XV

Le commissaire avait donné rendez-vous à Retancourt dans la cour arrière de la Brigade. Elle vint vers lui dès qu'il eut claqué la portière de sa voiture, avec ses grands pas de hussard.

— C'est fait, lui dit tranquillement Adamsberg. Elle n'en saura jamais rien.

Il plongea la main dans sa poche intérieure et en sortit le détecteur de fumée.

— Ici, dit Adamsberg en lui montrant le petit voyant noir incurvé et brillant au soleil.

— Nom de Dieu, dit Retancourt, les yeux plissés de contrariété.

— C'est fini, Violette, dit-il doucement.

— Non, elle va s'apercevoir qu'il n'y a plus de détecteur.

— À l'heure où nous parlons, Lamarre est en train d'en poser un autre. Très semblable, sauf que c'est un vrai.

Retancourt éprouva quelque admiration pour Adamsberg, sentiment qu'elle savait peu exprimer, parmi beaucoup d'autres.

— Il m'avait paru normal, ce détecteur, dit-elle entre ses dents, les sourcils toujours froncés. Comme il m'avait paru évident que Froissy en avait fait poser dès que possible. Merde, j'aurais dû le voir.

— Non.

— Si. Mais je n'ai pas imaginé que les caméras espions s'empareraient si vite de ce nouveau truc. Ça fait quoi ? Même pas six mois que c'est obligatoire. Ça a dû jouer, ça m'a amortie. Mais merde, j'aurais dû le voir, répéta-t-elle.

— Non, car vous ne le pouviez pas. Pas sous la lumière des spots le soir. La luisance disparaît. J'ai fait le test.

Adamsberg sentit son adjointe se détendre et ses regrets faiblir.

— Et j'ai dit « c'est tant mieux », Violette. Le type a été cueuilli par les hommes de Descartier, le commissaire du 9e.

— Bon sang, vous ne lui avez rien balancé tout de même ?

— Retancourt, dit seulement Adamsberg.

— Pardon.

— Je viens de vous dire qu'elle n'en saura jamais rien. Voici ses clefs. Arrangez-vous pour les remettre dans son sac. Je récupérerai l'ordinateur et les enregistrements dès que possible. En attendant, détruisez-moi cette saleté, dit-il en déposant l'appareil dans sa main. Ainsi que la pile de croissants de Froissy.

— Les croissants ?

— Pour qu'elle ne sache pas que je n'ai pas tout avalé ce matin. Cela compte aussi.

— Ah, bien sûr.

— Quand elle rentrera chez elle, elle constatera que l'eau du voisin ne se déclenche plus. Et tout ira bien.

— Elle n'entre plus jamais dans cette foutue salle de bains. Alors, comment saura-t-elle ?

— C'est juste.

— Je ne vois qu'une solution. Je l'invite à dîner demain soir.

— Et ?

— Et, venant la prendre chez elle, je vais me laver les mains. Et je l'informe de l'absence de réaction chez le voisin. Je fais plusieurs fois le test : rien. C'est donc que l'homme a fait réparer sa plomberie défaillante, sensible aux vibrations du sol.

— Cela existe ?

— Non. Je la convaincs, j'y mets toutes mes forces.

— Je compte sur vous pour cela.

— Le problème, c'est que je ne l'ai jamais invitée à dîner. Il y aurait bien une issue, reprit-elle après un moment. Elle est entichée de Vivaldi, non ?

— Mais je n'en sais rien.

— Si, c'est Vivaldi. Et il y a un concert dimanche dans la petite église à deux rues de chez moi. Je lui dis que je n'ai pas envie d'y aller seule. Cela marchera.

— Car vous comptiez y aller ?

— Mais non.

— Et comment expliquerez-vous que vous venez la chercher au lieu qu'elle vienne vers chez vous ?

— Je n'explique pas. Je la convaincs.

— Bien sûr.

— Commissaire, un instant : pour cette araignée, je suis contre, tout à fait contre.

— Je le sais, lieutenant. Est-ce nécessaire de relancer le débat ? D'ailleurs, il n'y a même pas eu de débat.

