À l'opposé de Danglard, Adamsberg n'avait pas besoin de beaucoup de sommeil. Il ouvrit les yeux à 7 heures, mit le café en route tandis que son fils, Zerk, coupait le pain. Zerk n'était pas plus maniaque que lui, et ses tranches étaient épaisses et inégales.
— Des soucis cette nuit ?
— Un mort dans la vallée de Chevreuse. Interrogatoires, fils nerveux joli comme une fille, secrétaire doué d'une étrange mémoire, un haras, une brute pour le diriger, une femme logée dans une cabane forestière, un sanglier, l'auberge locale, la guillotine de Louis XVI, une tour maudite pleine de fientes de corvidés, le tout dans un endroit qu'on appelle « Le Creux » et qui n'est pas sur la carte.
— C'est mal embrayé ?
— C'est très compact.
— Le pigeon est passé hier. Tu l'as raté.
— Ça faisait bien deux mois qu'il n'était pas venu. Il allait bien ?
— Très bien, mais il a encore chié sur la table.
— C'est un cadeau, Zerk.
À 9 heures, Adamsberg avait réuni la presque totalité de ses adjoints dans la plus grande salle de la Brigade, que Danglard avait nommée un jour précieusement la « salle du concile ». En opposition avec la plus petite « salle du chapitre », qui rassemblait des groupes d'officiers plus restreints. Les appellations étaient entrées dans l'usage courant. Danglard lui-même était ce matin au concile, mal réveillé, et tendait la main vers le café que lui apportait Estalère. Au concile comme ailleurs, le jeune brigadier s'était voué de lui-même à cette fonction, celle de préparer les cafés, qu'il remplissait à la perfection — la seule, disaient certains. Pour le reste, ses yeux verts écarquillés donnaient l'impression de quelque ahurissement perpétuel. Estalère vénérait deux idoles dans la brigade, le commissaire et la puissante et omnipotente Violette Retancourt, à qui ses parents, par quelque malentendu, avaient donné le nom d'une fleur fragile sans prévoir qu'elle atteindrait la taille d'un mètre quatre-vingt-quatre et la masse musclée de cent dix kilos. La dissemblance fondamentale de ses deux dieux laissait souvent Estalère dans une perplexité chagrine, incapable de choisir à la croisée des chemins divergents.
Adamsberg n'avait pas de talent pour les synthèses et les exposés organisés, et il abandonnait pour l'heure cette tâche à Danglard, qui résumait les événements, depuis la femme dans la baignoire — tout habillée, précisa-t-il à l'intention du lieutenant Noël, l'officier le plus trivial de la brigade — jusqu'à la course en forêt menée par le sanglier. Le tout de manière chronologique en même temps que thématique, dans un tressage savant qu'Adamsberg admirait. Chacun savait bien sûr que le commandant Danglard allait bifurquer de-ci de-là dans quelques méandres érudits, ce qui allongerait son récit, mais on s'en accommodait. La femme dans la cabane des bois et la tour mauvaise suscitèrent l'intérêt du commandant Mordent, qui dressa sa tête ridée sur son long cou, prenant cette étonnante allure de vieux héron guettant mélancoliquement un poisson. Mordent était un fin connaisseur des contes de fées, une spécialité qui n'aidait en rien le travail de la brigade, pas plus que le savoir pointu de Voisenet en ichtyologie — soit la science des poissons, avait fini par mémoriser Adamsberg. Et particulièrement des poissons d'eau douce. Sa passion s'étendait à d'autres domaines fauniques et Voisenet se demandait déjà quels corvidés peuplaient la tour, des choucas, des corneilles — noires ou mantelées ? — , des corbeaux freux ?
Le discret Justin, assis à côté de Retancourt, qui semblait pouvoir le balayer d'un souffle, était le seul à prendre des notes en continu.
Pendant qu'Adamsberg arrachait des graines de gratteron du bas de son pantalon, Danglard fit tourner le dessin du signe autour de la table et tous secouèrent la tête les uns après les autres, décontenancés, à l'exception du lieutenant Veyrenc de Bilhc, un Pyrénéen sorti du même morceau de montagne qu'Adamsberg. Veyrenc retint le papier dans sa main un moment, sous l'œil attentif du commissaire, attendu que son compatriote avait enseigné l'Histoire dans une première vie.
