Lorsque nous débarquons à l’aéroport de Fresno, la journée touche à sa fin (grâce au décalage horaire, on peut accomplir le parcours dans le même après-midi). La masse de la Sierra Nevada, éclairée par le soleil couchant, forme une barrière à l’est, que la nuit investit par le bas. Est-ce à cause de la période vacancière, toujours est-il que la petite ville semble un peu morte. La circulation y est faiblarde et les enseignes lumineuses n’ont pas encore trouvé leur vitesse de croisière dans la pénombre que sabrent les clartés vives venues de l’ouest. Une poussière ocrée saupoudre la cité, biscotte le zef qui souffle comme un perdu, par rafales ardentes. La chaleur te saute sur le poil dès que le vent faiblit.
Nous commençons par louer une tire, ensuite de quoi je vais retapisser le repaire des Clay, dont j’ai obtenu l’adresse grâce au téléphone. Les renseignements m’ont donné : Bilox Service. 1014 Main Road. Je n’ai aucun mal à dénicher l’endroit.
Ma surprise n’a d’égale que ma déception lorsque je constate qu’il s’agit d’une station d’essence. Je m’attendais à une crèche rupinos, calfeutrée dans un parc touffu et je trouve trois rangées de colonnes d’essence rouges sous une dalle de béton blanc, avec une grande guitoune vitrée où se tiennent les pompistes et le caissier. J’aperçois des rayonnages garnis de bidons d’huile et d’accessoires automobiles tels que courroies de ventilateur, ampoules de phares, balais d’essuie-glaces, bougies, etc.
L’endroit me paraît parfaitement innocent. Je vais remiser la tire un peu plus loin et, saisissant Maryse par la taille, nous repassons devant la station d’un pas d’amoureux en balade. Deux des trois pompistes sont noirs, l’autre doit être mexicano. Le caissier semble être un petit Yankee rabougri et valétudinaire.
— Il y a eu une erreur, déclare ma compagne. Il est impossible que ces Clay se soient réfugiés ici : il n’y a même pas de logement.
J’acquiesce, n’ayant guère envie d’opiner pour l’instant.
— Il y a une cabine téléphonique au coin de ce block, là-bas, je vais redemander.
Moyennant une mise de fonds de quelques cents, une voix hybride (soit celle d’une dame mâle, soit celle d’un monsieur efféminé), confirme mornement ce que nous considérions comme une erreur : le numéro que j’indique est bien celui de Bilox Service, 1014 Main Road.
Je me fends d’un nouveau nickel et j’appelle la station. Une voix marquée faiblarde s’annonce :
— Bilox Service, j’écoute.
Celle du petit être malingrelet, sans aucun doute.
Ma pomme, je cache mon propre accent français derrière l’accent yiddish que j’adopte volontiers.
— Est-ce que vous faites les dépannages en ville ? m’enquis-je.
— Pas du tout. Adressez-vous à Day and Night, vous trouverez leur numéro dans l’annuaire.
— Merci.
Nos relations s’interrompent (provisoirement ?) là.
— C’est un mystère ! fais-je.
Maryse, qui se tenait dans l’encadrement de la cabine, murmure :
— Et si cette station service servait seulement de relais aux Clay ? Imaginons qu’il n’y ait pas le téléphone là où ils se cachent ?
— Tu rigoles, chérie ! Le côté « en cas d’urgence, appelez-moi chez l’épicier » ? Un mec condamné, qui tente de s’en sortir en se faisant passer pour mort et en surinant un pauvre gars venu d’ailleurs, se livrer à des pompistes, c’est impensable !
— Tu es certain d’avoir bien relevé le bon numéro ? Tu n’aurais pas mal interprété un chiffre, des fois ?
— Non. Le Gitano avait parfaitement tracé ses chiffres et j’opère toujours ce genre de transcription avec minutie : c’est l’abc du métier.
— Il y a un os quelque part, conclut-elle.
— Là, je suis pleinement de son avis : y a en effet un os, et c’est pas un os de lapin, mais un os de mammouth !
