— Lieutenant, dit Adamsberg, s'arrêtant devant le porche de la Brigade, il m'en faut plus sur ces deux femmes, Bernadette et Annette. Où elles sont, qui elles sont, tout. Et sur Louise Chevrier.
— Commissaire, si je le pouvais, commença Mercadet d'un ton embarrassé.
Adamsberg examina le visage de son adjoint. Les joues avaient blanchi, les paupières se plissaient, les épaules se courbaient. Le cycle terrassant du sommeil avait commencé.
— Allez dormir, je vois ça avec Froissy. Vous ferez jonction plus tard.
Froissy écouta avec intensité le récit que lui fit Adamsberg sur les filles du couple Seguin.
— On peut à présent alerter la Brigade, lieutenant. Rédigez un rapport minutieux sur l'affaire des séquestrées de Nîmes et envoyez-le à tous les agents. Puis voyez tout ce que vous pourrez trouver sur les sœurs Seguin, sur le frère, et sur Louise. Des photos aussi, les plus récentes possible, mais des photos où elles sourient.
— Commissaire, à l'Identité, les photos souriantes ne sont plus admises. Qu'est-ce que vous voulez voir ?
— Leurs dents.
— Leurs dents ?
— Une idée comme cela. Une proto-pensée.
Froissy se tut. Après une phrase de ce type, il était vain de tenter d'approfondir.
— Une bulle gazeuse, dit-elle en hochant la tête. Pour Louise, comme elle a fait de la garde d'enfants, je peux peut-être chercher sur des sites du type « Bambins d'avant », « Nos crèches d'hier », à Strasbourg et Nîmes. Mais franchement, je ne sais pas si cela existe. Quant aux deux malheureuses fillettes, Mercadet dit qu'il ne les trouve pas ?
— Il n'a pas eu le temps. Il a déjà abattu un sacré boulot.
— Et là, dit Froissy en consultant sa montre, il dort.
— Oui.
— Il a de l'avance.
— C'est l'émotion.
Froissy avait déjà repris son clavier et ne l'écoutait plus.
— Lieutenant, dit-il en lui tapant sur le bras. Le prochain train pour Nîmes ?
— 15 h 15, arrivée 18 h 05.
Adamsberg rejoignit le bureau de Veyrenc.
— On y retourne, Louis, au Mas-de-Pessac. Ce salaud n'a pas tout craché.
— Cauvert ? Il m'avait paru cinglé et sympathique.
— Mais il a protégé son père. Il nous a fait perdre des jours. Train à 15 h 15, ça te va ? On rentre ce soir.
Pendant le voyage, Adamsberg exposa à Veyrenc les faits nouveaux, les séquestrées de Nîmes et sa certitude que Seguin père avait travaillé à l'orphelinat. Et à lui, et à lui seul, l'extraction opérée à l'île de Ré. Veyrenc sifflota, une manière pour lui d'exprimer ses sentiments. Selon les mélodies, Adamsberg savait desquels il s'agissait. Ici, un mélange : choc, stupéfaction, réflexion. Trois mélodies.
— Donc nous partons secouer le brave Dr Cauvert sans la moindre preuve que Seguin ait travaillé à l'orphelinat ? C'est bien cela ?
— Oui.
— On s'y prend comment ?
— On l'affirme. Ton oncle y a travaillé un an, comme professeur.
— Ah bon ? Et quel est son nom ?
— Froissy m'a trouvé un enseignant qui y fut suppléant. Ton oncle s'appelait Robert Quentin.
— Admettons. Quelle matière ?
— Catéchisme. Ça te gêne ?
— Au point où nous en sommes. Et donc, j'affirme savoir par mon oncle qu'Eugène Seguin était à La Miséricorde. Et pourquoi mon oncle m'aurait-il parlé de cela ?
— Il t'en a parlé, c'est tout. Ne chicane pas sur les détails, Louis.
— Et si Seguin n'y a jamais travaillé ?
— Il y a travaillé, Louis.
— Comme tu veux. Tu dors ?
— Sur prescription médicale. Sans blague, Louis, c'est pour cicatriser, à cause de l'extraction. Sinon, il paraît que je peux tomber dans une fosse. Et le gars semblait on ne peut plus sérieux.
Avant de se conformer aux ordres médicaux, Adamsberg consulta ses messages. Le psychiatre semblait oublier qu'avec les portables, il n'était plus possible de dormir. Ni de déambuler, de surveiller les mouettes au-dessus des poissons morts, de laisser se croiser les bulles gazeuses.