— Rien, Veyrenc ? demanda Adamsberg en relevant la tête.
— Pas certain. Ce sont des graines de gratteron ?
— Oui, mais de l'an passé. Elles sont desséchées, mais elles adhèrent encore rudement bien. À moi, cela m'évoque une guillotine. Allez-y, Danglard, développez, sans nécessairement vous étendre trop longuement sur Joseph-Ignace Guillotin.
Un moment de flottement suivit l'exposé de Danglard, énoncé sans aucune conviction, sur Louis XVI, la lame convexe et la correction en une lame droite et oblique. Veyrenc seul adressa un léger sourire à Adamsberg, ce sourire ourlé et posé de biais, signalant sa discrète satisfaction.
— La Révolution ? dit Retancourt en croisant ses bras épais. Je crois qu'on peut tirer un trait dessus, non ?
— Je n'ai pas dit que c'était cela, répondit Adamsberg. J'ai dit que cela me l'évoquait. Et les analyses du signe ont montré qu'il a bien été dessiné ainsi : d'abord les deux barres verticales, puis la ligne courbe, puis le barrage en oblique.
— L'idée est jolie, intervint Mercadet, qui pour l'heure était réveillé et dont l'esprit offrait une vivacité maximale.
Mercadet souffrait d'hypersomnie, obligé à une sieste toutes les trois heures, et la brigade faisait corps autour de lui pour dissimuler le fait au divisionnaire.
— Mais il est vrai, continua-t-il, qu'on comprend mal ce que viendrait faire une guillotine — moitié royale, moitié révolutionnaire — dans ce contexte du drame islandais.
— On ne le voit même pas du tout, approuva Adamsberg.
— Surtout qu'on ne peut pas affirmer qu'il s'agit de meurtres, dit Noël de sa voix rauque, enfonçant ses poings dans son blouson de cuir. Ces deux-là, Alice Gauthier et Henri Masfauré, étaient peut-être des amoureux transis — c'est le cas de le dire, ricana-t-il — qui avaient décidé de disparaître ensemble.
— Mais on n'a pas trace du moindre appel téléphonique entre Gauthier et Masfauré, dit Danglard. Bourlin a remonté sa ligne sur un an.
— Elle a peut-être écrit. Ils se tuent, laissant leur signe de connivence. Non, rien ne prouve les meurtres.
— Maintenant si, dit Adamsberg en ouvrant son téléphone portable. Le labo a fait vite. Danglard vous a exposé que les mains du suicidé, Henri Masfauré, étaient couvertes de poudre. Alors qu'un éventuel assassin, ganté, couvrant le pouce de Masfauré pour tirer, aurait laissé l'ongle vierge de résidus. Mais non, poudre partout. Donc suicide. J'ai demandé un autre examen, plus fin.
— Je comprends, déclara Estalère avec gravité, suivi par une éphémère consternation.
— Et il y a en effet des manques sur les poignets, enchaîna Adamsberg, là où le tueur aurait maintenu les mains de Masfauré dans les siennes. Et on a une trace sans équivoque sur le pouce droit. Une ligne, un trait blanc de trois millimètres de large. Le tueur a donc bien appuyé sur le doigt de sa victime, mais à l'aide d'une ficelle, ou plutôt d'un solide lacet de cuir. Masfauré a été assassiné.
— Si c'est le même signe, s'obstina Estalère en frottant son front, la femme a été noyée de force dans sa baignoire.
— Juste. Et c'est le tueur qui a tracé le signe.
— Ça ne tient pas, intervint Retancourt. S'il veut maquiller les deux meurtres en suicide, pourquoi trace-t-il un signe ? Sans le signe, les deux morts auraient été classées séparément et on n'en parlait plus. Alors ?
— Parce qu'il revendique ? proposa Voisenet. Il inscrit la marque de son pouvoir ? Avec cette supposée guillotine ?
— Considérations banales, dit Retancourt.
