XIII

Adamsberg n'eut pas besoin de regarder les membres de son équipe pour percevoir la nature de ce silence. Il était fait de perplexité, de lassitude et de fatalisme. Il ne sentait pas même la tentation d'une agression de leur part, pas même l'envie de lui poser des questions. Cette réunion, pressentit-il, allait être l'une des plus expéditives de leur histoire. Chacun semblait avoir jeté l'éponge, dans un geste de renoncement triste qui, dans la foulée, abandonnait le commissaire à sa solitude. À l'exception de Veyrenc, Voisenet, Mercadet peut-être, et de Froissy, tout simplement car l'histoire de la recluse était à des lieues de ses préoccupations. Danglard, lui, considérait le commissaire d'un œil combatif et désolé.

— Je vous écoute, dit Adamsberg.

— Ah quoi bon ? dit Danglard, ouvrant le feu. Vous savez fort bien ce qu'on en pense. Ce n'est en aucun cas pour nous.

— C'est votre opinion, Danglard. Mais les autres ?

— Même chose, dit Mordent d'un ton las en tordant son long cou.

Il y eut plusieurs signes d'approbation — le poids des deux commandants n'était pas rien — et des visages qui n'osèrent pas lever un cil.

— Que ce soit clair, reprit Adamsberg. Je comprends vos doutes, je n'oblige personne à se joindre à cette enquête. Je ne fais que vous informer. Les deux premiers morts se connaissaient depuis l'enfance, vous l'avez lu.

— Nîmes n'est pas si grand, dit Mordent.

— En effet. Seconde chose : selon le professeur Pujol, il n'y a pas mutation du venin de la recluse. Et de ses morsures, on ne meurt pas, sauf exception.

— Mais ils sont vieux, dit Kernorkian.

— Oui, appuya Mordent.

— « Enquête » ? releva Danglard. Vous avez bien dit qu'il s'agissait d'une « enquête » ? C'est-à-dire avec des victimes et un assassin ?

— Je le dis.

— Faudra trois paires de menottes quand on tiendra le tueur, dit Noël en ricanant. Une pour chaque paire de pattes.

— Quatre paires de menottes, Noël, rectifia Adamsberg. Elles ont huit pattes.

Le commissaire se leva, écarta les bras d'un geste impuissant.

— Eh bien, dispersion, annonça-t-il. Froissy, Mercadet, j'ai besoin de vous pour quelques recherches.


La salle du concile se vida dans un bruit de pas lents, la réunion avait duré moins de six minutes. Peu à peu, les agents qu'on avait arrachés à leurs lits s'en allèrent. Adamsberg rattrapa Mercadet devant la porte.

— Lieutenant, vous auriez cinq minutes à me consacrer ?

— Froissy est de garde, commissaire, dit Mercadet d'une voix languissante. Je vacille de sommeil.

— Je ne peux pas demander cela à Froissy. J'ai besoin de vous, Mercadet. C'est une urgence.

Le lieutenant se frotta les yeux, secoua sa tête, étira ses bras.

— De quoi s'agit-il ?

— Voici l'adresse, 82, rue de Trévise, escalier A, 3e étage, porte 5, je vous l'ai notée. Je veux en savoir le plus possible sur le voisin, côté nord. Au moins son nom, son âge, sa profession, sa situation de famille.

— J'essaie, commissaire.

— Merci. Cela reste entre vous et moi, strictement.

Cet appel au secret parut réveiller un peu Mercadet, qui partit tête plus haute vers son ordinateur. Adamsberg fit signe à Estalère d'apporter du café au valeureux lieutenant puis rejoignit Veyrenc.

— Es-tu toujours si certain qu'il fallait leur parler ?

— Oui.

— As-tu déjà vu un tel abattement ? Je crois avoir réussi à plonger en dépression immédiate les trois-quarts de la Brigade.

— Ils s'en remettront. Tu lances Froissy sur l'orphelinat ?

— Et sur les victimes.