En pleine perplexité, nous rejoignons notre tire, mais en empruntant le trottoir d’en face, cette fois.
La nuit est complètement tombée. Les rues sont de plus en plus calmes. Quelques jeunes cons à tignasse longue et tatouages bicolores friment sur des motos à haut guidon, avec à l’arrière de leur selle, des gonzesses dont la jupe ras-de-moule dévoile leurs cuisses jusqu’aux épaules. Des Noirs chahutent en riant blanc, comme partout. Un vieux frimant, travesti en cow-boy mité de western d’avant-guerre, propose aux passants des choses indécises qu’il coltine dans une giberne sur son ventre. On doit se faire gentiment chier dans ce patelin. Que ce soit à Fresno ou à Châteauroux, à Manchester ou Salonique, les soirs d’été te filent la gratte. Population et boulot en veilleuse, ça ne pardonne pas : le spleen te biche. C’est l’instant cruel où la vie t’écœure dans les moiteurs. T’as même plus envie de te faire sucer, de boire du champagne glacé, ou d’apprendre que le fils de ton sale con de voisin a raté son bac, ni que c’est peut-être grave, l’occlusion intestinale de ta belle-doche. T’es tout mourant de la pensarde. Tu souilles ton slip par inadvertance : même tes sphincters font relâche !
Elle soupire :
— Un flic fait quoi, dans ces cas-là, chéri ?
Je murmure :
— Il conduit sa gentille greluche à l’hôtel, puis il revient en planque près de la station. Il attend que le crevard de la caisse mette les adjas. Ensuite il le filoche pour voir où il crèche et qui il rejoint.
— C’est tout ?
— La suite est fonction des événements. Ou bien le mec rentre dans un modeste logement plein de mômes loupés, puisque ce sont les siens, et le flic continue d’attendre ; ou bien le crevard a un comportement pas catholique et, alors, le perdreau, suivant sa nature, « l’entreprend ».
— C’est ainsi que tu comptes opérer ?
— Si tu n’y vois pas d’objections majeures.
— J’en vois une petite, concernant le début du programme. Pas question d’aller me boucler dans une chambre, mon ami. Je suis avec toi, j’y reste.
— Hier soir tu as voulu rester au motel en prétendant que t’en avais rien à cirer de nos excursions nocturnes.
— Hier était un autre jour, Antonio !
Bon, alors on attend.
On se paie quatre heures quarante de poireaute, à écouter la radio à bord de notre caisse sans perdre de vue l’aquarium illuminé où le petit caissouillard affure ses pétrodollars. De temps à autre, je roule une galoche princière à ma compagne. La promiscuité aidant, il m’arrive même de lui placer une main baladeuse dans le triangle des Bermudes, ce qu’elle apprécie au plus haut point et me revaut par une légère séance de trombone à coulisse à travers mon futal. Ces petites pratiques te contraignent vite à davantage. Rien de plus impétueux que les sens.
Comme nos élans du cul deviennent (Autriche) de plus en plus intenses, on échafaude une ravissante combinaison nécessitant de l’audace (je n’en manque pas), de la souplesse (elle en a à revendre) et une passion immodérée pour la baise en demi-levrette (ce qui est notre caractéristique commune à Maryse et à moi). J’admire la détermination de cette jeune fille qui, au lieu de chougner sur le décès de sa pauvre mère et la disparition de son vaillant papa, consent, avec ardeur, à se prêter au jeu délicat du coup tiré en pleine ville dans une automobile de marque Ford dont les vitres ne sont même pas teintées !
Je glisse l’objet de mes préoccupations dans son centre d’hébergement, avec délicatesse et célérité pour, aussitôt, me livrer à un mouvement pendulaire dont la lenteur est génératrice d’extases, quand, au plus fort, au plus dilaté de nos ébats discrets, le petit glandeur de la station se lève de son siège pour céder sa place chaude à un gros rouquin à qui il n’a manqué que quelques points à l’oral pour être réellement albinos. J’ai dit que le maigrichard était valétudinaire ; le voyant sortir de son bathyscaphe, je le confirme. Dehors, il paraît plus malingre et malade encore qu’à l’intérieur. Ce gonzier doit être rongé par la tuberculose ou une vérolerie plus pernicieuse encore.
