Sur convocation d'Adamsberg, les deux associés de François Château acceptèrent sans réticence de se présenter à la brigade à 15 heures. Pendant que Froissy recherchait à présent, aux archives de Château-Renard, la descendance de François Didier Château, aubergiste en 1840, et que Retancourt et ses hommes poursuivaient leur garde auprès du président.
« RAS, avait signalé Retancourt par texto. Rentré à son domicile à 22 heures, dîné seul, dormi seul, vit seul. Actuellement à son travail à l'hôtel, horaires 11 heures-17 heures. Pour l'anecdote, ai été agressée cette nuit en planque rue Norevin par trois petits connards au crâne rasé qui m'avaient prise pour une femme désirable. Suis très flattée. Justin témoin, pas d'embrouille en vue, mais les gars sont au commissariat du 18e, un peu amochés. »
Pas mal amochés, rectifia Adamsberg, en décrochant son téléphone pour joindre son collègue du 18.
— Montreux ? Adamsberg. T'as récolté trois gars cette nuit ?
— Cela vient de chez toi, ce qui leur est tombé dessus ? Un arbre ou quoi ?
— Un arbre sacré, c'est exact. Comment sont les gars ?
— Humiliés jusqu'à l'os. Elle les a tout simplement plaqués par direct à l'estomac, pas de casse, ton « arbre » sait retenir ses coups. Pas de dommages aux testicules.
— Tout en douceur.
— Mais tout de même, avant l'assaut final, un nez écrasé pour l'un, une oreille déchiquetée pour l'autre, avec ses trois piercings — le gars hurle pour récupérer ses boucles d'oreille sur les lambeaux de sa peau — et une bonne entaille à la joue pour le troisième. Elle était dans son droit, ils ont essayé de se la faire, bourrés comme des outres. On a le témoignage de son collègue. C'est qui ce petit gars, par rapport à l'arbre ? Une pousse de jonquille ?
— Un doux roseau pensant.
— C'est bien, c'est diversifié au moins. Moi j'ai cinq cons. Et toi ?
— Un seul, je crois.
Adamsberg raccrochait quand Estalère introduisit les deux associés de François Château. Un fragile et un costaud, comme dans les meilleurs tandems, mais tous deux barbus à profusion, très chevelus pour leur âge — la cinquantaine environ — et porteurs de lunettes.
— Je vois, dit Adamsberg en souriant et les invitant à s'asseoir. Vous redoutez des photos clandestines. Estalère, du café s'il te plaît. Je me suis déjà engagé à ne pas vous demander vos noms.
— Nous travaillons dans la discrétion, dit le costaud, nous y sommes contraints. Les gens ont l'esprit si étroit qu'un malentendu est vite arrivé.
— Le président m'a expliqué vos règles de confidentialité en long et en large. Elles sont bien faites, ces barbes.
— Vous savez sans doute que nous disposons d'excellentes maquilleuses à l'association. Les barbes, ce n'est rien. Tout est transformé.
— Alors sentez-vous à l'aise, dit Adamsberg.
— Il a vu quelque chose ? demanda le plus mince, une fois le jeune homme sorti.
— Estalère ? Il a toujours les yeux comme cela.
— Avec des cheveux noirs, il ferait un bon Billaud-Varenne.
— Un robespierriste ?
— Oui, dit le costaud.
— Estalère est un agneau.
— Mais il est beau, comme l'était Billaud. Quant au caractère, peu importe. Vous avez vu comment François Château parvient à subjuguer la salle. Mais je vous garantis qu'il ne produit pas cet effet à son hôtel ! Quant à votre planton, à la réception, qui lui n'est pas très beau, pardonnez ma franchise, il serait un bon Marat.
— Je doute qu'il puisse déclamer un texte. J'en serais moi-même incapable.
Adamsberg se tut pendant qu'Estalère apportait les cafés.
— Mais François vous a sûrement expliqué que notre assemblée libérait les paroles et les comportements, dit le costaud.
— Jusqu'à faire éclore d'authentiques passions, des identifications ferventes aux personnages qui sont joués, dit le mince.
— Et même si, dans la vie réelle, l'acteur n'a pas la moindre affinité politique avec son personnage, et parfois tout le contraire. On voit des gars de la droite la plus raide se muer en authentiques Exagérés de l'extrême gauche. C'est un des objets de notre étude : l'effet de groupe qui balaie les convictions individuelles. Mais comme nous tournons tous les quatre mois, nous cherchons actuellement un Billaud-Varenne et un Marat.