De Retancourt :
— Lambertin et Torrailles étaient sur les lieux. Sont au bistrot. Garde rapprochée. Je laisse Justin et Noël, suis trop visible. Écho de conversations : Lambertin passe la nuit chez Torrailles.
— Reçu. Ne les lâchez pas.
D'Irène :
— Pendant l'inhumation, Louise a eu ses petits sourires secs de satisfaction, surtout quand les pelletées de terre sont tombées sur le cercueil. Je dirais qu'elle aime les enterrements, il y a des gens comme ça. Mais ces petits sourires, faut dire qu'elle en fait tout le temps. Avec des gloussements des fois, et sans qu'on sache jamais pourquoi. Sainte Mère, par chance elle n'a pas gloussé au cimetière. Je crois que je ne peux plus la voir par moments, et c'est pas bien gentil de ma part. Devant Louise, je prépare le colis où je vous envoie la boule à neige de Rochefort. Elle y croit. Elle dit même qu'elle trouve mal pour un flic de collectionner des boules à neige, qu'ils ont pas de temps à perdre avec ça, qu'après on s'étonne qu'on ne soit pas mieux protégés. Moi je lui dis, si les flics ils ne collectionnent pas des boules à neige ou autres, ils deviennent timbrés. Salut, Jean-Bapt.
— Salut, Irène, répondit Adamsberg, et merci.
De Froissy :
— Toujours rien sur les deux sœurs Seguin, évaporées. Rien dans les HP. Le frère, idem. Pas de photo de Louise Chevrier souriant sur des sites « Bambins d'avant ». Je vais m'attaquer aux cabinets dentaires, Strasbourg, Nîmes. Les fichiers ne sont pas protégés. Mais il y a des tonnes de cabinets dentaires.
— N'oubliez pas le dîner, ce soir.
— Des merles ?
— Oui.
— Comment je l'oublierais ?
— Avant les cabinets dentaires, cherchez si un membre de la famille de Cauvert père a été soupçonné de collaboration. Lui-même ? Père ? Oncle ?
— Histoire de famille encore ?
— Bien sûr.
Les deux hommes sonnèrent à six heures et demie passées à la porte du Dr Cauvert. Volontairement, Adamsberg n'avait pas prévenu, et ils le dérangeaient en plein travail.
— Maintenant ? dit Cauvert d'assez mauvaise humeur. Vous ne m'avez même pas téléphoné ?
— On était dans le coin, dit Veyrenc, on a tenté notre chance.
— C'est un détail qui nous manque, appuya Adamsberg.
— Bien, bien, admit le docteur en les laissant entrer et filant dans sa cuisine, d'où il revint cinq minutes plus tard plus guilleret, avec un plateau chargé. Thé de Ceylan, proposa-t-il, thé vert, café, décaféiné, tisane, jus de fraise, gâteau de Savoie. Allez-y.
Refuser aurait navré le docteur qui disposait déjà les assiettes à gâteau, les tasses, les verres. Dès son café servi, Adamsberg attaqua au cœur du sujet.
— Vous avez sûrement, jeune, entendu parler des séquestrées de Nîmes ?
— Cette abomination ? Mais bien sûr, moi et toute la ville, tout le pays ! On suivait le procès pas à pas !
— Vous avez donc su que le père, Eugène Seguin, louait sa fille cadette à de jeunes violeurs ?
Le docteur secoua la tête avec l'air consterné d'un pédopsychiatre qui ne donne pas cher de l'avenir de la petite. Tandis qu'Adamsberg ressentit une vague tension en prononçant ce nom : Seguin.
— Oui. Le témoignage du frère fut épouvantable. Comment s'appelait-il au fait ?
— Enzo.
— Enzo, c'est cela. Un jeune homme courageux.
— Au contraire de votre père, qui fit tout pour cacher le fait que Seguin travaillait à La Miséricorde. Qu'il envoyait les gars de la Bande des recluses violer sa fille. Avec l'aide du gardien Landrieu.
— Quoi ? dit Cauvert en se redressant. Mais de quoi parlez-vous ?
— Je viens de vous le dire. De la présence de Seguin à La Miséricorde.
— Vous insultez mon père ? Dans cette pièce ? Nom d'un chien, s'il avait su qu'un Seguin trafiquait avec la Bande des recluses, il n'aurait rien eu de plus urgent que de témoigner !
— Mais il ne l'a pas fait.
— Parce qu'on n'a jamais eu de Seguin !
