Sous le regard de Retancourt qui admirait — et ingérait — les savoir-faire qu'elle ne possédait pas, Mathias, équipé de sa tenue anti-contamination, passa la seconde journée de fouille à démonter en silence le sol d'occupation et le faire tamiser. Il répartissait dans des caisses les divers objets de sa collecte, quelques tessons de céramique révélant une seule assiette et un cruchon pour l'eau, des objets métalliques — fourchette, couteau, cuillère, piochon, et un crucifix, tous épaissis de rouille —, les restes d'un vêtement, d'une couverture, d'un hamac, des fragments de cuir (une Bible), et enfin des ossements, témoignant de rares dons de viande, des arêtes de poisson, des coquilles d'œuf, des huîtres (quatre, soit une huître pour chaque Noël passé ici). Le reste des aumônes, des bouillies, des soupes, du pain, avait disparu. Pas de pépins de fruits, hormis sept noyaux de cerise. Pas de seau pour la toilette. Pas de peigne, pas de miroir. Pas de ciseaux. On avait beau être dévot, on avait beau révérer la sainte femme, on ne donnait qu'avec avarice. Mathias secouait souvent la tête, désabusé. Quand il vida la fosse d'aisance, profonde d'un mètre — elle avait dû mettre bien du temps pour la creuser, munie de ce seul piochon offert par la charité publique —, il trouva tout de même cinq lits de paille qui avaient permis à la recluse de recouvrir les déjections une fois l'an. Mais pas de chaume au sol, qui aurait pu assainir les lieux.
— Tout de même, dit-il, en exhumant cinquante-huit roses en plastique. Quelqu'un lui en offrait une par mois, elle les rassemblait contre le mur. Tout de même, répéta-t-il. Sur cent hommes, il s'en trouve un qui pense autrement. Pour toi, ajouta-t-il en tendant un sachet à Adamsberg. Six incisives, trois canines, douze prémolaires et molaires. Sur la totalité de sa denture, elle a perdu vingt et une dents.
Adamsberg s'approcha, soudain hésitant. L'identité de la recluse, à portée de main. Il saisit le sachet avec précaution, presque intimidé, le mit à l'abri et reprit sans un mot sa place auprès de Retancourt, apportant l'eau en continu tandis que Veyrenc tamisait les sédiments. Mathias indiquait les éléments à prélever, des ossements de souris, de rats, d'une fouine, et d'innombrables fragments de chitine de scarabées et d'araignées. Mais aussi de longs fragments d'ongles cassés, recourbés, beaucoup de cheveux blonds et gris, environ quatre poignées entières.
Mathias en examina un grand nombre à la loupe.
— Les bulbes sont foutus, Adamsberg, tu ne trouveras pas d'ADN là-dedans. Elle est entrée ici cheveux blonds, elle en est sortie cheveux gris. Bon Dieu, qu'est-il arrivé à cette femme ?
— Si c'est Bernadette, la sœur aînée…
— Bernadette ? coupa Mathias. C'est pour cela qu'elle serait venue si près de Lourdes ?
— Peut-être. Elle a été séquestrée vingt et un ans par son père, violée dès l'âge de cinq ans, maltraitée, mal lavée, mal nourrie.
— Une dent perdue par année de souffrance. Et des cheveux à la pelle.
— Si c'est la sœur cadette, Annette, séquestrée pendant dix-neuf ans, elle fut louée à une bande de dix jeunes violeurs de l'âge de sept à dix-neuf ans. Que ce soit l'une ou l'autre, elle n'a pas pu revenir à la vie. Elle a fait la seule chose qu'elle avait appris à faire, être enfermée.
Mathias fit tourner sa truelle entre ses doigts.
— Et qui l'a sortie de là ?
— Un arrêté préfectoral.
— Non, je parle de la maison.
— Son frère aîné. À vingt-trois ans, il a tranché la tête de son père.
— Et de quoi la soupçonnes-tu, cette femme ?
— D'avoir assassiné les dix violeurs.
— Et que feras-tu, alors ?