— Et un Tallien.
— Mais pas un Robespierre, dit Adamsberg.
Le mince sourit, suavement.
— Vous avez compris pourquoi, l'autre soir ?
— Presque trop.
— Il est exceptionnel, irremplaçable.
— Lui arrive-t-il, à lui aussi, d'être victime d'une « identification fervente » ?
Le costaud travaillait sans doute du côté de la psychiatrie. On pouvait comprendre qu'il ne souhaitât pas que ses patients le sachent en dentelles et jabot.
— À ses débuts, cela pouvait se produire, dit le mince en réfléchissant. Mais cela fait douze ans qu'il interprète Maximilien. La routine s'est installée, il fait cela comme un autre jouerait aux dames. Avec concentration, intensité, mais sans plus.
— Une seconde, interrompit Adamsberg. Lequel de vous deux est le trésorier, soi-disant Leblond, et lequel est le secrétaire, soi-disant Lebrun ?
— Leblond, déclara le mince à la barbe claire et soyeuse.
— Et vous êtes donc Lebrun. Je peux fumer ? demanda Adamsberg en fouillant dans sa poche, ayant fait une petite provision au matin dans les réserves de Zerk.
— Vous êtes chez vous, commissaire.
— Quatre morts déjà, tous membres de votre association. Henri Masfauré, le pivot financier, Alice Gauthier, Jean Breuguel et Angelino Gonzalez. Vous connaissez leurs visages ?
— Parfaitement dit Lebrun, à la barbe sombre et drue. Gonzalez était costumé, mais nous avons vu votre dessin. C'est bien lui.
— François Château m'a instamment conseillé de vous consulter. Car plus encore que lui, dit-il, vous surveillez les adhérents.
— Pire, dit Leblond en souriant. Nous les espionnons.
— À ce point ?
— Vous voyez que nous sommes francs avec vous. Cette « histoire vivante », nous a dépassés et a généré des bouleversements psychologiques stupéfiants.
— Voire, enchaîna Lebrun, des dérives pathologiques. Ce à quoi nous assistons certainement en ce moment. Ce qui nous prouve que nous avions raison de surveiller nos membres de près.
— Comment vous y prenez-vous ?
— La grande majorité des présents adopte une attitude classique, reprit Lebrun. Ils se donnent, ils y vont de leur rôle, et parfois trop. Cela couvre une large gamme de comportements, depuis ceux qui s'amusent — comme Gonzalez le faisait tant, ce qui ne l'a pas empêché de camper un formidable Hébert, hein, Leblond ?
— Excellent. Cela m'a fendu le cœur de devoir repasser Hébert à un autre, qui n'est pas mauvais mais ne l'égale pas. Ce n'est pas grave, à la prochaine séance, il sera mort depuis une semaine. Pardon, dit-il en levant les mains, nous parlons boutique.
— Donc, reprit Lebrun, cela va de ceux qui s'amusent à ceux qui se prennent au sérieux, de ceux qui participent à ceux qui s'enflamment.
— Le tout en parcourant tout le spectre des diversités et des nuances graduelles entre ces deux pôles.
« … le spectre des diversités et des nuances graduelles… », nota Adamsberg. Leblond, un physicien ?
— Mais tout cela reste endigué dans les bornes usuelles de la « normalité », de cette « folle normalité », dit Lebrun, surtout depuis que nous faisons tourner les rôles. Ce sur quoi mon collègue et moi avons l'œil, ce sont les autres, une vingtaine de membres. Les « infras », comme on les nomme entre nous.
— Cela ne vous distrait pas que je marche ? demanda Adamsberg en se levant.
— Vous êtes chez vous, répéta Lebrun.
— Qu'appelez-vous les « infras » ?
— Ceux qui se situent au-delà du spectre commun, expliqua Leblond, comme les rayons infrarouges par exemple, que notre œil ne détecte pas. Supposez un spectacle comique où quelqu'un ne rit pas. Ou bien un film déchirant où un spectateur reste de marbre.
— Alors que ceux qui viennent à nos assemblées, dans l'ensemble, « sortent d'eux-mêmes », pour vous l'exprimer simplement.
— Et l'on ne vous parle pas d'un « moment », précisa le Leblond. Mais d'une constante. D'un trait invariable.
« D'un trait invariable. » Un scientifique, en tout cas.