Adamsberg entra dans le bureau du lieutenant comme s'il pénétrait dans une chambre d'hôpital. Pour une fois dans sa vie, elle ne faisait rien, mâchant un chewing-gum, tournant entre ses doigts une petite boule souple. Probablement un de ces engins à pétrir censés apaiser les nerfs. Non, rectifia Adamsberg, il s'agissait de la pelote de laine du chat, confectionnée par Mercadet. Bleue, car le chat était un mâle. Un mâle entier qui ne présentait pas la moindre pulsion sexuelle. Un jour, Froissy irait peut-être se lover en rond sur le capot de la photocopieuse tiède.

— Merci pour le petit-déjeuner, dit-il. J'en avais besoin.

Cette reconnaissance arracha un sourire au lieutenant. De ce côté au moins, les choses étaient en ordre. Penser, se dit Adamsberg, à faire disparaître les croissants excédentaires, donner à croire qu'il avait tout avalé.

— Lieutenant, j'ai trois gars sur lesquels je ne sais rien.

— Et sur lesquels vous voudriez tout savoir.

— Oui. Mais c'est en rapport avec l'araignée recluse. Et j'ai donné la liberté à chacun de déclarer forfait sur cette enquête.

— Un droit de grève en quelque sorte. Vous voulez parler, je suppose, des trois hommes décédés ?

Froissy avait abandonné la pelote de laine. Un bon point déjà. Il pariait sur sa collaboration. Non pas qu'elle ait formé son opinion sur la pertinence de l'enquête et choisi son camp. Ce genre de choses lui importait peu. Ce qui l'animait avec intensité, c'était de débusquer des données ignorées dans les profondeurs de son clavier, et plus ces données étaient adroitement enfouies, plus l'art de les faire surgir la galvanisait.

— J'espère que c'est difficile, dit-elle en plaçant déjà ses mains au-dessus des touches.

— Vous avez les noms des trois hommes sur la note que je vous ai remise tout à l'heure.

Les peaux claires rougissent vite, et Froissy s'empourpra.

— Je suis désolée, commissaire, je ne la trouve plus.

— Aucune importance, c'est que la réunion n'était pas bien agréable, voilà tout. Je vous les redonne. Vous y êtes ? Albert Barral, né à Nîmes, décédé le 12 mai à quatre-vingt-quatre ans, courtier en assurances, divorcé, deux enfants. Fernand Claveyrolle, né à Nîmes, décédé le 20 mai suivant, quatre-vingt-quatre ans, professeur de dessin, deux fois marié, divorcé, sans enfants. Claude Landrieu, né à Nîmes, décédé le 2 juin, quatre-vingt-trois ans, commerçant.

Froissy avait déjà fini d'encoder les informations et attendait la suite, mains suspendues, regard plus clair.

— Les deux premiers, Barral et Claveyrolle, ont été élevés ensemble à l'orphelinat de La Miséricorde, près de Nîmes. Ils y auraient fait les quatre cents coups. Pas seuls, avec une petite bande. Quels quatre cents coups ? Quelle petite bande ? Fouillez par là. Le troisième mort, Claude Landrieu, où a-t-il fait sa scolarité ? Les a-t-il connus ? Où serait le point commun ? Et pour les trois, tâchez de savoir s'ils ont par la suite été coupables de délits ou crimes.

— En quelque sorte, s'ils ont pu se faire des ennemis ? Et si leurs quatre cents coups étaient le seul effet de leur rude enfance ou s'ils sont devenus, temporairement ou non, des sales types ?

— C'est cela. Et cherchez aussi qui dirigeait l'orphelinat à l'époque. Où sont les archives de ces années ? Vous y êtes ?

— Bien sûr j'y suis. Où voulez-vous que je sois ?

Dans la salle de bains, pensa Adamsberg.

— Autre chose, sans doute impossible. Je n'obtiendrai pas l'aval du divisionnaire pour lancer une enquête.

— N'y comptons pas, dit Froissy.

— Donc je n'ai aucun droit d'interroger les médecins qui ont traité les malades. Je ne suis pas de leurs familles.

— Qu'est-ce qui vous intéresse ?

— L'état de santé général des trois hommes, tout d'abord. Cela paraît inaccessible, n'est-ce pas ?

— En partie, oui. Je peux accéder aux noms de leurs médecins traitants via les dossiers de la Sécurité sociale. Mais ensuite, il me faudrait pousser plus loin dans les couloirs de la Sécu pour connaître leurs traitements. D'où l'on déduirait leurs pathologies éventuelles. Ce n'est pas exactement licite. Mieux vaut que vous le sachiez, on entre dans les terres du piratage.