— Si, dit Veyrenc.
— Bon sang, mon père haïssait cette bande de petits salauds et vous le savez. C'était un homme bien, vous comprenez ? Un homme bien !
— Justement. Reconnaître la présence de Seguin dans les murs et c'était la chute, le déshonneur d'un « homme bien », pour défaut de vigilance et faute professionnelle. Mais il y avait sans doute autre chose, et il n'a pu s'y résoudre. Pour finir, il s'est tu, et il a effacé Seguin des archives. Et derrière lui, vous avez celé la vérité.
Le docteur, suant d'indignation, débarrassa la table avant même la fin du gâteau de Savoie, entassa le tout en désordre sur le plateau, brisa une soucoupe. Leur congé était signifié.
— Sortez, dit-il, sortez !
— Seguin était là, affirma Veyrenc. Il était gardien. Le professeur de catéchisme suppléant, Robert Quentin, était mon oncle. Il me l'a dit.
— Ah oui ? Ah oui ? Alors pourquoi n'aurait-il rien raconté au procès ?
— Parti en poste au Canada, il n'a rien su des fillettes séquestrées.
— Et les autres professeurs ? Pour quelle raison se seraient-ils tus ? Eux ?
— Les professeurs ne venaient qu'aux heures de cours, dit Adamsberg, ils ne participaient pas à la vie quotidienne de l'orphelinat. Aucun d'eux n'a enseigné ici plus de trois ans. Après la guerre, à mesure qu'on reconstruisait les écoles, ils filaient vers de nouvelles affectations moins rudes. Des gardiens, ils n'ont dû connaître que le visage, et beaucoup n'ont sans doute pas même retenu leurs noms.
Le docteur se leva, passa sa main d'une joue à l'autre, marchant cette fois à pas lents.
— Cela peut-il rester entre nous ? demanda-t-il.
— Oui, dit Adamsberg. Parole d'homme.
— Seguin travaillait là, confirma-t-il en se rasseyant lourdement. Et, oui, il était complaisant avec la bande de Claveyrolle. Cela, même nous les gosses, on le savait. Inutile d'aller le chercher en cas d'embrouille. Mais quant à envoyer les gars de la Bande violer sa fille ? Mon père n'a jamais abordé le sujet avec moi.
— C'était eux. Et votre père l'a compris.
— Non. Il a pu y songer peut-être, mais rien de plus. C'eût été immoral d'aller dénoncer des jeunes gens sans preuve.
— Allons, docteur Cauvert. Votre père était intelligent, il connaissait ces garçons sur le bout des doigts. Il savait que Claveyrolle et sa bande faisaient le mur. Parce qu'ils ne sont pas sortis qu'une seule fois, n'est-ce pas ? Comme il savait qu'ils agressaient les filles au sein même de l'établissement. Et quand arrive le procès, quand on apprend que la propre fille de Seguin est violée par « neuf à dix garçons », pas plus pas moins, « toujours les mêmes » et pendant des années, votre père ne pense pas aux neuf membres de la Bande des recluses ? Pour lesquels le gardien a toujours eu des indulgences ? Il n'y a pas seulement « songé », docteur Cauvert, il l'a su.
— Mon père a respecté la présomption d'innocence, mon père a protégé l'établissement, dit Cauvert en tordant une fine cuillère entre ses doigts.
— Non, rectifia Adamsberg. Il a protégé sa personne. Sa faute professionnelle, son incurie passée. Mais pas seulement.
— Vous l'avez déjà dit. Quoi d'autre, bon sang ?
— Pourquoi n'a-t-il jamais viré Seguin, si conciliant avec cette bande qu'il haïssait ?
— Que voulez-vous que j'en sache ? cria Cauvert.
— Parce que le gardien le faisait très sûrement chanter. Seguin avait trempé dans le marché noir et la collaboration, et votre grand-père en était. Si votre père posait un doigt sur lui, Seguin n'avait que trois mots à dire : « Fils de collabo. » Trois mots à fuir comme la peste, un mal qu'il fallait ensevelir à tout prix. Votre père l'a fait, et la Bande des recluses est demeurée libre.
— Non, dit Cauvert.
Adamsberg lui montra en silence le message de Froissy confirmant la collaboration du grand-père Cauvert. Le docteur détourna les yeux, ses traits s'affaissèrent, puis il se courba, avec la lenteur passive d'une herbe sous le vent. Son regard errant rencontra sa main, où la cuillère tout à fait tordue parut soudain le surprendre.