— À quoi bon, en effet ?

— Fin de cette conversation, donc.

— Sauf ceci, commissaire : si vous avez besoin de quelqu'un pour votre saleté de recluse, je serai là.


Adamsberg s'éloigna vers les bâtiments, mains dans les poches, un léger sourire aux lèvres. Il entra dans le bureau de Froissy, trop absorbée par ses recherches pour être sensible à quelque mouvement. Il dut poser la main sur son épaule pour qu'elle sursaute.

— Dételez un peu, lieutenant. C'est le moment de détente.

— Mais je commence tout juste à trouver des choses.

— Raison de plus, allons marcher dans la cour. Avez-vous remarqué que le lilas est en pleine floraison ?

— Moi ? répondit Froissy, un peu offusquée. Mais qui croyez-vous qui l'a arrosé quand il a fait si sec ? Pendant que vous étiez en Islande ?

— Vous, lieutenant. Mais il y a autre chose. Vous vous rappelez ce couple de merles qui avait fait son nid dans le lierre, il y a trois ans ? Eh bien ils sont revenus. La femelle couve.

— Vous croyez que ce sont les mêmes ?

— J'ai demandé à Voisenet. Ce sont eux. Il en est sûr, le mâle n'est pas bien épais. Vous n'auriez pas du quatre-quarts, du cake ? Ils en sont fous. Ce que je souhaite, Froissy, c'est ne pas discuter de la recluse dans les bureaux.

— Je comprends. Attendez-moi dans le couloir, j'ai quelque chose à finir.

Adamsberg s'éloigna. Chacun savait que Froissy n'ouvrait ses placards à réserve devant personne, imaginant son secret bien gardé. Tout en sachant qu'il ne l'était pas. Elle le rejoignit un instant plus tard, avec deux tranches de cake dans une main et son ordinateur sous le bras.

— Ils sont là, lui dit Adamsberg une fois dans la cour et lui désignant une masse de brindilles entrelacées dans le lierre, à deux mètres de hauteur. Vous la voyez ? La mère ? Ne vous approchez pas trop. Ici, le mâle.

— C'est vrai qu'il est fluet.

Froissy déposa avec précaution son ordinateur sur une marche en pierre et commença à émietter la première tranche de cake.

— C'est au sujet de l'orphelinat, dit-elle. Il s'agit de la Maison de l'Enfance de La Miséricorde. Cet institut a été reconverti il y a vingt-six ans en centre d'accueil pour adolescents. Donc les archives ont pu être détruites, ou transférées.

— Pas de chance, dit Adamsberg qui distribuait la seconde part de cake.

— Attendez. L'ancien directeur est mort — il aurait cent onze ans aujourd'hui —, mais il avait un fils qui fut élevé dans cette Miséricorde. Pas tout à fait avec les autres, pas dans les dortoirs, mais il participait aux mêmes cours et aux mêmes repas. Il semble avoir suivi les traces du père, puisqu'il est devenu pédopsychiatre. Pour les enfants, quoi. Donnez-moi une seconde.

Froissy essuya ses mains, graissées par le cake, sur un mouchoir blanc, et alla consulter sa machine.

— C'est le nom du livre qui m'échappait, expliqua-t-elle pendant qu'Adamsberg essuyait ses propres mains sur son pantalon.

— Il va être foutu, votre pantalon.

— Mais non. Quel livre ?

— Le fils a publié — à compte d'auteur — un petit ouvrage intitulé : Père de 876 enfants. Le texte est en libre accès, je n'ai eu aucun mérite à le lire, ajouta-t-elle un peu déçue. Il y décrit sa vie là-bas, les garçons qui l'entouraient, les drames, les fêtes, les bagarres, les ruses pour déjouer la surveillance et aller regarder les filles, par le haut grillage qui séparait les deux cours. Mais surtout les mille et une finesses dont usait son père pour gérer ces garçons à l'abandon. De là, il analyse les différents effets de la carence parentale. C'est pénétrant, c'est dur, mais il n'y a rien pour nous là-dedans. Sauf que ce fils en sait manifestement beaucoup sur La Miséricorde, et il y tient. Il y a des quantités de notations précises, avec des dates et les prénoms des protagonistes, qui ne peuvent provenir que des registres. Il les a, commissaire.