— Les mers du piratage. Les pirates, donc les mers.

— Si vous voulez. Les mers du piratage. Vous devenez comme Danglard ? demanda-t-elle en souriant. À cheval sur les mots ?

— Qui pourrait devenir comme lui, lieutenant ? C'est seulement que je trouve cela plus joli : les mers.

— C'est parce que vous rentrez d'Islande. Et ces mers seront brumeuses. Donc, que fait-on, on y va tout de même ?

— On y va.

— Très bien.

— Vous pourrez tout effacer ensuite ?

— Cela va sans dire. Ou bien je ne vous le proposerais pas.

— J'aimerais aussi connaître les dates de leurs admissions à l'hôpital, c'est-à-dire combien de temps après la morsure. Ensuite, connaître l'évolution de l'attaque. Attendez.

Adamsberg feuilleta son carnet, où rien n'était inscrit dans l'ordre.

— Connaître l'évolution de leur loxoscélisme.

— Comment cela s'écrit ?

— Avec un « s » entre loxo et célisme, dit Adamsberg en lui montrant la page.

— Et c'est ?

— Le nom de la maladie due au venin de la recluse.

— Compris. Vous voulez savoir si ce loxoscélisme s'est développé à un rythme ordinaire ou anormal ?

— C'est cela. Et s'il y a eu des prises de sang, des résultats d'analyses.

— Là, dit Froissy en reculant devant son clavier, roulant sur sa chaise, nous serons en haute mer. Il faudrait connaître les noms des médecins qui se sont occupés d'eux. Cela, c'est facile. Mais ensuite accéder à leurs données confidentielles.

— C'est infaisable ?

— Je ne peux rien promettre. Quoi d'autre, commissaire ?

— Rien pour le moment. Je me doute que ce n'est pas le travail d'une journée. Prenez votre temps.

— Éventuellement, cela ne me gêne pas de venir travailler demain dimanche.

Oui, songea Adamsberg, idéal pour Froissy de demeurer dans le refuge de la Brigade, où aucun cinglé n'allait actionner une chasse d'eau au premier robinet qu'on ouvre.

— C'est d'accord, je vous ajoute au tableau d'affichage. Merci, lieutenant.

— Si mon travail m'entraîne loin dans la nuit, dit-elle d'une voix moins ferme, est-ce possible de dormir sur les coussins là-haut ?

C'est dans la petite salle du distributeur à boissons qu'on avait installé le long du mur trois épais coussins de mousse pour pourvoir aux phases de repos de Mercadet.

— Cela ne me pose pas de problème. Gardon sera de garde, avec Estalère. Mais je ne voudrais pas que vous tiriez trop sur la corde.

— Je ne manque pas de sommeil, tout ira bien. J'ai un petit bagage de rechange avec moi, j'en ai toujours un.

— Tout ira bien, répéta Adamsberg.


Mercadet. Le commissaire s'en voulait d'avoir exigé une recherche alors que l'homme titubait de fatigue. Culpabilité qui grimpa en vrille quand il vit le visage gris de son adjoint qui tenait son menton d'une main et tapait d'un seul doigt sur les touches.

— Arrêtez, lieutenant, dit-il. Je suis désolé. Allez dormir.

— Mais non, dit Mercadet d'une voix lente. Disons que je ne vais pas vite.

— Mercadet, c'est un ordre.

Adamsberg souleva le lieutenant par le bras et l'entraîna vers l'escalier. Marche à marche, il soutint son adjoint dans cette longue ascension d'un seul étage. Mercadet s'écroula de tout son long sur les coussins salvateurs. Avant de fermer les yeux, il leva un bras.

— Commissaire, le nom du voisin, c'est Sylvain Bodafieux. Avec un seul « f ». Il a trente-six ans, il est célibataire, brun, dégarni. Il a loué ce truc, ce machin…

— Cet appartement.

— … il y a seulement trois mois. Code d'entrée 3492B. Il va de piaule en piaule. Il est déménageur à son compte, stépialiste…

— Spécialiste.

— … en déménagement de meubles anciens et de pianos à queue, demi-queue…

— Dormez, lieutenant, s'il vous plaît.