— Je ne savais pas, dit-il d'une voix vide. Pour la collaboration. Et donc je ne comprenais pas.
— Je vous crois. Désolé de vous avoir infligé cela, dit Adamsberg en se levant sans bruit, mais vous en pressentiez depuis longtemps les ombres. Je vous remercie de votre sincérité.
— Cette sincérité estompe-t-elle la faute de mon père ?
— En partie, docteur, mentit-il.
Comme la fois précédente, Adamsberg et Veyrenc remontèrent la longue rue étroite qui les menait à la gare routière.
— C'était bien, le coup du poste au Canada, nota Adamsberg. Je n'avais pas songé à cette question.
— Moi si. J'étais le neveu, tout de même.
— La statuette, le chien, saint Roch, marmonna Adamsberg en passant devant la niche ancienne sculptée dans le mur.
— Tu as vu juste. C'est depuis La Miséricorde que Seguin a organisé son trafic de viols.
— Ce qui nous fournit le lien direct entre la tueuse et la mort des blaps. Mais la question de Mercadet reste valable. Comment a-t-elle pu savoir que ses violeurs venaient de l'orphelinat ?
— Elle savait tout de même que son père y travaillait.
— Vrai. Mais comment, parmi quelque deux cents orphelins, aurait-elle su leurs noms ? Comment aurait-elle appris l'existence de la Bande des recluses ? Et de l'usage du venin ? Nouvel étoc, Louis.
— Par le frère.
— Le père le bouclait les soirs de « visite ».
Adamsberg se retourna et jeta un dernier coup d'œil en contrebas à la petite statue rongée de saint Roch. Il ne restait du chien qu'une boule d'où dépassaient deux oreilles et un fragment de queue.
— Et pourtant, dit-il, ce ne peut être que lui. Il savait leurs noms, Louis, et il a menti au procès. Il recueillait et apportait des informations à ses sœurs, qu'il s'agisse des images qu'il leur glissait sous les portes enfant ou de l'identité des agresseurs. Comme le chien de saint Roch qui lui apportait sa pitance. L'être nécessaire qui faisait le lien entre la forêt close et le monde extérieur. Enzo est le sauveteur, le messager. Il savait leurs noms.
— Et il les a tués, les uns après les autres.
— Je n'y crois pas. Enzo est l'intermédiaire. Je ne vois pas un homme s'embarrasser de venin de recluse.
— Tu le voyais bien avec Petit Louis et les autres gars.
— Parce qu'ils avaient été mordus. Œil pour œil, dent pour dent, bataille virile. Mais ce n'est pas le cas d'Enzo. Non, je ne vois pas le pont.
Veyrenc resta silencieux pendant quelques pas, à croire qu'il n'écoutait pas. Puis il s'arrêta devant un mur poussiéreux.
— Tu visualises le plan de la maison Seguin ? C'est dans le dossier envoyé par Froissy, je l'ai lu dans le train. Regarde, commença Veyrenc en dessinant de son doigt sur le mur. Ici, l'entrée. À droite, la petite chambre d'Enzo, et les toilettes.
— Oui.
— À gauche, la porte qui donne sur la maison proprement dite. La porte qui ouvre sur la salle, l'étage avec les chambres, la salle d'eau et le grenier. Les soirs de « visite », on sait qu'Enzo était bouclé.
— Dans sa chambre, oui.
— Pas dans sa chambre. C'est la salle qui était fermée.
— C'est-à-dire la maison entière.
— Non, Enzo avait accès à une autre pièce.
— Mais non.
— Mais si. Celle à laquelle on ne pense jamais car on ne l'appelle pas « pièce » : l'entrée. Et pourquoi on ne l'appelle pas « pièce » ? Parce que ce n'en est pas une. C'est l'espace de jonction entre le monde extérieur et intérieur, c'est le sas. Il n'appartient pas vraiment à la maison. C'est l'espace d'Enzo.
— Qu'essaies-tu de dire, Louis ? Qu'Enzo va s'asseoir dans l'entrée, dans ce lieu à cheval entre les deux mondes ?
— Non, il y récupère les éléments du monde extérieur. C'est son travail, sa mission. Tu l'as dit.
Veyrenc considéra son doigt noir de crasse et l'essuya dans la paume de sa main. Adamsberg fixait le dessin sur le mur.
— Les éléments du monde extérieur, répéta-t-il.
— Ceux dont on se défait dans une entrée.
— Un portemanteau, des chapeaux, des bottes, des parapluies…
— Vise le portemanteau.