Bon, il est temps, hélas ! d’interrompre notre charmant manège, Maryse et moi. La pratique que nous sommes contraints, par devoir, de suspendre ne laisse pas d’être exquise et réservée, me semble-t-il, à une élite. Car, force m’est de l’avouer, une certaine ségrégation est en vigueur dans l’amour : le manar ne copule pas comme l’intellectuel et le paysan (un bon tireur qui trompe son monde) comme l’attaché d’ambassade. Il est, en amour, des combinaisons ingénieuses et charmantes qui donnent du piquant à celui-ci et apportent de la grâce à un acte apparemment bestial, qui, de ce fait, n’en comporte pas toujours.
Ayant remis Popaul dans ma musette et rajusté l’aimable fermeture Eclair qui nous fait gagner tant de temps, et donc, nous économise souvent bien des arguments hypocrites, plus ou moins tirés par les cheveux, je tourne ma clé de contact. La Ford a un léger vrombissement. Je place la manette en position « D » et c’est la souple décarrade dans Main Road, de plus en plus déserte.
Le délabré porte un blouson de faux cuir, dans les tons verts, ce qui confirme son aspect maladif. Il marche vite, remontant la large avenue comme s’il était pressé de regagner son logis. Une fois dans le centre, il s’arrête à une boutique montée sur roues, et y achète un club-sandwich qu’on lui emballe dans une barquette d’aluminium.
— Il vit seul, dis-je à Maryse.
— Tu crois ?
— Le gazier qui regagne son gîte à bientôt minuit et qui s’achète un en-cas, n’a pas de bonne femme à la maison pour lui préparer un frichti.
— Peut-être que sa femme est en vacances ?
— Possible.
Le crevard passe deux blocks et ensuite une rue en pente, pas très bien éclairée, où se bousculent des maisonnettes aux toits de tôle. Chacune d’elles comporte un jardinet grand comme un billard, dont les locataires ont à cœur d’entretenir le gazon au rasoir. Il s’arrête devant la sixième construction à droite, cherche ses clés et ouvre la porte. Je stoppe devant le trottoir d’en face et coupe mes loupiotes. Dans le pavillon, Césarin allume les siennes.
Un peu partout, on perçoit la rumeur nasillarde de la téloche dont la clarté laiteuse se reflète dans les vitres.
— Tu vois qu’il vit seul, murmuré-je.
La môme, franchement, elle reprendrait bien notre tendre activité prélavable (Béru dixit). Sa main gauche caresse mon bénouze, à la recherche d’une glorieuse bosse. Mais moi, quand je suis sur le chantier de naguère (toujours Béru dixit), je ne protubère pas.
— Attends-moi là ! enjoins-je.
Je quitte la guinde et traverse la rue. Le mec n’a même pas tiré ses rideaux devant le petit bout de baie vitrée. Il est déjà assis devant son poste de télé. Il a posé son blouson, ses godasses, et il mord sans grande avidité dans le club-sandwich, en tenant la barquette argentée sous son menton pour recueillir les miettes. Je ne distingue pas l’écran, le poste se trouvant dos à la fenêtre. Par contre, j’ai le crevard en première ligne.
Sûr certain qu’il est gravement malade, l’apôtre. La vacherie imparable : cancer, sida ? Il a le faciès d’un mec au bout du rouleau et qui s’obstine à continuer sa route. Putain d’elle, qu’est-ce qui peut motiver son ultime énergie ? C’est si bandant que ça, si grisant, d’enfouiller de la fraîche ou de débiter des cartes de crédit derrière un bout de comptoir dans une station d’essence ? Il prend son pied à ce boulot, le pauvre bonhomme ? C’est quoi, sa vie, en dehors de ça ? Ce pavillon de guingois de trois pièces où il vit seul ? Bouffer un sandwich bon marché en regardant des niaiseries à la télé ? Et puis se coucher et, probablement, gober un cachet pour pouvoir dormir jusqu’au matin ? Ensuite recommencer la journée après en avoir avalé un autre pour se sentir éveillé ?
