Adamsberg avait adressé au matin un aimable message à Irène :
— Je suis dans le coin avec mon collègue aux mèches rousses, pour des vérifications sur site. Peut-on passer prendre le café ?
— Avec plaisir, Jean-Bapt ! Seulement, deux hommes d'un coup chez moi, faut que je fasse déguerpir la Louise en vitesse ! Vous serez là à quelle heure ?
— Après le déjeuner. Vers 14 h 30.
— Ben c'est parfait. Sitôt la dernière bouchée avalée, elle file faire la sieste et c'est moi qui dois tout débarrasser. Le café sera chaud quand vous arriverez.
Adamsberg ferma son portable et se mordit la lèvre, ressentant le plein dégoût de sa bassesse.
Six heures plus tard, il faisait les cent pas devant la porte bien entretenue de la petite maison de Cadeirac, avant de se décider à sonner.
— Les derniers pas perdus, dit-il à Veyrenc.
À sa manière, Irène s'était mise sur son plus chic, avec une robe surchargée de fleurs qui ressemblait à un papier peint. En contraste, elle portait toujours ses baskets inappropriées, auxquelles l'obligeait son arthrose.
— Louise ronfle depuis un bon quart d'heure, on sera bien tranquilles, dit-elle, enjouée, en les priant de s'asseoir.
Adamsberg prit place en bout de table, Irène à sa gauche, Veyrenc sur le banc, à sa droite.
— Pardonnez-moi, Irène, mais je n'ai pas de cadeau. Vraiment pas de cadeau à vous faire.
— Dites, commissaire, on ne va pas se faire des cadeaux à chaque fois qu'on se croise. Ça perd de son charme à la longue. D'ailleurs, samedi dernier, votre collègue photographe, elle m'a apporté un cadeau. Une boule à neige de Lourdes. Moi, les bondieuseries, j'en ai soupé, je dois vous le dire. Mais elle est fine, cette femme. On ne dirait pas, avec sa stature, hein ? Elle a choisi un petit angelot, on dirait un gosse qui joue sous la neige. Tenez, regardez si elle n'est pas belle.
Irène alla piocher la boule nouvelle dans sa collection exposée sur le buffet. Adamsberg découvrait les lieux : un intérieur débordant de décorations mais rangé à l'excès. Chaque chose à sa place et les moutons seront bien gardés. « Elle était très organisée et soigneuse », avait dit Mathias, et elle l'était restée. Tenace aussi, courageuse, déterminée.
Irène déposa la boule de Lourdes devant Adamsberg, et Adamsberg sortit la sienne de sa poche.
— C'est pas que vous êtes venu me la rendre quand même ? C'était un cadeau.
— Et j'y tiens beaucoup. Le tourbillon des bulles de neige.
— Des flocons, on dit, commissaire. Pas des bulles.
— Oui. C'était pour vous montrer qu'elle ne quitte pas ma poche.
— Ben à quoi ça sert, dans une poche ?
— Cela m'aide à penser. Je la secoue, et je regarde.
— Comme ça vous plaît. Chacun sa méthode, pas vrai ? dit Irène en versant le café chaud. Il me manque deux cuillères, ajouta-t-elle avec contrariété. Chaque fois quand votre collègue est passée. Ce n'est pas grave, j'en ai d'autres. Elle est très sympathique mais en attendant, il me manque deux cuillères.
— Elle est un peu kleptomane, Irène, vous me suivez ? Un petit souvenir, partout où elle passe. Je lui ferai rendre gorge. J'en ai l'habitude.
— Je ne dis pas non. Parce que c'est une collection de douze, avec chacune un manche en plastique de couleur différente. Alors bien sûr, ça dépare maintenant.
— Promis, je vous les posterai.
— C'est gentil.
— Je ne vais pas être gentil, Irène, aujourd'hui.
— Ah bon ? C'est dommage, ça. Ben allez-y. Il est comment ce café ?
