quatre heures du matin ! Ça s’est déroulé en accéléré, avec une sorte d’étrange frénésie du sort. Y a des moments où la vie s’emballe : elle échappe à son ronronnement quotidien pour piquer un sprint. Et quand, de nouveau, elle marque le pas, tu as l’impression d’être devenu différent. Pas vraiment quelqu’un d’autre, mais un être modifié de l’intérieur.

— Tu sais où on va ? demande Sauveur quand je mets le contact.

— Un peu. J’ai demandé au frangin l’adresse de Joan avant qu’il ne lui téléphone selon mes indications.

— Et c’est où ?

— Une propriété sur la colline de Blue Mountain : « Espirito Santo » ! Tu parles d’un saint esprit !

— Tu espères qu’il est retourné chez lui ?

— Oui. Il le lui fallait absolument. Avant de prendre la tangente, il doit se munir de fric et de faux papiers. Tu penses qu’un gars aux abois comme lui avait dû tout préparer dans la perspective d’un coup dur. Là, il est persuadé de disposer de plusieurs heures de tranquillité pour agir, car il nous a abandonnés à l’entrée d’une mine désaffectée, à cinquante ou soixante miles de Fresno. Ta fille avait la jambe cassée et nous étions sans véhicule. Dans son esprit, il bénéficie d’une marge importante. Te casse pas le chou, Sauveur, nous le retrouverons. Ce mec, désormais, a un handicap terrible : la mort de sa femelle. C’était elle qui le soutenait. Je l’ai vu agenouillé devant son cadavre : il était fou de chagrin.

— Pas assez ! grince Sauveur. Pas assez !


L’Espirito Santo, faut aimer.

C’est le style bunker blanc, si tu vois. Des formes géométriques sur une pelouse qui, il n’y a pas si naguère, devait ressembler à un terrain vague. Quelques arbrisseaux dont le climat d’ici activera la croissance mais qui, pour l’instant, ressemblent à des rayons de vélo. Un grand garage près de la grille cernant le tout. On comprend que la construction est récente et les plâtres pas complètement secs. Je gage que Clay a acheté le terrain et fait bâtir la maison au nom de sa compagne. Maintenant qu’elle est zinguée, la Joan, il est dans l’obligation de vider les lieux, n’importe l’identité dont il s’affuble. Ça et la chasse à mort qu’a déclenchée le fameux Cartel Noir, ça lui fait deux bonnes raisons de boire Contrex et d’aller se cacher au fin fond des enfers.

Le portail est grand ouvert, le garage de même. J’aperçois dans celui-ci la fourgonnette ayant servi à nous transporter jusqu’à la mine. Par contre, il manque la Porsche. Il doit être pressé d’absorber de la distance, le salaud ! Il n’a pas fait long pour rentrer at home, se préparer une valdingue de fringues et d’artiche et tailler la route. Feu aux noix ! Quelque part, ça crame dans le destin de monsieur. Il vit ses heures noires. N’a même pas le petit contentement de m’avoir mis en pièces avant de filer. J’explique à Sauveur qu’il est parti au volant d’une Porsche.

— Il doit tricoter du ruban comme un perdu, conclus-je. Et nous, bons cons, on ne va pas se lancer au hasard sur les routes à la recherche d’une Porsche blanche décapotable.

— Tu crois qu’il en existe tellement ? demande Sauveur.

— Sûrement plus que tu crois, en Californie surtout. En tout cas, des routes, ça oui, il y en a à profusion. Tu veux toutes les faire, toi ?

Mais Sauveur ressemble à un totem africain taillé dans un tronc d’arbre. Il est figé, le masque déformé par l’intensité de ses réflexions.

— Faut gamberger, murmure-t-il.

— Vas-y, je t’attends là !

— Ce soir, le gars était dans cette taule avec sa rombière, bien peinard. Il dormait, probable. Le frangin les réveille et déclenche l’alarme. Ils foncent chez lui en prenant leurs précautions, c’est-à-dire deux bagnoles. La femme va aux nouvelles, lui reste en couverture. Ensuite, bon, vous surgissez. Ils vous baisent avec sa saloperie asphyxiante et vous emportent à la mine abandonnée pour vous y faire parler et vous régler votre compte…

— Pas la peine de me faire un résumé, Sauveur, j’ai vu le film !

Mais il poursuivit pourtant, parce que c’est un besogneux de la pensarde, un mec plus à son aise avec un Colt en pogne qu’avec une situation à analyser.

— Y a retournement de la conjoncture, repart Sauveur. Pendant qu’il brise la guitare de ma gosse, le frelot et toi vous nettoyez sa polka. Irving se pointe fissa, trouve sa gerce clamsée, tue son frère félon (tiens drôle de mot dans la bouche d’un truand, on voit que c’est moi qui le fais causer !) et pique sa crise de désespoir. Toi, scout de France toujours prêt, tu profites de l’occase pour le neutraliser. Et tu fonces au secours de Maryse. Mais ce salopard est moins k.-o. que tu l’as cru. Il récupère pendant ton absence et décide de filer. Il réalise qu’il a du temps devant lui avant que le patacaisse éclate, mais pas tellement. Dans son cas, chaque minute compte. Il retourne à Fresno, vient ramasser un max d’osier dans cette turne, prend la tire la plus galopante et se casse.

— Bien concentré, mec. Tu ferais un malheur chez mon éditeur pour y rédiger des fiches de lecture ; notre valeureuse directrice te ferait un pont d’or.

Il dit, comme on récite un texte appris par cœur :

— Je me mets dans sa peau. Sa combine vient de s’écroulaga. La gonzesse pour laquelle il s’en ressent est viande froide. Dans quelques heures l’histoire va faire un cri dans tout les States. Son organisation va avoir des doutes, envoyer du trèpe aux chausses du Miguel de La Roca dont il porte le blaze, les Fédés de même. Tu parles d’un hallali, mon neveu ! Comment on peut espérer se foutre au sec dans un cas semblable ?

— Je te le demande, à toi qui fus orfèvre ? laissé-je tomber.

— Passer la frontière, assure Kajapoul.

— Laquelle ?

— La plus proche !

— Mexique ?

— D’accord : Mexique.

Il me montre la guinde.

— On y va ?

— T’as vu cette caisse, Kajapoul ? Tu crois que ces deux tonnes de ferraille vont rattraper une Porsche possédant plus de trois heures d’avance sur elles ?

Il tape du pied.

— Je t’oblige pas à venir, flic. Si tu n’as pas envie, je prends la Nissan dans le garage et j’y vais. Si je ne rejoins pas le gusman avant la frontière, je le rejoindrai après ! J’ai tout ce qui me reste à vivre pour le serrer. Ce fumier, pour tout te dire, il est devenu ma raison d’être. J’ai peur qu’il ait un accident avant que je le retrouve !

Sa haine est implacable, intimidante comme une œuvre d’art réussie.

— Y a pas que l’autoroute pour gagner le Mexique. N’oublie pas qu’on a affaire à un homme diabolique.

— Un homme diabolique qui a la mort au cul, Antoine ! Son seul objectif c’est de faire vite.

Il me vient une idée géante, comme dit mon pote Durieux.

— Sauveur, murmuré-je, t’as de l’artiche à investir ?

Surpris, il sourcille.

— Bédame ! Tu crois que je me suis embarqué dans cette croisade sans vaisselle de fouille ?

— Je veux dire, tu disposes d’un vrai pactole ?

— Cent mille dollars en fraîche, cent mille en traveller’s, plus des cartes de crédit en si grand nombre qu’on pourrait jouer à la belote avec !

— Alors viens, je sais comment on va s’y prendre !

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