— Quand bien même, dit Mordent. C'est le terreau de la vie, la banalité. Rarement, une perle, un grain de sable, une particule luisante tombe sur notre épaule. Et dans cet océan de vagues ordinaires, le pouvoir est le vice banal le plus à son aise chez l'homme. Alors, pourquoi pas le symbole d'une guillotine pour marquer sa puissance ?
— Royaliste ? dit Adamsberg. Révolutionnaire ? Qu'importe au fond. C'est un signe qui indique une exécution suprême.
— Quoi de suprême là-dedans ? dit Mercadet.
— L'Islande. Il y tenait onze êtres sous son emprise, il les tient toujours, et cela le grise. Plus que six à présent.
— Tous en danger de mort, dit Justin.
— Seulement s'ils parlent.
— Mais l'édifice du silence a commencé à se fissurer, dit Adamsberg. Deux morts en deux jours. Divulgués dans la presse. Les six autres ont compris. Vont-ils se taire, vont-ils se terrer, vont-ils s'effondrer ?
— Et impossible de les protéger, ajouta Danglard, affaissé. À part Victor, tous sont anonymes. Nous avons un cadre supérieur — Jean —, un « Doc », une environnementaliste — la compagne de Gauthier —, un spécialiste des manchots empereurs, un sportif. Rien d'autre. On peut ajouter Amédée à la liste des menacés.
— Si Amédée n'a pas tué lui-même, contra Mordent. Et des mobiles, il en avait. À se demander pourquoi on ne lui serre pas la vis dès maintenant.
— Parce que pour le moment, on visserait dans le vide, dit Adamsberg.
Qui rassembla sous ses doigts un petit tas de graines de gratteron et laissa passer un assez long moment.
— Huit d'entre vous partent pour Le Creux sitôt après le déjeuner, ordonna-t-il. Vous aussi, Estalère.
— Estalère peut assurer la permanence à la brigade, dit Noël, de son intonation railleuse.
— Estalère met en confiance ceux qu'il interroge, précisa Adamsberg, contrairement à l'ensemble des flics, et à vous par exemple, lieutenant. Allez me chercher là-bas tous les ragots possibles. Les médisances, les éloges, les ressentiments, les vérités, mensonges, soupçons, rancœurs. Voyez les villageois, les notables, les maires de Sombrevert et de Malvoisine, tout ce que vous pouvez. Qui fut Henri Masfauré ? Quelle fut sa femme ? Et Céleste ? Et Pelletier ? Amédée ? Victor ? Qui, quoi, comment ?
— C'est amusant de remarquer, observa Danglard, que le premier qui passa sous la guillotine nouvelle en 1792 était un voleur nommé Pelletier.
— Danglard s'il vous plaît, dit mollement Adamsberg, ils ont tous faim, et ils partent à 14 heures. Vous aussi. Pour vous, passage chez le notaire d'Henri Masfauré. Mercadet vous accompagne, il est calé en chiffres. La fortune est immense, dit-on. Mordent, prenez qui vous voulez et fouillez dans le passé de l'épouse. Noël, concentrez-vous sur la brute qui dirige le haras, un ex-détenu, c'est votre rayon. Prenez Retancourt avec vous. Étant donné le prototype du gars, ce ne sera pas de trop. Et ne vous placez pas à l'arrière des chevaux, il est capable d'ordonner une ruade sur un simple sifflement. Veyrenc, vous collez au fils, Amédée. Froissy, vous restez ici, vous serrez sur Alice Gauthier, vous réinterrogez le voisin, la garde-malade, les collègues, fouillez tout.
— On pourra aller voir la tour ? demanda Voisenet, curieux des corvidés.
— Pourquoi ?
— Pour se faire une idée de tout.
— Allez-y si ça vous chante, lieutenant. Et si vous en avez le temps, prélevez un seau de fiente pour l'étaler autour de la cabane de Céleste. Ne dites pas que cela vient de la tour, elle la craint comme la peste. Rude à l'abord. Mais brave.
— Pourquoi ? demanda Kernorkian.
— Pourquoi elle est rude ?
— Non, pourquoi la fiente ?