— Excellent.
Adamsberg secoua la boule et regarda la neige tomber sur le vaisseau de Rochefort. Le froid glacial sur la Trinidad. Veyrenc demeurait silencieux.
— Vous non plus, dit Irène avec un signe de menton en direction de Veyrenc, vous n'avez pas l'air dans votre assiette.
— Il a mal au crâne, dit Adamsberg.
— Vous voulez un cachet ?
— Il en a déjà pris deux. Quand il a la migraine, il ne peut plus dire un mot.
— Vous verrez, dit Irène, ça passe avec l'âge. C'est avec quoi que vous allez m'embêter, Jean-Bapt ?
— Avec ceci, Irène, dit Adamsberg en ouvrant son sac. Ne parlez qu'après, je vous en prie. C'est déjà assez difficile comme cela.
Adamsberg commença d'étaler en ligne sur la table les photos des neuf blaps de La Miséricorde et de Claude Landrieu, à dix-huit ans. Dans l'ordre chronologique de leur mort. En dessous, il répartit les photos des mêmes hommes, mais quarante ou soixante ans plus tard.
— On dirait que vous faites une réussite, commenta Irène. Avec des cartes à jouer.
— Tous morts, dit-il.
— C'est ce que j'ai dit. Pour le tueur, c'est une réussite.
— Totale. Depuis celui-ci, César Missoli, décédé en 1996, jusqu'à ces deux-là, Torrailles et Lambertin, morts mardi dernier. Les quatre premiers par balle et pseudo-accidents, de 1996 à 2002. Les six autres par dose excessive de venin de recluse au cours du mois dernier.
Tranquillement, Irène proposa une nouvelle tournée de café.
— C'est excellent pour le mal au crâne, dit-elle, c'est prouvé.
— Merci, dit Veyrenc en tendant sa tasse.
Puis elle resservit Adamsberg, enfin elle-même, dans l'ordre de la courtoisie.
— Après 2002, reprit Adamsberg, il y a un blanc de quatorze années. On peut supposer que l'assassin emploie tout ce temps à mettre au point une nouvelle technique meurtrière, très complexe mais qui lui correspond infiniment mieux : avec du venin de recluse.
— Bien possible, dit Irène, intéressée.
— Et ce n'est pas à la portée du premier venu. C'est un travail aussi long qu'inventif. Mais le tueur y parvient, et exécute six hommes à la suite. Vous me suivez ?
— Mais oui.
— Et pourquoi choisir la recluse, Irène ? Pourquoi choisir le moyen le plus compliqué qui puisse s'imaginer ?
Irène attendit la réponse, fixant le commissaire dans les yeux.
— Les pourquoi, c'est votre boulot, dit-elle.
— Parce que seule une recluse, une authentique recluse, peut devenir recluse à son tour et tuer avec son venin. Parce que cela, Irène, dit Adamsberg en sortant un paquet enveloppé de papier bulle, qu'il s'appliqua à ouvrir avec précaution et respect. Cela, répéta-t-il en déposant sur la table l'assiette blanche à fleurs bleues, recollée par ses soins.
Irène eut un mince sourire.
— C'est son assiette, reprit-il aussitôt, pour éviter à Irène d'avoir à parler. Celle dans laquelle elle a mangé pendant cinq ans, ce qu'elle pouvait, ce qu'on lui donnait, par la lucarne haute, la fenestrelle de l'ancien pigeonnier muré, dans le Pré d'Albret. J'en ai fait effectuer la fouille, puis remettre la terre en place. J'y ai replacé les cinquante-huit roses, là même où elle les rangeait, mois après mois, le long du mur.
Veyrenc avait baissé la tête, mais non pas Irène, dont le regard passait de l'assiette au visage du commissaire.
Adamsberg fouilla de nouveau dans son sac et posa sur la table deux photos de presse de 1967, celle où l'on voyait la sortie de la mère et de ses deux filles, une autre où Enzo serrait ses sœurs dans ses bras couverts de sang.
