XV

Et un silence stupéfait, puis anxieux, enveloppa peu à peu la brigade.

Le lendemain soir de la parution de l'annonce, pas un des membres restants du groupe islandais ne s'était manifesté. Adamsberg avait ôté les dernières boules de gratteron de son pantalon et rôdait d'un bureau à un autre, parmi ses agents perplexes dont l'activité s'alentissait à mesure que passaient les heures, chacun guettant une apparition revigorante de Froissy hors de son bureau. Un petit groupe de discussion s'était formé dans le couloir.

— Même s'ils ne sont pas tous sur les réseaux sociaux, disait Voisenet, voire aucun d'entre eux, quelqu'un devrait déjà les avoir prévenus. Un ami, un membre de la famille.

— Ils ont peur, dit Retancourt.

Elle portait sur son bras le gros chat blanc de la brigade qui, amorphe, reposait sur elle comme un linge propre plié en deux, détendu et confiant, ses pattes ballottant d'un côté et de l'autre. Retancourt était l'être préféré du chat, autrement nommé La Boule, boule qui pouvait atteindre quatre-vingts centimètres en extension. Elle s'apprêtait à aller le nourrir, c'est-à-dire le porter à l'étage où l'on déposait sa gamelle, car le chat — en parfaite santé — refusait de monter l'escalier lui-même et de se nourrir s'il n'avait pas de compagnie. Il fallait donc attendre près de lui qu'il ait avalé sa portion, puis le redescendre pour le poser sur son lieu de prédilection, la photocopieuse tiède qui lui servait de couche.

— Plus peur du tueur que d'être assassinés demain ?

— Ils suivent la consigne du silence. S'ils se présentent, s'ils nous parlent, ils seront exécutés. À quoi bon devancer l'appel ? Ils se figurent à l'abri tant qu'ils se tairont.

— Après trois morts, l'un d'eux au moins devrait tenter de chercher refuge.

— Victor dit vrai quand il assure que le gars les a terrifiés.

— Dix ans après ?

Adamsberg les rejoignit.

— Oui, dix ans après, confirma-t-il. Et s'il les tient encore à ce point sous son emprise, c'est qu'il ne se laisse pas oublier. Il les voit, ou il leur écrit. Il maintient une vigilance et une pression continues.

— Et pourquoi, finalement ? demanda Mordent. Dans ce groupe qui s'est formé sur un coup de tête un soir, dans une auberge, personne ne connaissait le nom des autres. Au fond, que pourraient-ils nous dire qui le mette en danger ?

— On pourrait obtenir un portrait-robot, dit Voisenet. Certains connaissent peut-être sa profession. Ou en savent beaucoup plus que ce qu'on imagine.

— Vous pensez à Victor ? demanda Adamsberg.

— Par exemple. Il n'a pas eu d'autre choix que de nous parler. Mais peut-être n'a-t-il livré que le minimum. Trop risqué pour lui, comme pour les autres, de nous donner une information précise sur le gars. Même chose pour Amédée. Possible qu'Alice Gauthier lui en ait dit bien plus. Et lui, il doit également la boucler pour survivre.

— Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Estalère, que la paralysie de l'équipe décontenançait.

— On nourrit le chat, dit Retancourt en montant l'escalier.

— Mercadet dort, dit Estalère en comptant sur ses doigts, Danglard boit un verre, Retancourt remplit la gamelle, Froissy surveille son écran. Mais nous ?

Adamsberg secoua la tête. Il n'y avait pas un brin de cette pelote d'algues que l'on puisse attraper sans qu'il casse. Il passa le week-end sans s'éloigner de son téléphone de plus d'un mètre, le son monté au maximum, guettant un appel de Froissy. Mais il n'espérait plus. Tous terrifiés, terrés, muets. Et à la protection policière, nul ne croyait. Qui allait imaginer que deux flics postés devant une porte dissuaderaient le meurtrier de les atteindre ? Eux, ils savaient à quoi s'attendre, eux, ils l'avaient connu, ils l'avaient vu agir. Et combien de temps durerait cette protection ? Deux mois ? Un an ? La police était-elle seulement capable de mobiliser cinquante hommes pour leur sauvegarde pendant dix ans ? Non. Le tueur les avait prévenus : la prison même ne l'empêcherait pas de les éliminer. Eux, les conjoints, les enfants, les sœurs, les frères. Alors à quoi bon se présenter stupidement aux flics ? Autant aller à l'abattoir.

Si tant est que l'Islande fût une véritable piste.


Il faisait doux, ce dimanche soir. Adamsberg allait et venait dans le jardin, portable à la main, suivi de la mère chatte. Comme s'il le guettait depuis sa fenêtre, le vieil Espagnol le rejoignit avec deux bières.

— Tu n'y arrives pas, hombre ?

— Je ne trouverai pas, Lucio. Trois sont morts en huit jours, d'autres sont en danger, dont quatre que je ne connais même pas. Ils seront tués demain, dans un an, dans vingt, on ne peut pas dire.

— Tu as tout tenté ?

— Je le crois. Même une erreur.

Car cette annonce qu'il avait lancée, elle n'aurait finalement servi qu'à placer le tueur en alerte. Sans apporter un seul grain au moulin. Une connerie, et voilà tout. Peut-être n'avait-il pas pensé correctement. Peut-être n'avait-il pas tourné l'idée sept fois. Lucio décapsula sa bière avec les dents.

— Tu vas te péter les dents, à ouvrir tes bouteilles comme ça.

— C'est pas mes dents.

— C'est vrai.

— C'est pas comme une enquête que t'arrêterais au beau milieu, dit Lucio. C'est une histoire qui se termine. Ça ne devrait pas te gratter.

— Ça ne me gratte pas. Mais l'histoire n'est pas terminée. Un autre jour, un autre mort. Voilà où j'en suis, à attendre un mort, à espérer qu'il laisse une trace. Et il n'en laissera pas, crois-moi.

— Il y a une route que t'as pas vue.

— Il n'y a pas de route. C'est une grosse pelote d'algues enchevêtrées. Et sèches. Il n'y a pas de route dans ces trucs-là. Et c'est lui qui l'a fabriquée. Et quand on croit qu'on y trouve un sens, il réembrouille la pelote autrement.

— S'amuse bien, ton gars.

Lucio gratta son bras manquant dans le vide, à l'endroit où l'araignée l'avait piqué.

— T'es comme ça parce que t'as pas de femme depuis des mois.

— Comment cela, « comme ça » ? dit Adamsberg en ouvrant sa bouteille d'un geste sec, en en frappant le goulot contre le tronc du hêtre.

— Ça aussi, ça abîme l'arbre. « Comme ça », à désoler tout le monde avec ta pelote d'algues.

— Et comment tu sais que je n'ai pas de femme ? J'ai toujours une femme quelque part.

— Mais non.

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