— Il y a des vipères. Ou elle les imagine. Et sa cabane n'est pas bien isolée. Faut en répandre tout autour.
— Très juste, approuva Voisenet, elles en fuient l'odeur. Mais elle ? Rude et brave ?
— C'est souvent comme ça, quand on défend un gosse contre vents et marées. Et pourquoi le défend-elle à ce point ? Cherchez, tous. Dînez à l'Auberge du Creux, la cuisine en vaut la peine, de l'avis du commissaire Bourlin.
— L'Auberge du Creux ? dit Mercadet, un peu surpris.
— C'est ainsi, lieutenant, ils appellent ça le « Creux ». C'est un morceau de terre errante entre les deux villages et ça n'est pas indiqué sur la carte. L'Auberge du Creux, la chapelle du Creux, la tour du Creux.
— On s'en fout de cette tour, gronda Noël.
— On ne se fout jamais de rien, Noël. Ni d'une tour, ni d'un pigeon, ni de Retancourt. Vous vous souvenez ?
Noël inclina à peine la tête, avec désagrément. Il avait tout de même donné son propre sang à Retancourt, pour un cas d'urgence. Adamsberg ne désespérait pas, presque pas, de le rectifier un tant soit peu.
Cette manière de distribuer des ordres — c'était son foutu boulot, qu'il ne pouvait confier à Danglard — l'indisposait. Il fit au plus vite et l'équipe se sépara pour déjeuner, les uns se dirigeant vers l'opulente, bourgeoise et décadente Brasserie des Philosophes, les autres vers le petit café du Cornet à dés, où l'épouse, couvant sa colère, obéissait muettement aux ordres de son mari abrupt, tout en confectionnant des sandwichs peu communs. On appelait le patron « Gros-Plant ». En réalité, on ne l'appelait pas, l'homme n'aimant pas parler. La lutte sociale fulgurait entre les deux établissements postés face à face. Un jour, il y aura un mort, pronostiquait toujours Veyrenc.
Adamsberg le regarda sortir, Veyrenc, lui qui avait compris le signe de la guillotine. Le soleil entrait maintenant dans la grande salle. Et sous cette lumière d'avril, les quatorze mèches anormalement rousses du lieutenant brillaient dans ses cheveux très bruns.
— J'ai pensé à un truc en me réveillant, glissa Danglard avant de partir, de ce ton comploteur qui n'annonçait rien de bon. Enfin, c'était une pensée du réveil.
— Dépêchez-vous, commandant, vous avez à peine le temps de vous restaurer avant de partir.
— Eh bien, c'est cette histoire du comte de Provence.
— Je ne vois pas.
— Je vous ai dit que Guillotin avait été médecin du comte.
— Vous l'avez dit.
— Dans mon demi-sommeil, le comte de Provence m'a amené, de fil en aiguille, à des familles comtales et ducales.
— Vous avez bien de la chance, Danglard, dit Adamsberg en souriant. Les pensées du réveil sont rarement aussi fastes.
— Eh bien, j'ai songé aux prénoms d'Amédée — qui est rare, vous l'avouerez — et de Victor, qui correspondaient à ceux, de toute éternité, des ducs de Savoie. Cela, c'était presque dans le sommeil et je vous épargne la liste de tous les Amédée de Savoie.
— Merci, commandant.
— Mais à partir de 1630, et jusqu'en 1796, il y eut trois Victor-Amédée de Savoie. Victor-Amédée III s'opposa à la Révolution, et son duché fut envahi par les troupes françaises enflammées.
— Et donc quoi ? dit Adamsberg d'une voix lasse.
— Rien. Cela m'a amusé que l'un s'appelle Victor et l'autre Amédée.
— Je vous en prie, Danglard, dit Adamsberg en décollant une boule de gratteron, ne prenez pas l'habitude de dire des choses déraisonnables. Ou bien à nous deux, nous n'irons pas loin.
— Je comprends, dit Danglard après un silence.
Adamsberg avait raison, songea-t-il en poussant la porte. Son influence était sournoise comme une inondation, et il devait, c'est exact, y prendre garde. Se tenir loin des berges glissantes de son fleuve.