— Elles, dit-il. L'aînée ici, Bernadette Seguin, et sa sœur cadette à ses côtés, Annette, violée pendant douze ans par les blaps de La Miséricorde. Où le père était surveillant. Et puis, continua Adamsberg dans le silence, elles changent de nom, on perd leurs traces. Inaptes à la vie après tant de souffrances, on les place en hôpital psychiatrique. Où elles demeurent quelques années. De 1967 à je ne sais quelle date.
— 1980, pour la cadette, dit paisiblement Irène.
— Mais Bernadette s'emmure dans l'ancien pigeonnier qu'elle transforme en reclusoir. Elle y tient sa croix, elle y lit sa Bible. Elle en est expulsée cinq ans plus tard. Retourne à l'HP, et cette fois elle s'adapte, elle apprend, elle lit. Elle revoit sa sœur, prostrée et incapable de vivre sans les soins d'Enzo. Mais rien n'y fait, elle dépérit. Bernadette envoie aux orties la religion, qui ne leur a appris qu'à plier et obéir. Sa mission se forme, irrévocable : seule, elle libérera sa sœur de ceux qui l'ont détruite. Pas tout à fait seule tout de même. Enzo lui a confié les noms des blaps.
— Enzo est un malin.
— Vous l'êtes tous deux. C'est ainsi qu'il a su que neuf d'entre eux étaient de La Miséricorde.
— Où mon père…
Irène s'interrompit et cracha au sol, sur son dallage immaculé.
— Désolée, excusez-moi, c'est un vœu. Chaque fois que je dois dire « mon père », je dois cracher au sol pour que ce mot ne reste pas dans ma bouche. Excusez-moi.
— Faites, Irène.
— … les recrutait.
— Dans la Bande des recluses. Enzo s'était mis en chasse, il avait fini par tout savoir, recluses comprises, sur ces blaps immondes.
— Il est bien ce mot, « blaps ». Vous vous rendez compte ? Enfourner une recluse dans le froc d'un gamin de quatre ans ? Ça en dit long sur les chemins de l'enfer, pas vrai commissaire ? Une fois ces serpents entrés dans le grenier d'Annette, mon père…
Nouveau crachat.
— … gardait la porte. Et il regardait.
— Mais Enzo avait la liste. Vous pouviez redonner vie à Annette.
— Attention, commissaire, n'allez pas l'emmerder. Elle n'y est pour rien. Mais déjà, quand les quatre premiers ont crevé d'accident, elle en a ressenti du bienfait. Ni Enzo, n'allez pas l'emmerder. Il n'a fait que me donner les noms, précisa-t-elle avec un sourire.
— Il savait ce que vous alliez en faire.
— Non.
— Et il a vu ce que vous en faisiez.
— Après les quatre accidents, enchaîna Irène sans répondre, j'ai pris du temps. J'aurais pu la sauver beaucoup plus vite. Mais faire pénétrer le venin de la recluse dans leur sang, désagréger leurs corps, ça m'a paru si désirable que j'ai dû faire comme cela. Je l'ai dû, commissaire. J'ai promis à Annette qu'ils seraient tous morts dans dix ans. Ça la tiendrait debout, je me suis dit. Vous ne pouvez rien contre elle, ni contre Enzo. Je me suis renseignée, commissaire.
— Qui ne dénonce pas un crime qui va avoir lieu va en taule. Sauf si cette personne a un lien familial direct avec l'assassin. S'il s'agit d'une sœur, ou d'un frère, on ne peut pas y toucher.
— Voilà, dit Irène en souriant. Aujourd'hui, cela fait huit jours qu'Annette est libre. Encore plus quand j'aurai écrit le livre qui dira leurs noms. Enzo m'a dit qu'hier soir elle a pris un repas quasi complet. Il voulait qu'elle boive du champagne, et elle refusait. Mais au bout du compte, elle en a avalé deux tiers de coupe. Et elle a presque ri. Ri, commissaire. Un jour elle pourra sortir, elle pourra parler. Conduire peut-être, même.