— Je vise. Pardessus, casquettes, blousons, vestes…
— Tu y es.
— Les « visiteurs » y suspendent leurs manteaux. D'accord, Louis. Et tu t'imagines qu'ils trimballent leurs papiers d'identité dans leurs poches pendant leurs expéditions ? Faudrait être des sacrés crétins.
— Ce sont les manteaux d'un orphelinat, Jean-Baptiste. Non seulement le nom de l'établissement y est imprimé, à l'intérieur, mais aussi le nom de l'élève. Cousu main sur une étiquette. Tout est marqué au nom des pensionnaires, de la casquette aux chaussettes. Ou bien comment redistribuer les fringues après les lessives ?
Adamsberg repassa son doigt sur les contours de la maison, hochant la tête, impressionné.
— Bon sang, dit-il, le doigt toujours collé au mur. L'entrée. On n'y pense jamais.
— Non.
— Et pourtant tout s'y trouvait. Enzo avait les noms des gars, et celui de leur orphelinat. Il avait tout. Pourquoi n'a-t-il rien dit ?
— Parce que sa sœur a dû le lui demander. L'une ou l'autre.
— Oui. Ce serait son affaire, son œuvre.
— Et depuis tant de temps, le trio se serre les coudes. Rien n'a filtré, nul n'a parlé. Où sont-ils à présent, les enfants Seguin ?
Adamsberg ôta son doigt, comme à regret, et les deux hommes reprirent leur marche.
— Selon Froissy, dit Veyrenc, impossible de les localiser.
— Si même elle ne les trouve pas, c'est qu'ils ont changé de nom, pas de doute là-dessus.
— Comme tout le monde, Enzo a dû apprendre en taule comment se procurer de faux papiers. Quant aux filles, il est très probable que la justice leur a accordé le droit de changer de nom.
— Et comment va-t-on retrouver deux jeunes filles placées en HP il y a quarante-neuf ans, sans savoir leur nom ni connaître leur visage ?
— Impossible.
— Alors on va bouffer. Notre train part à 21 heures. Tout rond.
— Le temps de prendre le car pour Nîmes, dit Veyrenc avec une moue, on devra se rabattre sur le buffet de la gare. Qui sera fermé. Au lieu qu'on pourrait faire relâche et dormir à Nîmes, et prendre le premier train du matin. Qu'est-ce que cela change ? Rien, me diras-tu. Et moi je répondrai : tout. Tu pourras dormir plus tôt. Prescription médicale, n'oublie pas.
— On est contraints d'y obéir.
— Un détail, on n'a pas pris de bagages.
— Tant pis.
— Les gars n'étaient pas propres non plus, sur la Trinidad.
Les deux hommes échouèrent à près de dix heures du soir dans un petit hôtel proche des arènes, qui servait encore à dîner.
— Je crois savoir ce qui m'exaspère dans ce nom de « Seguin », dit Adamsberg en fin de repas.
Le commissaire leva la main pour commander deux cafés. Le restaurant avait fermé mais, le temps de ranger, le patron leur avait laissé le champ libre.
— Tu te souviens ? De ce conte ? De l'histoire de ce monsieur Seguin et de sa pauvre petite chèvre ?
— Elle s'appelait Blanquette, dit Veyrenc. Et elle était si jolie que les châtaigniers s'inclinaient jusqu'à terre pour la caresser de leurs branches.
— Elle avait voulu fuir, n'est-ce pas, être libre ?
— Comme les six autres avant elle.
— J'avais oublié les six autres.
— Si. Monsieur Seguin aimait follement les petites chèvres, mais toutes voulaient lui échapper et toutes y avaient réussi. Blanquette était la septième.
— J'ai toujours pensé que Seguin était lui-même le loup. Et puisque sa chèvre rêvait de lui échapper, il avait préféré la bouffer.
— Ou l'agresser, précisa Veyrenc. En cas de révolte, Seguin menaçait ses chèvres de « voir le loup ». Tu connais le sens de l'expression : voir l'homme nu et connaître l'accouplement. Tu as raison. En réalité, Blanquette s'est fait violer. Rappelle-toi : face au loup, elle « a lutté toute la nuit », et c'est à l'aube qu'elle s'est affalée au sol, sa fourrure blanche toute sanglante — car la jolie petite chèvre était blanche, donc vierge —, pour se laisser dévorer. Tu te dis donc que Seguin portait bien son nom ?