— Les « infras », reprit Lebrun — et Adamsberg nota l'harmonie de leur duo presque interchangeable — demeurent étonnamment neutres. Non pas tristes ou distraits, mais indéchiffrables. Certes pas indifférents — ou bien que feraient-ils parmi nous ? — mais distants.
— Je suis, dit Adamsberg en poursuivant sa marche.
— En réalité, dit Leblond, ils sont là, attentifs, mais leur participation est d'un tout autre ordre que l'ordinaire.
— À vrai dire, ils surveillent, enchaîna Lebrun. Et nous, nous surveillons ceux qui nous surveillent. Ils ne sont pas des nôtres. Que viennent-ils faire chez nous ? Que cherchent-ils ?
— Votre réponse ?
— Difficile, continua Lebrun. Avec le temps, mon collègue et moi avons identifié deux groupes distincts parmi les infras. On nomme l'un les « infiltrés » et l'autre les « guillotinés ». Si nous ne nous sommes pas trompés, ils étaient moins d'une dizaine chez les infiltrés.
— On ne compte pas Henri Masfauré, bien que, lui aussi, les ait épiés. Il parlait parfois à l'un, parfois à l'autre. Victor était là pour lui servir d'oreille enregistreuse. Parmi eux, il y avait Gauthier et Breuguel, assassinés, et un homme qu'on n'a plus revu depuis quelques années. Vous voyez que, hormis Gonzalez, le tueur a choisi d'éliminer ces infiltrés, ces guetteurs, ces fouineurs. C'est donc qu'ils ne sont pas inoffensifs.
— Comment décririez-vous les autres ? Les survivants ?
Adamsberg s'arrêta devant sa table et, toujours debout, s'apprêta à prendre quelques notes.
— On en identifie quatre avec certitude, dit Lebrun. Une femme et trois hommes. Elle, la soixantaine, avec des cheveux mi-longs, raides et teints en blond, un visage bien découpé, des yeux bleus brillants, elle a dû être très belle. Leblond a pu lui parler quelques fois, bien que les infiltrés se laissent peu aborder. Il suppose qu'elle a pu être actrice. Quant à l'ancien cycliste, décris-le, tu le connais mieux que moi.
— On l'appelle l'« ancien cycliste », à cause de ses jambes larges qu'il tient toujours un peu écartées. Comme si, pardonnez-moi, la selle du vélo lui faisait encore mal. D'où son surnom. Je dirai quarante ans, les cheveux bruns taillés court, les traits réguliers mais sans expression. À moins qu'il n'efface toute expression pour dissuader les éventuels causeurs. Comme tous les infiltrés, à leur manière.
— Une actrice, un cycliste, nota Adamsberg. Le troisième ?
— Je le soupçonne d'être dentiste, dit Lebrun. Il a une manière de vous observer comme s'il jaugeait votre denture. Il y a aussi une légère odeur de désinfectant qui provient de ses mains. Cinquante-cinq ans peut-être. Des yeux bruns scrutateurs, tristes aussi, des lèvres minces, des dents refaites. Il a quelque chose d'amer, et des pellicules.
— Dentiste scrutateur amer à pellicules, résuma Adamsberg en notant. Le quatrième ?
— Rien de notable, dit Lebrun avec une moue. C'est un type inconsistant, sans signe remarquable, je ne peux pas le saisir.
— Ils restent ensemble ?
— Non, dit Leblond. Mais ils se connaissent assurément. C'est un étrange ballet entre eux. Ils se croisent, se disent un mot rapide, font voile vers un autre et ainsi de suite. Contacts éphémères, comme nécessaires et discrets, volontairement je crois. Ils partent toujours avant la clôture de la soirée. Si bien que ni Lebrun ni moi n'avons jamais pu les suivre. Car nous sommes tenus de rester pour veiller sur la sécurité de François.
Adamsberg ajouta à la liste des « infiltrés » les noms des morts : Gauthier, Masfauré, Breuguel, et plus bas, hors cadre : Gonzalez. Il traça une barre de séparation et intitula sa seconde colonne : les « guillotinés ».
— Un autre café ? proposa-t-il. Ou du thé, du chocolat ? Une bière ?
L'intérêt des deux hommes s'éveilla, Adamsberg monta d'un cran.
— Ou du vin blanc si vous le désirez. On dispose d'un excellent cru ici.
— Bière, choisirent les deux hommes d'une même voix.
— C'est à l'étage, je vous accompagne. Faites attention, il y a une marche irrégulière qui nous a déjà valu pas mal de soucis.