— En position antalgique.
— Pensez, commissaire, je n'ai pas plus d'arthrose que vous ou moi. Mais il me fallait bien justifier tant de voyages. Je les ai commencés bien avant d'éliminer la vermine, pour qu'ils paraissent toujours naturels, habituels, hein ? J'en ai fait beaucoup d'inutiles, sauf pour ramasser des boules à neige, je dois dire. Et là-dedans, je mélangeais les vrais voyages, comme celui de Bourges, d'où je vous ai appelé. Bien sûr que je n'étais pas à Bourges, je revenais de Saint-Porchaire.
— Avec votre fusil hypodermique.
— Un très bon modèle. Ça se commande sur internet d'un clic. Pratique comme tout.
— C'est Enzo qui s'en est chargé.
— Enzo n'a rien fait.
On entendit du bruit à l'étage. Louise se réveillait.
— Une minute, commissaire, je vais la faire rentrer dans son trou. On ne peut jamais être tranquille.
Irène grimpa lestement et sans canne la moitié de la volée d'escalier et cria :
— Ne descends pas, ma Louise ! Je suis avec deux hommes !
— Et voilà, dit-elle en se rasseyant, pendant qu'on entendait la porte de la chambre de Louise se refermer. Simple comme bonjour. La pauvre, ne le répétez pas, mais on l'a violée à trente-huit ans.
— Nicolas Carnot, je sais. Qui connaissait Claude Landrieu. Qui connaissait la Bande des recluses.
— C'est pour cela que vous l'avez soupçonnée.
— Vous avez compris cela, Irène.
— Ce n'était pas très difficile.
— À cause de son nom aussi : Chevrier. J'ai pensé qu'elle l'avait choisi à cause de la petite chèvre du père Seguin.
— Vous avez le droit de cracher par terre, puisque vous avez prononcé le mot.
Adamsberg s'exécuta.
— C'est pour nous éloigner d'elle que vous avez laissé des cheveux dans le cagibi de chez Torrailles ?
— Et pour vous envoyer dans le décor. Désolée, commissaire, je vous aime bien, vrai de vrai, mais à la guerre comme à la guerre.
— Ce que je n'ai jamais résolu, c'est la question du venin. Comment en obtenir autant ? D'accord, vous avez eu quatorze ans pour le faire. Mais comment ? Trouver des recluses ? Les faire cracher ?
— Faut être fortiche, hein ?
— Très, dit Adamsberg en souriant. Et pour imaginer l'astuce du fil de nylon aussi. Dites-moi, vous avez bien chargé un fusil de 13 avec des seringues de 11 ? En les enrobant ?
— Ben oui, sinon cela aurait coincé. Enrobées avec du ruban adhésif, et passées à l'huile. On se débrouille. C'est comme pour les recluses. Figurez-vous que j'en ai eu, en tout, en comptant les mortes, jusqu'à cinq cent soixante-cinq.
— Et comment ? répéta Adamsberg.
— Au début, en les aspirant dans leurs trous. Entre le bûcher, la cave, le grenier, le garage, j'avais de quoi faire, croyez-moi. Après quoi j'ouvrais le sac de l'aspirateur et je les récupérais à la pince pour les mettre dans les terrariums. Je dis les terrariums parce que si vous les mettez toutes ensemble, elles font quoi ? Elles se bouffent. Parce qu'elles voient quoi dans l'autre ? Un truc à manger. Pas plus sorcier que ça. J'ai eu jusqu'à soixante-trois terrariums. Je ne peux pas vous les montrer, je les ai tous foutus, pardon, excusez-moi, envoyés à la déchetterie. Terrarium, c'est un grand mot. C'étaient tout bêtement des boîtes en verre, avec un couvercle et des trous dedans, de la terre au fond, des bouts de bois pour qu'elles puissent se cacher et fourrer les cocons là-dedans, et des insectes morts, des grillons, des mouches, pour les nourrir. À la période d'accouplement, je collais un mâle à chaque femelle et allons-y. Ensuite je récupérais les cocons et j'attendais les naissances. Là encore, je mettais les nouveau-nés en terrariums isolés, sinon ils se mangent entre eux. Et je vous dis une chose, commissaire : attraper un petit d'araignée sans le blesser, ça demande de l'entraînement. Ce que j'ai fait, tout bonnement, ça s'appelle de l'élevage.