— Très bon, Froissy. Vous savez où trouver ce fils ?

— Au Mas-de-Pessac, à dix-sept kilomètres au nord de Nîmes. Roland Cauvert, soixante-dix-neuf ans, 5, rue de l'Église. Tout simple. J'ai son numéro de téléphone, son mail, tout ce qu'il vous faut pour le contacter.

Adamsberg attrapa Froissy par le bras.

— Ne bougez pas. Vous voyez le mâle ? Il brave déjà notre présence pour bouffer le gâteau.

— Vous en voulez ? Du gâteau ? J'ai su que Zerk était resté là-bas. Et j'ai idée que depuis, vous devez vous nourrir n'importe comment. J'ai autre chose encore, sur le troisième mort, Claude Landrieu. C'est presque rien. D'ailleurs il n'était pas à La Miséricorde.

— Landrieu ? Le commerçant ?

— Oui. Un chocolatier, plus précisément. Quand il avait cinquante-cinq ans, il a été interrogé dans le cadre d'une affaire de viol, à Nîmes.

— Quelle date ? Le viol ?

— Le 30 avril 1988. Victime : Justine Pauvel.

— Landrieu était soupçonné ?

— Non, il s'est présenté le lendemain du viol comme simple témoin, spontané. Il voyait la jeune fille presque tous les jours. Les parents travaillaient et c'est dans sa boutique que Justine venait faire ses devoirs après le collège. Un vieil ami de la famille, une sorte de parrain. Il connaissait les noms des principaux camarades de classe de la petite, c'est pour cela qu'il est allé trouver la police. Mais aucune des pistes n'a donné quoi que ce soit.

— Trouvez-moi l'adresse actuelle de la victime. Je me méfie toujours des témoins spontanés. De ceux qui accourent pour aider les flics sans qu'on les ait sonnés. Il y a eu des affaires de viol autour des deux autres ?

— J'ai commencé à chercher dans les archives judiciaires du Gard, rien pour le moment. J'étendrai à la France entière, bien que les violeurs attaquent le plus souvent sur leur territoire. Et ces types n'ont jamais quitté leur département. Mais pour un week-end, mais pour des vacances, qui sait ?

— Pour les deux premiers morts, on peut supposer une vengeance pour leurs « quatre cents coups » à l'orphelinat. Mais soixante ans après ? Pour Landrieu, une vengeance pour viol ? Mais presque trente ans après ? Quelqu'un qui tue ces blaps ?

— Ces blaps, commissaire ?

— Des scarabées puants. Qui se nourrissent de merde de rats. C'est peut-être ce que ces trois morts ont été : des blaps. Mais on en revient toujours au nœud du problème. Peut-on tuer avec des recluses ? Non. Impossible.

— Cela ne sert à rien, ce que j'ai trouvé ?

— Au contraire, Froissy. Continuez et raflez tout ce que vous pouvez sur votre route. Impossible ou pas, il y a des blaps dans cette histoire.


Adamsberg reçut le message du commissaire Descartier une heure plus tard, quand il s'apprêtait à quitter les lieux : Empreintes OK. C'est notre gars.

Il répondit rapidement :

Tu as la bécane et les enregistrements ?

Oui. Personne au courant. Passe les prendre quand tu veux.

Puis un nouveau message : Salut, Ad, et merci.

Adamsberg posa le portable ouvert sur la table de Retancourt. Le lieutenant lut en silence.

— Je ne serai pas là demain, Retancourt. Aller-retour en province. Mais joignable.

— Un dimanche de divertissement, je suppose ?

Adamsberg entendit dans son souffle le soulagement que le lieutenant ressentait pour Froissy.

— C'est cela. Je me balade.

— En Languedoc peut-être ? C'est agréable par là.