— Non. Je me dis qu'Enzo lisait des histoires à ses sœurs. Je pense qu'elles connaissaient celle-là.
— C'est très probable, on la lisait alors dans toutes les écoles. À quoi penses-tu ?
— À ceci : quand on doit se choisir un autre nom, on conserve toujours une trace, un vestige de son ancien nom, ou de son ancien état.
— Oui.
— Alors réfléchis : Louise Chevrier. La chèvre. La chèvre prisonnière de monsieur Seguin, la victime dévorée.
— Louise Chevrier, répéta Veyrenc avec lenteur. Et Froissy ne trouve personne de ce nom né en 1943.
— Nouvelle identité, donc.
— Et changement de l'année de naissance.
— Comme dit Mercadet, un acte de naissance, ça se bidouille comme on veut.
— Trop tard pour réveiller Froissy, mais le prénom qu'elle s'est choisi, Louise, est sans doute son second ou troisième prénom.
— Oui, dit Adamsberg en composant un message.
— Qui réveilles-tu ?
— Froissy.
— Elle dort, bon sang.
— Mais non.
— Quelque chose ne colle pas, Jean-Baptiste : Annette est libérée à l'âge de dix-neuf ans. Et quatorze ans plus tard, elle se ferait violer par Carnot ? Ce ne serait pas une foutue coïncidence ?
— Qui te parle d'une coïncidence ? Carnot est l'ami de Landrieu et des autres, non ? Annette fut leur proie, ils la reprennent.
— Je pense que Froissy dort. Tu es une brute.
— À ce propos, Louis, j'ai cassé la gueule de Danglard.
— Fort ?
— Assez, oui. Mais un seul coup, au menton. Ce n'était pas un coup d'ailleurs, c'était un rite de passage. Un rite de retour, plutôt.
Le téléphone vibra sur la table.
— Tu vois qu'elle ne dort pas.
— Elle va te mentir.
— Pardon, commissaire, je dînais. Prénoms de l'aînée : Bernadette, Marguerite, Hélène. Prénoms de la cadette : Annette, Rose, Louise.
— Merci, Froissy. On reste à Nîmes pour la nuit. Retour demain à dix heures. Bonne nuit.
— Annette, Rose, Louise, récita Adamsberg. Louise Chevrier. Elle choisit « Louise » volontairement, et « Chevrier » inconsciemment. La petite chevrette attachée par le père Seguin.
— Et comment Louise Chevrier se serait-elle trouvée sur tous les lieux des meurtres ? Elle ne conduit pas.
— Suppose simplement qu'elle conduise.
— Et lors de son voyage à Saint-Porchaire, Irène ne se serait pas aperçue de son absence ?
— Elle était à Bourges.
Le téléphone vibra à nouveau. Il avait manqué un message et reconnut avec inquiétude la voix de Retancourt.
— On était tous les trois en position autour de la maison de Torrailles à Lédignan. Facile, sans se planquer, puisque Torrailles savait qu'il était gardé. Il finissait de dîner dehors avec Lambertin, petite table, face à face, grosse descente, gros rires, blagues répugnantes, sont vraiment restés des blaps. Dehors : une grande cour entourée d'une haie basse sur les quatre côtés. À 10 heures, extinction des réverbères de la petite route, mais nuit assez claire. Lumière au-dessus de la porte, photophore sur la table de jardin, bien visible, en plastique blanc. Ça attirait les moustiques. Ils les écrasaient dans leurs mains. Clac, clac. « C'est les femelles qui piquent seulement. Tu vois que faut leur rendre la monnaie de leur pièce. » Vers 10 h 15, Torrailles a commencé à se gratter au bras droit. Je vous reproduis le dialogue. Torrailles : « Putain de femelle ! Elle m'a eu cette salope ! » Lambertin : « T'es con aussi, éteins le photophore. » Torrailles : « Éteins pas, connard ! Après, on voit plus ce qu'on boit. » Trois minutes plus tard, Lambertin a commencé à se gratter au cou, à gauche. Ils en ont eu leur claque, ils ont ramassé la bouteille et les verres et ils sont rentrés. Moins d'une heure après, ils sont sortis de la maison, affolés, ils ont demandé qu'on les conduise à l'hôpital, les piqûres avaient enflé. Je les ai examinées sous la lampe torche. L'œdème était déjà là, deux centimètres de diamètre, avec la vésicule. Ils sont en route vers l'hôpital de Nîmes, avec Justin et Noël, je suis derrière avec l'autre bagnole. Bras à droite, cou à gauche, ils ont donc été attaqués par la haie arrière. À trois, on a passé la soirée à tourner sans relâche autour de la maison. Personne n'a pu s'approcher, personne n'a pu entrer. Impossible, ça leur est tombé dessus comme un crachat du ciel. On a raté quelque chose, je suis désolée.