Sur la droite de sa bicoque se trouve l’immuable garage compatible avec ce genre de pavillon. En ciment préfab’, porte à bascule actionnable à la main.
Quelle tristesse ! C’est des trucs commak qui te rendent le mieux compte de l’inanité de la vie. Tu piges que tout est joué, vain et grotesque. Que ça ne valait pas tellement la peine que maman se défonce le ventre pour te mettre au monde.
Derrière son gros club-sandwich dilaté comme une éponge mouillée, il ressemble à un vilain rat malade, qui grignote pour subsister. Il clape miséreusement les quelques vitamines chargées de l’emmener un peu plus loin dans son chemin d’agonie. Qu’est-ce que je peux attendre de ce mec ? C’est un souffle, un champignon empli de poussière et qui n’est même pas vénéneux. Un rien. Salut, petit homme ! Dire que j’ai été tenté de déranger sa torpeur ! Allez : cassos, Sana ! T’as assez maté cette épave. Deviens pas voyeur, grand, te complais pas dans les moroses délectances, ça manque de dignité.
Comme je vais pour abandonner mon poste d’observation, Maryse se met à tousser depuis la voiture. Une toux-signal. Je réalise que quelqu’un survient, dans la rue, qui risque de trouver louche mon manège et de porter le pet. Alors je vais me blottir dans une encoignure entre le pavillon et le garage. Effectivement, une vieille pécore promène son cador en fumant. Le clébard a autant d’odorat qu’un moulin à légumes car il passe sans me détecter. Juste il licebroque un petit coup sur le tube métallique supportant la boîte aux lettres. Et puis mémère et son fiancé poursuivent leurs pérégrinations nocturnes.
J’attends qu’ils s’éloignent. Là où je me trouve, il y a un fenestron chargé d’éclairer le garage. La lune américaine en jette plein pot, projetant sa clarté morte à l’intérieur de l’appentis. Moi, toujours à fureter, c’est physique, je file un petit coup de périscope dans le local, comme ça, à la désœuvrée.
Ce que j’y aperçois me laisse baba. Tu sais quoi ? Une Ferrari ! Je répète pour si t’avais mal lu : une Ferrari. Et pas n’importe laquelle : la Testarossa ! C’est-à-dire un engin qui va chercher dans les cent briques à sa sortie d’usine. Alors là, y a de quoi se la peindre et se l’encadrer ! Une Testarossa, à Fresno, dans un petit garage merdique fait pour abriter des chignoles promises à la casse ! Le bolide rouge rupine dans l’ombre. Il est impressionnant comme un monstre endormi.
Alors, mézigue, c’est une action de grâce qui m’afflue au cœur. Sans cette promeneuse de toutou solitaire, je passais à côté de la big trouvaille. Je me cassais en exhalant des pitoyableries sur le crevard.
Il mate un film de guerre car ça cartonne à outrance dans son petit livinge-roume. La mitraillette inépuisable de Messire Rambo qui dégage du Viet à la tonne.
Je suis entré le plus tranquillement du monde, grâce à sésame, et tout à sa tuerie effrénée, le gus n’a pas perçu le léger cric-crac de la serrure cédant à mes instances.
Son logis est modeste, un peu bordélique, mais d’assez bon goût. Deux fauteuils de cuir, une chaîne hi-fi, une cheminée d’encoignure apportent un aspect confortable que confirment une série de lithos signées Miro. Par contre, je suis incommodé par l’odeur désagréable de médicaments qui flotte dans la pièce.
Le valétudinaire a déjà abandonné son bouffement. Une bonne moitié de son sandwich gît au sol, dans la barquette d’aluminium. Enfoncé dans son fauteuil, il regarde l’écran. C’est pas Rambo, mais néanmoins ça défouraille dur ; des mercenaires en Afrique, dirait-on. Ils carbonisent une tribu de sauvages peinturlurés par le maquilleur de la Metro, vachement belliqueux avec leurs lances trempées dans du curare et des têtes de mort accrochées à la ceinture.