— Mais le venin, Irène ?
— Ben dans les labos, ils envoient une impulsion électrique, ça les fait cracher. Mais les machines sont drôlement sophistiquées. Moi, il a bien fallu que je me débrouille. Vous prenez une lampe torche, voyez, celle sur laquelle on peut appuyer un quart de seconde pour faire des signaux.
— Je vois.
— Bon. Sur les conducteurs de la pile, vous attachez un fil de cuivre, c'est pas sorcier. Vous appuyez le bout de ce fil sur le corps de l'araignée, sur son céphalothorax. Vous me suivez, Jean-Bapt ?
— Je vous écoute, surtout.
— Vous appuyez sur le bouton de la lampe, très court, ça lui balance une décharge et l'araignée crache. Attention, faut utiliser une pile trois volts, pas plus, sinon elle meurt. Et faut pas appuyer trop longtemps. J'en ai tué des masses avant d'être au point. Je mettais les bestioles dans un petit godet. J'en faisais cracher, disons, une centaine à la suite, puis j'aspirais le venin à la seringue, et je le transférais dans des petits tubes à essai bien bouchés. Ensuite, direction frigo. Attention, du moins 20 o, congélateur domestique quatre étoiles. Avec ça, le venin se conserve autant d'années qu'on veut.
— Une seconde, Irène, comment faisiez-vous pour que la recluse ne sorte pas du godet avant l'impulsion ?
— Un petit coup de gaz sur la cuisinière. Mais surtout pas trop. Faut le coup de main. J'avais testé sur des petites tégénaires d'un centimètre, j'en ai bousillé pas mal là aussi. Après j'avais le truc. Un infime coup de gaz, c'est pas tout le monde qui peut le faire, faut l'expérience. On se débrouille. Ensuite, ma recluse est dans les vapes, elle ne bouge plus, et je la fais cracher. Bien sûr, ça demande de la réflexion, ça demande du travail. Je ne dis pas ça pour me vanter. Il m'a fallu quatre ans pour que mes terrariums fonctionnent. J'en ai perdu beaucoup, pardon, je vous l'ai déjà dit, je m'excuse. Faut savoir qu'une araignée recharge sa provision de venin en un ou deux jours. Moi, j'ai toujours préféré attendre trois jours pour être sûre d'avoir la dose complète. J'ai compté vingt-cinq doses par seringue, pour être certaine de pas les louper. Ce qui me faisait cent cinquante doses à préparer pour les six ordures qui restaient. Plus cent si jamais je ratais mon tir. Deux cent cinquante doses. Plus deux cent cinquante autres si jamais le congélateur tombait en panne, ou qu'il y aurait coupure d'électricité. Ah oui, faut tout imaginer. Au total tout de même, ça faisait cinq cents doses à recueillir, que j'ai arrondies à six cents, parce qu'il reste toujours du venin sec qu'on ne peut pas pomper dans le godet. Ah si, faut prévoir tout ça, Jean-Bapt. J'ai un autre frigo dans le bûcher, là où j'avais mes terrariums derrière le bois — qui c'est qui va s'emmerder à déplacer des bûches ? — , le deuxième congélateur, fermé à clef, branché sur un générateur autonome, capable de tenir quatre jours. C'est qu'à force, c'est comme tout, on s'y connaît.