— Et quart-de-queue, acheva Mercadet en un murmure.


Bodafieux. Et non pas Marllot. L'homme utilisait un faux nom. Retancourt entra à cet instant dans la petite pièce, portant le chat plié sur son bras comme un vieux torchon, pattes pendantes. Ainsi étendu, il avait quasi la taille d'un jeune lynx. C'était l'heure de la pâtée. Adamsberg mit un doigt sur ses lèvres.

— Les clefs ? chuchota-t-il.

— Dans votre poche gauche.

— Je pars. Froissy va passer la nuit ici, ainsi que tout le dimanche.

— Vaudrait mieux que j'aille garer sa voiture près de chez elle. Pour que son voisin ne se doute de rien.

— Si tout se passe bien, c'est inutile.

Retancourt hocha la tête, soulagée. Bien qu'opposante systématique aux méthodes d'Adamsberg, son flegme apaisant se propageait parfois vers elle comme un flux bénéfique. Ainsi que le disait Danglard, il fallait prendre garde aux eaux silencieuses du commissaire, prendre garde à ce qu'elles ne vous encerclent puis ne vous absorbent avec lui.


Adamsberg enfila sa veste, tâta les clefs dans sa poche, mêlées à trois cigarettes effritées de Zerk. Ultime démarche : Danglard. Qui, retranché dans son bureau, consolait son désarroi en éclusant du vin blanc, ce qui ne l'empêchait en rien de poursuivre la rédaction du « Livre ».

— Je ne viens pas pour la recluse, précisa d'entrée Adamsberg.

— Non ? Auriez-vous d'autres pensées, commissaire ?

— Cela m'arrive. Danglard, le commissaire du 9e ?

— Oui ?

— Nom, tempérament, états de service ? C'est urgent.

— Rien à voir avec Loxosceles rufescens ?

— Je viens de vous le dire.

— Hervé Descartier, cinquante-huit ans environ.

La mémoire du commandant Danglard ne se limitait pas à l'érudition. Il savait sur le bout des doigts tous les noms des commissaires, commandants et capitaines de gendarmerie de France, et se tenait régulièrement au courant des transferts, mutations et retraites.

— Je crois que je l'ai connu, dit Adamsberg. Je devais être brigadier, et lui déjà jeune lieutenant.

— Sur quelle affaire ?

— Un homme nu jeté sur la voie de l'express Paris-Quimper.

— Paris-Deauville, corrigea Danglard. Oui, cela fait un sacré bout de temps. Le type est bon, assez sec, allant droit au but. Nerveux, intelligent, sens de l'humour, grand amateur de jeux de mots et diverses contrepèteries. Petit, mince, coureur de femmes jusqu'à ce qu'il lui reste un souffle. Un problème néanmoins, qui a manqué lui coûter sa carrière.

— Corruption ?

— Certainement pas. Mais il prend des libertés avec le règlement quand il lui paraît plus efficace d'emprunter un chemin de traverse.

— Un exemple, Danglard, donnez-m'en un seul.

— Laissez-moi voir. Eh bien, dans l'enquête sur le violeur de Blois, il a défoncé la porte sans commission rogatoire, démoli la gueule du type sans être en légitime défense ni posséder de preuve définitive de sa culpabilité. L'homme a manqué perdre un œil.

— Quand même.

— Oui. Descartier s'en est sorti parce que ce type était bien le bon, finalement. Mais il a été suspendu six mois.

— C'était quand ?

— Il y a onze ans.

— Merci, commandant, dit Adamsberg en repartant en coup de vent, n'ayant nulle envie que Danglard oblique vers la recluse.

— Attendez une minute. Si vous essayez de le joindre, vous ne le trouverez pas forcément sur place un samedi. J'ai peut-être un numéro de portable.

Danglard feuilleta un lourd classeur de feuillets manuscrits, posé sur une étagère.

— Vous avez de quoi noter ?

Adamsberg inscrivit le numéro, remercia de nouveau et sortit. Il était rare qu'il se hâte. Mais il traversa la grande salle d'un pas rapide, adressa un signe discret à Retancourt et démarra quelques minutes après, tournevis en poche, en direction du 9e arrondissement.

Загрузка...