VI

En frappant doucement à la porte d'Adamsberg, Voisenet eut l'impression amusante et désagréable de participer à une petite conspiration. L'impression soudaine, aussi, d'être un imbécile. S'intéresser à cette araignée, se retrouver à la nuit pour en parler à mots couverts, tout cela n'avait aucun sens. Il avait encore la tête à l'effondrement de Carvin, à la brillante prestation de Danglard, à la découverte des clefs. Tout cela existait, tout cela justifiait leur travail et leur motivation. Mais cette araignée, non.

Adamsberg surveillait la cuisson des pâtes et d'un geste fit signe à son lieutenant de s'asseoir.

— Il y a un type dans votre jardin, commissaire.

— C'est mon voisin, le vieux Lucio. Le soir, il est toujours planté là, assis sous le hêtre, avec une bière. Dieu le préserve des araignées. Quand il était enfant, il a perdu un bras pendant la guerre d'Espagne. Mais sur ce bras, il avait été mordu par une araignée, et il répète inlassablement que son bras est parti avant qu'il ait fini de gratter la piqûre. Que, de ce fait, cela continue toujours de le démanger. Il en a tiré un précepte qui, selon lui, s'applique à toutes les situations de l'existence : ne jamais laisser une piqûre en plan, toujours la gratter jusqu'au bout, jusqu'au sang, sauf à risquer d'être démangé toute sa vie.

— Je ne vois pas très bien.

— Pas grave, dit Adamsberg en posant sur la table sauce tomate et fromage. Sortez deux assiettes du buffet, ça va être prêt. Les couverts sont dans le tiroir, les verres au-dessus.

— Il y a du vin ?

— Une bouteille, sous l'évier. Servez-vous de pâtes, ça refroidit vite.

— C'est ce que dit toujours ma mère.

— Elle a fini la murène ?

— Je n'ai plus qu'à en extraire le squelette. Ça va avoir de la gueule.

— C'est le cas de le dire.

Adamsberg déboucha la bouteille, ouvrit le bocal de sauce tomate, le considéra un instant avant de le tendre au lieutenant.

— On ne sait pas ce qu'il y a là-dedans. Quarante-trois pesticides, du pétrole, des cosmétiques, du cheval, du vernis à ongles. On ne sait pas ce qu'on bouffe.

— La recluse non plus.

— C'est-à-dire ?

Voisenet vit que la lumière précise qui s'était allumée tout à l'heure dans le regard d'Adamsberg ne l'avait pas quitté. Un regard si ordinairement fondu qu'on ne pouvait manquer cet éclat quand il apparaissait.

— Elle se nourrit d'insectes, comme les oiseaux. C'est-à-dire d'insecticides. Cela fait partie des grands débats sur le net, pour expliquer les morts.

— Allez-y.

— Je ne sais plus, commissaire, si je dois « y aller ». Qu'est-ce qu'on fabrique avec cette recluse ? En quoi cela nous regarde ?

— Posez la question autrement : qu'est-ce que fabrique la recluse ?

— Elle mord, et par malchance, c'est tombé sur des vieux. Ils en sont morts.

— Et pourquoi c'est tombé sur des vieux ?

— Je crois que c'est tombé sur tout le monde, mais on n'a vu que les vieux. Le plus souvent, comme toutes les araignées, la recluse n'effectue qu'une morsure blanche. C'est-à-dire qu'elle n'injecte pas son venin. Elle mord pour avertir, mais elle n'a pas l'intention de gâcher son venin pour un homme, qui n'est pas une proie pour elle. En ce cas, on a deux petits points rouges sur la peau et voilà tout, personne n'en parle. Le mordu ne sait alors même pas qu'il a croisé une recluse. Vous voyez ? D'autres fois, toujours par mesure d'économie, elle ne va vider qu'une seule de ses deux glandes. Alors la réaction est faible. Même chose, on n'en parle pas. Enfin, il y a des gens qui réagissent peu. Ils présentent une petite marque rosée, suivie d'une papule, un petit œdème, et tout cela disparaît de soi-même.

— Donc ?

— Donc, dit Voisenet en remplissant les deux verres, il y a peut-être eu quinze autres personnes mordues depuis le début de la saison chaude, et qui sont passées inaperçues. Sauf ces trois hommes.

Adamsberg secoua la tête.

— Mais la recluse n'est pas agressive, n'est-ce pas ?

— Non, elle se cache au fond d'un trou, elle a peur. D'où son nom. Elle se cloître. Elle n'étale pas une vaste toile dans l'angle d'une fenêtre, comme notre grande tégénaire.

— La très grosse, noire ?

— Oui. Inoffensive par ailleurs. Au lieu que la recluse ne sort prudemment qu'à la nuit, pour se nourrir ou s'accoupler une fois l'an.

— Donc elle mord très rarement, c'est bien cela ?

— Seulement si elle y est contrainte. On peut avoir des recluses chez soi pendant des années sans jamais les voir ou se faire attaquer. À moins de poser brutalement la main sur leur timide trajet.

— Très bien. C'est rare, donc. Combien de morsures a-t-on recensées l'an dernier ?

— Quelque chose comme cinq à sept, sur toute la saison.