Je m’avance, sans bruit. Il a une nuque étroite, pleine de moches bubons blanchâtres du bout. Ses tifs, d’un châtain grisonnant, clairsèment et laissent prévoir une calvitie d’un vilain jaune pisseux.
— Eh ben, on peut dire qu’ils se mettent une sacrée peignée, ces braves gens ! fais-je tout à coup.
Le caissier, sa stupeur, il l’encaisse mal ! Décolle son dargiflard de vingt-deux centimètres, se retourne, exorbite des prunelles, verdit, recroqueville ses lèvres et licebroque une giclette dans son slip épuisé.
Ma pomme, dégagé, je vais à la baie pour fermer le rideau.
— On sera plus tranquilles, dis-je. Vous savez qu’on vous voit depuis la rue ?
Considéré de près, il a encore plus mauvaise mine que de loin. Son teint est plombé, des cernes profonds soulignent son regard affolé. T’as l’impression que ses joues creuses se rejoignent à l’intérieur de la bouche. Y a déjà de la tête de mort chez ce type. Une prise de congé. Il est en partance.
Sa gueule dit « adieu » avant le reste.
Je gagne le fauteuil voisin du sien et, au passage, coupe la télé.
— Pas grand-chose à regretter, je lui fais.
Et puis je m’assieds. Il me regarde faire et tu dirais une mouche exténuée prise dans une toile d’araignée. Je sais qu’il ne se rebiffera pas, qu’il n’en a plus l’énergie. Faut quinze cents calories pour regimber. Là, s’il en a pris trois cents, c’est le bout du monde.
Comme je vais pour jacter, la porte que je n’avais pas refermée à clé s’entrebâille légèrement sur le minois de la môme Maryse. Elle me fait signe de l’aller rejoindre. Ce dont.
— Ça va ? murmure-t-elle.
— Un beurre !
— Pourquoi t’es-tu décidé à entrer ?
— Il y a une Ferrari dernier cri dans son garage.
— Je comprends. Sais-tu comment il s’appelle ?
— Pas encore.
— C’est ce que je viens t’apprendre, j’ai lu son identité sur sa boîte aux lettres : il se nomme Frederick Clay.
Poum ! Coup de gong dans ma tronche ! J’aurais dû avoir le réflexe de regarder moi-même. Pour un perdreau, c’est pas fortiche ! Si je m’écoutais, je me déchausserais afin de m’administrer cent douze coups de pompe dans les noix !
Tout s’éclaire, s’embrase, irradie !
— Merci, ma poule. Retourne faire le vingt-deux à la bagnole, laisse le contact branché et, en cas d’alerte au gaz, un petit coup de klaxon qui va bien.
Je lui file une bise d’enthousiasme sur la bouche. Un de ces baisers brefs mais appuyés, chargés de promesses pour l’avenir. La dame qui le reçoit a déjà compris qu’elle peut aller faire du trot anglais sur son Jacob Delafon. Maryse exit.
Je reviens à Clay. La question qui, présentement, le dévaste est : « Qui êtes-vous ? » Seulement, il est à ce point terrifié qu’il n’ose la poser.
Je croise les jambes, déboutonne ma veste.
— Dites-moi, Frederick, vous êtes le frère d’Irving, n’est-ce pas ?
Un battement de cil, impressionnant comme le roulement de tambour qui ponctua la décollation de Louis XVI, confirme mon hypothèse.
Cette fois, je pige. Les Clay viennent se terrer à Fresno qui est peut-être le berceau des deux frangins. Sans doute, quand il habitait avec eux, Miguel le Gitano les a-t-il entendus parler de cette ville. Il a repiqué le tubophone du frangin inscrit sur leurs tablettes et l’a communiqué à sa belle négresse.
— Comment va-t-il ? demandé-je négligemment à Frederick.
— Qui ça ?
— Ben, Irving !
— Il est mort !
— Je sais, mais depuis ?