Le visage figé, Adamsberg fit écouter le message à Veyrenc. Les deux hommes se regardèrent, muets.
— Les deux derniers, Louis, elle a dézingué les deux derniers, dit enfin Adamsberg en avalant d'un trait son café froid. D'un seul coup. Avec trois officiers en ronde tournante. Mais comment, bon sang, comment ? Même un crachat tombé du ciel, ça doit bien se voir, non ? Quelle heure as-tu ?
— Minuit dix.
— Donc inutile de réveiller Irène pour savoir si Louise est chez elle. Ils ont été « mordus » à dix heures et quart. Elle n'aura pas mis plus de quarante-cinq minutes pour faire le trajet de Lédignan jusqu'à Cadeirac.
Le patron proposa de servir deux cafés supplémentaires. À leur conversation, cela faisait un moment qu'il avait saisi qu'ils étaient flics, et haut gradés, agrippés sur une affaire. Et quand on a des flics agrippés dans son établissement, on se fait petit. Adamsberg ne refusa pas le privilège des deux cafés, qu'il alla chercher lui-même au bar.
— Retancourt ? Vous êtes à l'hôpital ?
— En approche.
— Pouvez-vous venir nous prendre, Veyrenc et moi, demain matin à 7 h 30 ?
— À Paris ? En sept heures ? Vous n'avez plus de voiture à la Brigade ?
— On est à Nîmes, lieutenant, et sans bagnole.
— Quelle adresse ?
— Hôtel du Taureau.
— Vu.
— Lieutenant, avez-vous pris le kit de base avec vous ? Pour les prélèvements ?
— Il ne quitte pas mon sac, commissaire. Pas vous ?
— On est partis sans bagages.
— À votre idée.
— Apportez-le, avec votre appareil photo.
— Je répète, commissaire. Personne n'est entré, personne n'est sorti. Absolument personne. Et on voyait loin. Vue sur toute la cour et, depuis la route, jusqu'à cinq mètres. Aucune ombre n'aurait pu nous échapper.
— Ne vous en voulez pas. Même vous, vous ne pouvez pas intercepter tous les crachats du ciel.
Adamsberg raccrocha, avala son café, debout, fixant le mur de la salle sur lequel le patron avait exposé sa collection d'armes. Une quinzaine de fusils briqués, d'anciennes Winchester étincelantes.
— Les crachats du ciel, Louis. On est trop cons. C'est comme cela qu'elle a fait.
— Elle leur a craché dessus, dit Veyrenc, que l'annonce des deux derniers meurtres avait assommé.
— Mais c'est certain, dit Adamsberg en tirant bruyamment sa chaise et se rasseyant.
— Tu te fous de moi.
— Bois ton café, écoute-moi. Au fusil, elle tire au fusil.
— Des crachats.
— Oui, du liquide, du fluide. Au fusil hypodermique. À la carabine d'injection, si tu préfères.
Cette fois, Veyrenc releva la tête.
— Les fusils des vétos, dit-il, ceux qui balancent des seringues.
— Ceux-là mêmes. Équipés d'une lunette de visée nocturne. Distance de tir quarante mètres, soixante mètres. À l'impact, la protection de l'aiguille saute et le produit s'injecte automatiquement.
— D'où tiens-tu cela ?
— J'ai été tireur d'élite, rappelle-toi, je reçois tout un tas de prospectus. Notre fusil est une arme de catégorie D, il est donc en vente libre, avec ses seringues. Alors qu'il peut devenir un engin mortel, s'il te prend l'idée de remplir la seringue d'une solution d'arsenic ou de venin de recluse.
— De venin de vingt-deux recluses, Jean-Baptiste. Multiplié par six victimes égale du venin de cent trente-deux recluses.
— Oublie ces cent trente-deux recluses. Elle a tiré au fusil, c'est tout ce qui compte pour l'instant.
— Et ça ne colle pas. Aucune des victimes n'a signalé une seringue plantée dans son bras ou sa jambe. Les gars l'auraient vue. On ressent la douleur, on y porte aussitôt son regard, sa main.
— C'est juste.