— Je l'avais dit : quatorze ans d'avance.
— C'est pour ça que vous ne pouviez rien empêcher, commissaire, ne vous en voulez pas surtout. Mais vous m'avez quand même trouvée. Là, je m'incline. Et je m'en fous pas mal, je vais vous dire, le boulot est fait. Le vôtre aussi. J'aime bien que les boulots soient faits.
Adamsberg rassembla les photos et les rangea dans son bagage. Il désigna l'assiette à Irène d'un air interrogateur, qui lui disait : « La voulez-vous ? »
— Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse ? dit-elle. Elle est toute cassée. Et puis c'est pas en prison qu'ils vont me laisser manger dedans, pas vrai ?
Adamsberg replia le papier bulle autour de l'assiette et la glissa avec précaution dans son sac.
— Vous allez en faire quoi, vous ? demanda-t-elle.
— La remettre là-bas, je pense. Au sol du reclusoir.
— Ça me va.
— Et maintenant, Irène…, commença Adamsberg en se levant et jetant un coup d'œil à Veyrenc.
— Ben vous pouvez me laisser une minute tout de même, coupa-t-elle. Faut que je débarrasse les tasses, et que je me prépare un bagage.
— Tout le temps nécessaire. Barrez-vous, Irène.
Adamsberg enfila sa veste, empocha sa boule à neige, attrapa son sac et se dirigea vers la porte. Irène et Veyrenc, immobiles, le suivaient du regard.
— Vous avez dit quoi ? demanda Irène.
— J'ai dit : barrez-vous, Irène. Bagage, argent — vous avez du liquide ? — , et disparaissez. D'ici demain. Je suis bien certain qu'Enzo saura vous trouver une nouvelle identité, comme il l'a fait pour lui-même. Et un portable intraçable.
— Non, commissaire, dit Irène en rassemblant les tasses. Vous ne comprenez pas. Je veux aller en prison. Je l'ai toujours prévu.
— Non, dit Adamsberg. Pas en cellule, pas pour la troisième fois.
— J'y serai justement tout à fait à mon aise. Pour les raisons que vous semblez bien connaître. J'ai fait mon boulot, je rentre entre mes murs. Je respecte ce que vous faites, Jean-Bapt, je dois dire. Je respecte et je remercie. Mais laissez-moi aller. Et puisque vous m'offrez une marge, je prends deux jours pour bien ranger mes affaires et aller voir Annette et Enzo. Merci de ce délai aussi, commissaire, j'aime pas le désordre. Et que vous le vouliez ou non, au troisième jour, je me présenterai à la gendarmerie de Nîmes. C'est mieux que ce soit eux qui m'emmènent. Parce que si c'est vous, j'ai idée que cela ne vous plairait pas trop.
Adamsberg avait posé son sac à terre et la regardait, penchant un peu la tête, comme pour mieux scruter sa résolution.
— Je vois que vous pigez, commissaire.
— Je ne suis pas sûr de vouloir piger.
— Ne vous frappez pas, allez. Ils me donneront quoi ? À mon âge ? Avec les « circonstances », comme ils disent ? Dix ans ? Dans quatre ans je serai sortie. Tout juste le temps d'écrire mon livre sur les blaps de La Miséricorde. Et ça, je peux le faire qu'au cachot. Vous me suivez ? J'aurais une chose plus difficile à vous demander. Vraiment je suis gênée, je m'excuse.
— Dites.
— C'est voir s'il n'y aurait pas moyen que j'emporte ma collection de boules à neige en prison ? C'est léger, c'est du plastique, c'est pas dangereux, et je n'ai plus personne à tuer.
— Je ferai mon possible, Irène.
— Vous y arriverez ?
— Je vous les apporterai, toutes.
Irène sourit, plus largement qu'il ne l'avait jamais vue faire.