L’autre paraît ne pas piger.
— Mais il est mort, répète-t-il, comme on s’adresse à un fou.
Je le regarde au fond des châsses. Et alors, une idée aussi sotte que grenue m’assaille : une supposition que le gérant de la Bilox Service ne soit pas dans la confidence, malgré les apparences ? Il y a dans son regard indécis, une réelle ingénuité. Je gamberge en vitesse, selon mon habitude dans ces cas-là. Un feu d’artifice de pensées qui partent dans tous les sens et éclairent fugitivement la nuit de mon incompréhension, comme l’a écrit Jean-François Revel, pas plus tard que la semaine dernière, dans son article de fond de L’Humanité Dimanche.
— Vous êtes allé aux funérailles de votre frère, à Gulfport ?
— Non, je suis malade.
— C’est indiscret de vous demander de quoi vous souffrez ?
— Une maladie incurable.
Je n’insiste pas.
— Après la mort d’Irving, la femme blonde qui vivait avec lui est venue habiter ici ?
— Non, pas du tout !
Là, oui, il ment. Regard faux derche presque ingénu. Ce qui prouverait qu’il était bel et bien sincère lorsqu’il affirmait que son frangin était canné. D’ailleurs, quand on cherche à sauver ses os, met-on son frelot dans la confidence ? Le secret est tellement capital ! Même si tu as confiance, tu dois craindre une imprudence ou une maladresse.
— Si, dis-je, elle crèche dans le secteur, mon cher Frederick, et il va falloir m’indiquer où.
— Mais je vous assure…
Je feins de décrocher :
— Vous aviez de bonnes relations avec votre frère ?
— Excellentes, oui.
— Vous vous rencontriez souvent ?
— Pas très, mais qu’est-ce que ça changeait aux sentiments ?
Il en parle avec une émotion contenue. Je suis frappé par cette coïncidence des deux fois deux frères : les de La Roca et les Clay. Le frère de Miguel me branche sur la disparition de son frelot, et je viens chez le frère d’Irving pour tenter de débrouiller ce sac de nœuds.
— Vous savez dans quoi il travaillait ?
— Import-export.
— Exactement ! Ces deux mots en ont masqué des paquets de merde !
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Parce que ça serait anormal que vous mourriez idiot !
— Vous voulez dire qu’Irving avait des activités illicites ? C’est faux ! J’en sais quelque chose : la Bilox Service lui appartenait et il a beaucoup d’autres affaires à travers les Etats-Unis.
— Il vous avait pris comme associé ?
— Dans un sens, oui, car je suis intéressé aux bénéfices.
Je regarde autour de moi le modeste décor. Ce petit pavillon égrotant n’a rien de commun avec la pimpante maison coloniale de Gulfport.
— Et ce sont les bénéfices qui vous ont permis d’acheter une Ferrari Testarossa ?
Il clappe à vide. Sa frite moribonde se creuse un peu plus. Je ne suis guère charitable de tourmenter ce mec en partance.
— C’est celle de votre défunt frère, Mister Clay ?
Il secoue la tête.
— Non ? Alors elle appartient à sa veuve ?
Sa non-réponse équivaut à un assentiment.
— Vous voyez bien qu’elle habite par ici.
Il murmure : « Non, non », mais pour la forme.
— Autre chose, Frederick. Voici quelques jours, une fille vous a téléphoné à la station. Elle demandait après un certain Miguel de La Roca qui, prétendait-elle, travaillait chez votre frangin, vous admettez ?
Il hésite, puis acquiesce.
Bon, on progresse. Le finger dans l’engrenage. Toujours le même topo, pour les interrogatoires. Le jeu consiste à trouver le « fil qui dépasse ». Ensuite, t’as plus qu’à tirer dessus, avec précaution pour qu’il ne se rompe pas.
— Cette gosse vous a laissé ses coordonnées en vous priant de les transmettre à « la veuve » pour qu’elle-même les communique à ce dénommé de La Roca. Toujours exact ?
Nouvel hochement de tête.