— Suppose même que la seringue se détache et tombe, ce qui m'étonnerait beaucoup. On l'aurait trouvée dans l'herbe, à Saint-Porchaire, devant la porte de Vessac. À moins que le meurtrier ne vienne ensuite la ramasser. Ce qui serait absurde et risqué.
Adamsberg appuya son menton dans sa paume, sourcils baissés.
— On a trouvé autre chose, dans l'herbe, à Saint-Porchaire, reprit-il après un temps.
— Ton fragment de fil de pêche, déposé par le vent.
— Il n'était pas déposé, Louis, il était coincé. Suis-moi. Suppose que je sois l'assassin. Je dois coûte que coûte faire disparaître la seringue.
— Et pourquoi, au fond ? Quelle importance que l'on trouve ta seringue ? C'est moins incriminant qu'une balle. Pas de rayures de canon, pas d'identification de l'arme. Pourquoi veux-tu récupérer ta seringue ?
— Pour que personne ne puisse imaginer un seul instant qu'il s'agit de meurtres. Si l'on n'avait pas trouvé le lien entre les victimes et les blaps de La Miséricorde, on piétinerait toujours au même endroit : les recluses ont muté, et les vieux meurent parce qu'ils sont vieux. Pas de meurtres, pas d'enquête, l'assassin ne craint rien. Je ne crains rien. Si je récupère ma seringue, bien sûr.
— Et tu t'y prends comment ?
— Je la mets en laisse. Je fais passer un fil de nylon, du fin mais du résistant, du 0,3 mm par exemple, par la bouche du canon, je le rattrape à la culasse. J'en accroche le bout à la seringue, et je charge. Quand la seringue part, elle emporte avec elle soixante mètres de fil qui se dévident depuis un enrouleur extérieur. Tu y es ?
— Pas d'accord. Ça va tirer sur l'enrouleur, et ta seringue sera beaucoup trop ralentie.
— Évidemment. Donc avant de décocher, je débobine soixante mètres de fil, ou trente, selon la distance par rapport à ma cible.
— Si bien que le fil part sans se raidir sur l'enrouleur. J'admets.
— Quand la seringue touche la cible, je tire aussitôt sur le fil, un coup sec, pour l'extraire de la peau. Le temps que le type regarde sa piqûre, la seringue a disparu. Puis j'enclenche l'enrouleur en sens inverse, et la seringue vide me revient, docile comme un chien qu'on siffle. Que s'est-il passé à Saint-Porchaire ? Une fois Vessac piqué, j'ai tiré sur mon fil. Mais la seringue s'est coincée dans les orties. Je déclenche l'enrouleur, je force, le fil casse. Une fois Vessac rentré chez lui avec Élisabeth, je vais jusqu'à la porte, je coupe le fil bloqué et je récupère ma seringue. Un petit fragment de nylon est resté dans l'herbe. Qui le verra ? Qui s'en souciera ?
— Toi. Mais une seringue, Jean-Baptiste, c'est comme une balle, c'est ajusté serré dans le canon. Avec le fil de nylon glissé dans l'âme, elle va peiner à sortir, ça va bousiller la trajectoire, ça va vriller.
— Ce sont des canons à âme lisse, ça ne vrillera pas. Mais je suis d'accord, si tu charges une seringue de 13 dans un canon de 13, en comptant l'épaisseur du fil engagé dans le canon, ça va s'enrayer. J'enfile donc une seringue de 11 dans mon canon de 13.
— Avec deux millimètres de jeu ? Ça va flotter. Et là encore, tu ne maîtriseras pas ta trajectoire.
— Pas si j'embobine ma seringue dans je ne sais quoi jusqu'à ce que son diamètre atteigne 12,4 mm. Comme le faisaient les anciens avec leurs mousquets et leurs balles mal calibrées qu'ils enroulaient dans du papier pour qu'elles adhèrent à l'âme. Pour plus de sûreté, tu huiles bien le tout. Et là, ça part droit, crois-moi. Système D des vieux soldats. Avantage du fusil hypodermique : propulsion à air comprimé et non à poudre : cela fait plop, et à quarante ou soixante mètres, ou à bien moins, tu n'entends rien.
— Et comment trimballes-tu discrètement ton fusil, même s'il fait sombre, sur une route de village, dans une rue de Nîmes ?
— Je me sers d'un modèle pliable, cela existe et ça tient dans un sac de voyage banal. Avec l'enrouleur et la lunette de visée nocturne.
— C'est jouable.
— Non, Louis, c'est joué. C'est cela, le « crachat du ciel ».