Adamsberg était tant habitué à l'agencement de la petite pièce où était installé le distributeur à boissons qu'il y pénétra sans prévenir ses hôtes. Le chat, accompagné par Voisenet, avalait sa gamelle de croquettes mais, surtout, le lieutenant Mercadet dormait profondément, allongé sur une série de coussins bleus spécialement disposés pour lui.
— Nous avons un agent hypersomniaque, expliqua Adamsberg, il fonctionne par cycles de sommeil de trois heures.
Adamsberg sortit trois bouteilles de bière du réfrigérateur — dont une pour lui-même, il fallait participer pour sceller la bonne entente — et les décapsula sur un bar étroit, bordé de quatre tabourets.
— Nous n'avons que des gobelets en plastique, s'excusa Adamsberg.
— Nous nous doutons que vous ne tenez pas un bar de luxe. Et que cette bière est interdite.
— Évidemment, dit Adamsberg en s'appuyant d'un coude sur le comptoir. Ceci, dit-il en leur montrant le dessin du signe, vous connaissez ? Vous l'avez déjà vu ?
— Jamais, dit Leblond, suivi d'un mouvement de dénégation de Lebrun.
— Mais comment l'interpréteriez-vous ? Sachant qu'il est dessiné, d'une manière ou d'une autre, sur les lieux des quatre meurtres ?
— Je ne vois pas, dit Lebrun.
— Mais dans votre contexte ? Celui de la Révolution ? les aida Adamsberg.
— Une seconde, dit Lebrun en attrapant le dessin. Deux guillotines ? L'anglaise, ancienne, et la nouvelle, française, emmêlées dans un même cryptogramme ? Un signal ?
— De quoi ?
— D'exécution ?
— Mais pour quelle faute ?
— Dans « notre contexte », dit un peu tristement Leblond, la trahison.
— Le tueur aurait donc repéré les infiltrés ? Les espions ?
— Sans doute, dit Lebrun. Mais ce signe viendrait plutôt d'un royaliste. On dit que Louis XVI en personne transforma l'ancien prototype de la guillotine, en barrant la lame ronde d'un trait. Cela dit, rien ne le prouve.
— Un très bon ingénieur, dit Leblond laconiquement en avalant une gorgée de bière.
— Reste le second groupe, dit Adamsberg en repoussant le dessin, celui des « guillotinés », comme vous les nommez.
— Ou des « descendants ».
— Quels descendants ?
Voisenet croisa le regard d'Adamsberg qui lui fit signe de ne pas intervenir. Le lieutenant souleva le chat repu et sortit de la petite pièce.
— Il porte le chat ? demanda Lebrun.
— Le chat n'aime pas les escaliers. Il ne s'alimente pas non plus si quelqu'un n'attend pas à ses côtés.
— Et pourquoi n'installez-vous pas sa gamelle en bas ? demanda Leblond, le logicien.
— Parce qu'il ne veut manger qu'ici. Et dormir en bas.
— C'est particulier.
— Oui.
— Vous ne craignez pas qu'on réveille votre lieutenant ?
— Aucun risque, c'est même cela le problème. En revanche, il est deux fois plus réveillé que la normale quand le cycle alterne.
— Complexe, la gestion d'un commissariat, observa Lebrun.
— Certains estiment qu'il règne ici quelque flottement, dit Adamsberg en buvant une gorgée au goulot.
Cette bière, il n'en avait nulle envie.
— Et vous réussissez ?
— Pas trop mal. Grâce au flottement, je suppose.
— Intéressant, dit Lebrun, comme pour lui-même.
Lebrun, secrétaire de l'association, et psychiatre.
Les trois hommes redescendirent, bouteilles en main, et malgré l'avertissement, Leblond manqua de perdre l'équilibre sur la marche inégale. De retour dans le bureau du commissaire, l'atmosphère, jusqu'ici simplement courtoise, s'était détendue. Ce fut Leblond qui rouvrit de lui-même leur séance de travail.
— Les « guillotinés », dit-il. Eux sont des solitaires, ils ne se connaissent pas, ils ne se parlent pas. Ce sont des membres fixes, assidus même, mais aucun d'eux ne tient un rôle de député. Ils s'installent dans l'ombre des tribunes hautes, ils se fondent. Muets, vigilants, graves, sans émotion apparente. C'est à ces expressions inhabituelles que Lebrun et moi-même les avons repérés, un à un. Trois d'entre eux demeurent toujours jusqu'au bout, buvant silencieusement un verre au buffet quand la séance a pris fin.