À neuf heures, tout était achevé, après treize heures de travail sans trêve. Seule Retancourt s'affairait encore, lavait les outils, démontait la chèvre, entreposait les caisses dans la camionnette. Mathias la regardait agir, se demandant si le pouvoir de l'arbre pouvait connaître un répit.
— Ne rangez pas les pelles, Violette, dit-il. On comble l'excavation demain.
— J'y pense.
— Je garderai l'assiette, dit Adamsberg. Mettez-moi les fragments de côté, lieutenant.
— Vous allez la recoller ?
— Je crois.
— Quand on rebouchera, on replacera les roses, non ? demanda-t-elle.
Adamsberg acquiesça et partit aider Veyrenc à la préparation du dîner, qu'il avait prévu réconfortant.
— Que penses-tu de Mathias ? lui demanda Adamsberg.
— Doué, fin, farouche peut-être. Je pense aussi que ton homme préhistorique apprécie Retancourt.
— Plus inquiétant, je crois que c'est réciproque.
— En quoi est-ce inquiétant ? Pour elle ?
— Parce que celui ou celle qui devient humain abandonne ses facultés divines.
Rôti de bœuf, pommes de terre sous la cendre, fromage et madiran, Mathias en remercia Veyrenc de plusieurs hochements de tête. Adamsberg s'accouda dans l'herbe. Pourquoi Veyrenc pensait-il que la bulle « Martin-Pécherat » n'était pas réglée ? Il avait été si satisfait de pouvoir la rayer de la liste. Il réfléchit au martin-pêcheur. De cet oiseau, il ne savait que deux choses : il était orange et bleu et avalait les poissons dans le sens des écailles, pour ne pas se blesser. Rien à tirer de lui pour l'enquête. Les bulles restaient inertes quand il y pensait. À l'exception du mot « oiseau », qui faisait sans cesse vibrer quelque chose. Bien sûr, il y avait tant de pigeons là-dedans. Il se redressa et nota dans son carnet : « Oiseau ».
— Qu'écris-tu ? demanda Veyrenc.
— J'écris « Oiseau ».
— Comme tu veux.
Allongé à la nuit dans sa tente, le dos un peu rompu par les transports d'eau, Adamsberg songea à planter une tente semblable dans son petit jardin, avec l'autorisation de Lucio. Il s'y sentait bien, un peu comme dans la parenthèse d'un train, percevant tous les bruits de la nature avec netteté, le croassement de grenouilles lointaines, le battement des ailes des pipistrelles, le halètement d'un hérisson, assez proche de sa tente, le chant inattendu d'un ramier qui, au lieu de dormir comme tous les oiseaux diurnes de la terre, s'obstinait à lancer son appel nuptial. On était en juin, et il était encore seul. Adamsberg lui souhaita bonne chance avec sincérité. Des bruits humains aussi. Le crissement disharmonieux d'une fermeture éclair qu'on ouvre, celle d'une tente, à cinq mètres à sa gauche, le frottement des pas dans l'herbe, le second bruit disharmonieux d'une autre tente, à sa droite. Les tentes de Retancourt et de Mathias. Bon sang. Allaient-ils poursuivre leurs bavardages de la veille assis tous deux en tailleur dans la tente, autour de la lanterne ? Ou autre ? Adamsberg ressentit l'embarrassant sentiment qu'on lui volait sa propriété. Se rendant compte par ailleurs qu'au lieu de penser « volait sa propriété », il avait commis le lapsus muet d'énoncer « violait sa propriété ». Les mots jouaient. Violer, voler, dérober ou voltiger. Les oiseaux, encore. Il alluma sa lanterne et écrivit au bas de sa feuille : Violer, voler, dérober, voltiger, les oiseaux. Il ouvrit sa tente, jeta un coup d'œil dans la nuit. Oui, il y avait de la lumière à sa droite. Il s'allongea de nouveau, entraînant de force sa pensée ailleurs. La mission était accomplie, il détenait les molaires de la recluse.
Et que feras-tu, alors ?