— Très agréable. Je vais dans un petit village pas loin de Nîmes.

— Attention, commissaire, c'est un coin à recluses. Il paraît qu'elles mordent en ce moment.

— Vous savez bien des choses, lieutenant. Vous en êtes ?

— Je ne peux pas, j'ai Vivaldi demain, vous vous rappelez ?

— Ah oui. Très agréable aussi.


Le commissaire passa devant le bureau de Veyrenc.

— Le train pour Nîmes, demain 8 h 43. Ça te va ?

— J'y serai.

— Ce soir, 20 h 30 à La Garbure ?

— J'y serai.

Veyrenc avait eu raison. L'enquête sur la recluse, même annoncée, tournait au conciliabule, obligeant Adamsberg à murmurer près d'un bureau ou s'évader dans la cour. Ce qui se voyait, bien entendu. Cette atmosphère de secret et de chuchotements ne faisait de bien à personne. Il fallait étoffer les troupes, unir les intelligences.

— On amène Voisenet ? demanda Veyrenc.

— Tu tentes de grossir l'armée ? J'ai déjà Retancourt.

— Retancourt ? Comment t'y es-tu pris ?

— Miracle.

— Donc ? On invite Voisenet ? Ce soir ?

— Pourquoi pas ?

Nous partîmes tous deux ; mais par un prompt renfort / Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port. /Tant, à nous voir marcher avec un tel visage, / Les plus épouvantés reprenaient leur courage !

— C'est ton faux Racine ?

— Non, c'est du vrai Corneille, à un détail près.

— Aussi, je me disais : c'est meilleur. Crois-tu Voisenet « épouvanté » par l'enquête sur la recluse ?

— Pas un instant. Qui affronte une murène ne fuit pas une recluse.

— Alors préviens-le.


Adamsberg manœuvrait pour partir quand Danglard se plaça à sa portière. Le commissaire abaissa sa vitre, tira son frein à main.

— Vous avez vu la merlette, Danglard ? Elle est revenue couver chez nous. Signe de chance.

— Ils viennent d'arrêter le violeur du 9e, lui annonça le commandant, assez excité.

— Je le sais.

— Et quelques heures avant, vous m'avez demandé les coordonnées de Descartier.

— Oui.

— Donc c'était vous. L'arrestation ?

— C'était moi.

— Sans prévenir personne ? Tout seul ?

— Je suis seul, non ?

Cela, c'était un coup bas, pensa Adamsberg, qui vit en effet se défaire les traits de son adjoint. Les émotions s'inscrivaient sur le visage de Danglard comme de la craie sur un tableau noir. Adamsberg venait de lui faire mal. Mais Danglard commençait à poser un sérieux problème pour l'équipe. Avec le poids de son savoir et la justesse de ses arguments — qui allait croire qu'on avait tué ces hommes « à la recluse ? » —, Danglard dissolvait la cohésion de l'équipe. Dressant un camp très majoritaire contre le commissaire. Pour la seconde fois en un an. Bon sang, pour la seconde fois. Bien sûr, le commandant avait en partie raison. Mais sur l'autre flanc, Danglard perdait de son imagination, au moins de son ouverture d'esprit, a minima de sa tolérance. Et il le mettait, lui, Adamsberg, en danger. Danger de perte d'autorité, mais il s'en foutait. Danger de passer pour un cinglé, mais il s'en foutait. Danger d'être moqué par ses agents, il s'en foutait un peu moins. Danger que tout s'ébruite — et tout s'ébruitait —, danger de se retrouver éjecté, comme un divagant ou un incapable, et il ne s'en foutait pas. Outre le fait que si Danglard poursuivait dans cette voie, l'affrontement deviendrait inévitable. Lui, ou lui. Deux cerfs mâles affrontés, bois entremêlés. Et c'était son plus vieil ami. D'une manière ou d'une autre, il allait falloir en découdre.

— On en reparlera, Danglard.

— Du violeur du 9e ?

— De vous et moi.

Et Adamsberg démarra, laissant le commandant déconcerté dans la cour.

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