— Descendants de qui ?
— De guillotinés.
— Comment l'avez-vous su ?
— Ces trois-là, dit Lebrun, nous avons pu les suivre. Une fois François en sécurité chez lui, nous revenons assister à la fin du buffet. Et nous les filons.
— Vous voulez dire que vous savez leurs noms ?
— Mieux que cela. Leurs noms, adresses et professions.
— Et vous connaissez donc leurs ancêtres ?
— Précisément, dit Lebrun avec un large et cordial sourire.
— Mais ces noms, vous ne pouvez pas me les donner ?
— Nous sommes strictement tenus à la règle : ne pas dévoiler l'identité de nos membres. D'eux comme des autres. Mais il n'est pas interdit, lors d'une séance, que je vous les désigne. Libre à vous ensuite de les suivre si la piste vous paraît convaincante.
— Notez bien, dit Leblond, que nous n'accusons en rien ces personnes. Ni les « infiltrés », ni les « guillotinés ». Il se trouve que les raisons qui amènent les infiltrés à nos assemblées ne nous sont pas claires, on vous l'a dit.
— Celles des « descendants de guillotinés » le sont plus, enchaîna Lebrun, et tiennent sûrement à une haine tenace intense, répercutée à travers les générations, peut-être morbide. Un sentiment d'injustice cruelle. Voir et haïr Robespierre en direct les soulage peut-être. À moins qu'ils apprécient d'assister au déroulement implacable de l'Histoire qui va mener l'Incorruptible à sa chute. Jusqu'à cette séance si forte qui marque le terme du cycle de la Convention, où est relatée la tant douloureuse mort de Robespierre. Cela provoque huées et applaudissements, une catharsis finale, en textes et témoignages, puisque nous ne jouons pas, au grand jamais, les scènes d'exécution. Nous ne sommes ni des pervers, ni des sadiques. Tout cela pour dire que nous vous engageons peut-être sans le vouloir sur de fausses pistes. Ces « descendants » et ces « infiltrés » n'ont peut-être pas le moindre projet meurtrier. Et pourquoi tueraient-ils de simples membres, et non pas Robespierre lui-même ?
— Cœur de la question, cœur de la pelote, murmura Adamsberg. Néanmoins, les noms de ces ancêtres, vous pouvez me les donner ?
— Oui, dans la mesure où ils diffèrent des noms de leurs descendants.
— Je vous écoute.
— Nous préférerions les inscrire sur votre carnet, dit Leblond, souriant. Ainsi, il ne sera pas dit que nous aurons prononcé un nom lié à l'association, quel qu'il soit.
— Hypocrisie, dit Adamsberg en lui rendant son sourire.
— « Hypocrisie infâme », même, dit Lebrun, qui nota rapidement trois noms sur le bloc que lui tendait le commissaire.
Il était resté deux heures trente avec eux et Adamsberg enfila sa veste, un peu engourdi, après leur départ. Il ouvrit son carnet, relut les trois noms : Sanson, Danton, Desmoulins. Sur les trois, il n'en connaissait qu'un, celui de Danton. Et encore, seulement à cause de la statue campée au carrefour de l'Odéon, et de la phrase qui y était gravée : « Il nous faut de l'audace, encore de l'audace, et toujours de l'audace. » Quant à savoir ce que Danton avait bien pu être et faire, et comment il avait fini sous la guillotine, il l'ignorait.
Les pistes nombreuses que lui avait fournies le duo, en parfaite cohérence, sans que l'un ne domine jamais l'autre, Lebrun et Leblond, le psychiatre et le logicien, venaient s'ajouter comme une note harmonique au désordre de la pelote d'algues. Pelote grossie qui le suivit obstinément jusqu'à la Seine. Il longea les devantures des bouquinistes, étonné de se trouver soudain plus d'attirance pour des livres anciens. Depuis deux jours, il vivait au XVIIIe siècle, auquel il prenait goût peu à peu. Non, il ne prenait pas goût, il s'habituait, voilà tout. Il imaginait parfaitement ce François Didier Château, cet humble fils présumé, cet étrange privilégié gérant le passage des diligences publiques dans le Loiret. Avec ses relais de chevaux, ses haltes, ses auberges. Il descendit jusqu'au fleuve, y trouva un banc de pierre émoussé et s'y endormit, comme l'avait peut-être fait un gars, ici là, un gars d'il y a plus de deux siècles. Et cela lui parut adéquat et confortable.