— Alors, comme vous êtes un homme scrupuleux, vous avez appelé votre « belle-sœur » pour la mettre au courant. N’essayez pas de prétendre le contraire car je ne vous croirais pas.
Silence. Qui ne dit rien consent.
— Voyez-vous, Frederick, je commence à me faire une idée de vous qui serait plutôt positive, reprends-je. Vous êtes un homme très malade qui jette tout ce qui lui reste d’énergie dans son travail afin de ne pas démériter. Votre frère Irving vous a confié la gestion de cette station-service et vous vous consacrez à son exploitation sans songer à votre santé. Vous mettez un point d’honneur à tenir ses intérêts, même à présent qu’il n’est plus. Moi, franchement, je trouve ça beau, Mister Clay. Maintenant je vais vous proposer une expérience intéressante, plus qu’intéressante : passionnante !
La question qui le taraude lui échappe enfin :
— Mais, bonté divine, qui êtes-vous et que voulez-vous ?
Je sors ma carte de flic et la lui colle sous le nez.
— Le mot est pareil dans les deux langues, fais-je. Police ! J’exploite mon fonds de commerce de l’autre côté de l’Atlantique, mais il m’arrive de travailler à l’extérieur. Officieusement, je vous rassure. Je suis comme une espèce de documentaliste qui ferait des vérifications aux Etats-Unis pour écrire un livre. Je n’ai aucun pouvoir : vous voyez, je joue cartes sur table.
Son mental se requinque nettement. Il cesse d’avoir peur.
— Comment s’appelle la compagne d’Irving ?
— Joan.
— Vous allez lui téléphoner !
— Mais je…
— Si, Frederick : vous possédez son numéro. Alors vous l’appelez.
— Pour lui dire quoi ?
— Seulement ceci : « Passez-moi Irving ! »
Il se redresse.
— C’est impossible, Irving…
— Irving vit, Mister Clay.
— Folie !
— Téléphonez, bon Dieu de bois ! Vous dites, le plus calmement du monde : « Joan, c’est Frederick, passez-moi Irving. » Naturellement elle va ergoter, protester, vous traiter de fou. Mais vous, inexorablement vous répéterez : « Passez-moi Irving, c’est une question de vie ou de mort. » Ecrivez ça sur un papier, Frederick, car, dans l’émotion du moment, les mots risquent de vous échapper.
Je furète dans son salon, ouvre les tiroirs. Je finis par mettre la main sur un cahier où il inscrit ses comptes. J’en arrache la dernière page et la lui présente avec mon stylo.
— Ecrivez !
Il se met à pleurer : les nerfs qui le lâchent, sans doute. Ses larmes coulent sur sa face émaciée. Il les essuie d’un revers de manche et entreprend d’écrire sous ma dictée : Joan… c’est Frederick… Passez-moi Irving… C’est une… question… de vie… ou de… mort.
Je récupère mon stylo.
— Il ne faut pas craquer, mon cher. Quoi qu’elle dise, ne prenez pas garde à ses questions. Elle va vous demander si vous êtes seul. Au lieu de répondre par oui ou par non, vous répéterez la phrase.
— C’est horrible ! gémit Frederick Clay.
— Pour vous, admets-je, seulement pour vous. Elle ne vous passera pas Irving.
— Evidemment : il est mort !
— Quand je vous ferai signe que ça suffit, vous raccrocherez. Il se peut qu’elle rappelle aussitôt après, auquel cas, réitérez votre manège. Si elle a l’impression que vous avez perdu la raison, tant mieux.
— Mais vous êtes démoniaque (demoniac), pleurniche le pauvre type.
Drôle de mot ! C’est la première fois, j’en donnerais ma bite à sucer à un anthropophage, qu’on me traite de ça. Démoniaque ! Moi, l’Antoine, ton Sana frondeur ! Prince de la carambole, qui produit assez de semence pour faire doubler en un an la population du Brésil !
— Ce n’est pas moi qui le suis, Frederick, vous en aurez bientôt la preuve !
Encore quelques paroles persuasives, une tape dans le dos et il compose le numéro !
Faites vos jeux !