— Et aujourd'hui, on en a déjà trois, sur des vieux, en trois semaines. Sans compter ces quinze autres passées inaperçues, alors que la saison ne fait que commencer. On a des statistiques sur les morsures de recluse ?

— Aucune. Parce qu'on s'en fout. Elle n'est pas mortelle.

— Nous y voilà, Voisenet. Il y a eu des victimes âgées l'an dernier ?

— Oui.

— Et elles sont mortes ?

— Non.

— Et les victimes jeunes ?

— Non plus.

— Même réaction chez les uns et les autres ?

— D'après ce que j'ai lu, oui.

— Vous voyez, Voisenet. C'est déséquilibré. Trois vieux déjà mordus, et presque trois morts. Et cela, c'est nouveau. Je suis désolé, je n'ai pas de dessert, pas de fruits.

— Les fruits sont tout autant gavés de pesticides que les araignées. Et le vin, ajouta le lieutenant en examinant son verre, puis avalant une gorgée.

Adamsberg débarrassa la table, tira sa chaise près de la cheminée éteinte et s'y installa, pieds posés sur le chenet.

— Presque trois morts, répéta Voisenet. Entendu, ce n'est pas ordinaire. Et précisément, c'est le débat.

— Comment cela se présente, une réaction à la morsure d'une recluse ? Pourquoi meurt-on ?

— Eh bien, son venin n'est pas neurotoxique, comme il l'est chez la plupart des araignées. Il est nécrotique. C'est-à-dire qu'il décompose les chairs autour de la morsure. La nécrose peut s'étendre sur vingt centimètres de long et dix de large.

— J'ai vu quelques photos des plaies, dit Adamsberg. Noires, profondes, répugnantes. Comme une gangrène.

— C'est une gangrène. Avec des antibiotiques, elle régresse et s'éteint. Parfois, la nécrose est si importante qu'une chirurgie esthétique est nécessaire pour restaurer grossièrement l'aspect antérieur du membre. Une année, un gars y a laissé une oreille entière. Hop, dissoute.

— Assez détestable.

— Ah. Ma murène vous paraît propre en contraste.

— Sans doute.

— Encore que sa morsure peut provoquer une sacrée infection, à cause des bactéries coincées entre ses dents. Et justement, commissaire, cette nécrose de la recluse peut déclencher une infection généralisée, ou s'étendre aux viscères. Ou entraîner une destruction des globules rouges, une atteinte aux reins et au foie. Mais c'est rarissime, bon sang. Et cela n'arrive qu'à de très jeunes enfants ou des personnes très âgées. Parce que le système immunitaire n'est pas encore achevé ou est devenu déficient.

Voisenet se leva à son tour, fit quelques pas, appuya ses mains au dossier de sa chaise.

— Et voilà ce qu'on a, commissaire. Trois hommes mortellement atteints, parce qu'ils étaient vieux. Et c'est tout. Et on n'en parle plus.

— Parce qu'ils étaient vieux et c'est tout, répéta Adamsberg. Mais alors, de quoi débat-on sur le net ?

— De tout ! Sauf qu'il ne s'agit pas d'une enquête de police, commissaire !

— Mais de quoi débat-on sur le net ? insista Adamsberg.

— De la cause des morts. Il y a deux théories. Celle d'une mutation, qui fait trembler le réseau : les recluses étant chargées d'insecticides, de saletés qui détraquent leur organisme, leur venin aurait muté pour devenir mortel.

Adamsberg abandonna sa cheminée pour aller chercher un paquet de cigarettes laissé par son fils Zerk sur le buffet. Il en tira une, assez froissée.

— Et l'autre théorie ?

— Le réchauffement climatique. La puissance du venin s'accroît avec la chaleur. Les araignées les plus dangereuses vivent dans les pays chauds. L'an dernier, la France a vécu un de ses étés les plus chauds. Même chose pour l'hiver qui a suivi, qui n'en porte même plus le nom. Il fait déjà anormalement chaud depuis trois semaines. Si bien que la toxicité du venin aurait augmenté, et peut-être même la taille des bêtes, et de leurs glandes.

— Ce n'est pas stupide.

— Quand bien même, commissaire, ce n'est pas notre affaire.

— Il faudrait que j'en sache plus. Sur les victimes et sur la recluse.

— Sur les victimes ? Vous n'êtes pas sérieux.

— Quelque chose cloche, Voisenet. Tout cela n'est pas normal.

— Et le climat ? Et les pesticides ? Vous trouvez cela normal qu'on ne puisse plus manger de pommes ?

— Non plus. Existe-t-il un endroit à Paris où des gens s'y connaissent en insectes ?

— Les araignées ne sont pas du tout des insectes.

— Ah oui, Veyrenc me l'a déjà dit.

— Mais au Muséum d'histoire naturelle, il y a un labo qui se consacre aux araignées. Ne m'entraînez pas là-dedans, commissaire.

Après le départ du lieutenant, Adamsberg revint s'asseoir, frottant son cou pour en ôter une vague tension qui raidissait sa nuque. C'était face à l'écran de Voisenet, face à la recluse, qu'il l'avait ressentie pour la première fois, accompagnée d'un léger malaise. Un trouble ténu, passager, qui traversait sa route quand il parlait d'elle, et se dissipait. Cela passerait, cela passait déjà. Quelque chose qui le démangeait, aurait dit Lucio à coup sûr.

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