XXVI

Douché, rasé mais coiffé avec ses doigts, Adamsberg s'enferma dans son bureau dès son arrivée à la brigade. Après vingt minutes, il eut enfin en ligne les services centraux de la DDASS.

— Commissaire Adamsberg, brigade criminelle de Paris.

— Très bien, monsieur, répondit une voix consciencieuse. J'appelle votre standard pour vérification. Vous comprenez que nous sommes obligés de contrôler. Entendu, dit-elle après quelques minutes. Votre demande, commissaire ?

— Des informations sur un certain Victor Masfauré, abandonné à la naissance et placé en famille d'accueil il y a trente-sept ans. Caractère d'urgence.

— Patientez, commissaire.

Adamsberg entendit le cliquetis du clavier qui se prolongeait.

— Désolée, dit la femme après six minutes d'attente. Je n'ai aucun nourrisson en accueil à ce nom. En revanche, j'ai un couple Masfauré, venu adopter un enfant placé. Mais c'était il y a vingt-deux ans, et non pas trente-sept, et le garçon ne s'appelle pas Victor.

— Mais Amédée ? dit Adamsberg en saisissant un stylo.

— C'est cela. Il avait cinq ans quand ces gens se sont proposés à l'adoption. Toutes formalités effectuées.

— Il était placé, vous dites ? Pour des motifs d'irresponsabilité parentale ? De violence sur l'enfant ?

— Pas du tout. Il avait été abandonné sous X à la naissance. La mère avait juste choisi le prénom.

— Le nom de la famille d'accueil et le lieu, je vous prie ?

— Couple Grenier, Antoine et Bernadette. Ferme du Thost, T H O S T, Route du Vieux-Marché, à Santeuil, 28790, Eure-et-Loir.

Adamsberg consulta ses montres immobiles, l'enfance d'Amédée était à portée de main, à une heure et demie de voiture. Rien à voir avec l'enquête Robespierre, mais le commissaire s'était déjà levé, clefs en poche. Il n'allait pas continuer à se gratter toute la vie.

Il convoqua Mordent, Danglard et Voisenet, la veste déjà sur le dos.

— Je pars, annonça-t-il, aller-retour dans la journée. Danglard et Mordent, prenez le relais ici. Voisenet, où en êtes-vous de la planque sur François Château ?

— Le rapport est sur votre bureau.

— Pas eu le temps de le lire, lieutenant, désolé.

— Rien de nouveau, aucun suiveur à l'horizon. Il rentre chez lui chaque soir à la même heure, une vie tout ce qu'il y a de sage. Mais il est prudent. Il quitte l'hôtel ou son bureau en taxi précommandé.

— Vous avez repéré tous les habitants de l'immeuble ?

— Oui, commissaire.

— Pour les autres entrants, demandez les pièces d'identité. Comme toujours, ayez un œil sur les furtifs, les têtes baissées et les décontractés excessifs. Sur les lunettes, les casquettes et les barbes. En ces cas, suivez dans l'ascenseur.

— Parfaitement.

— Où allez-vous, commissaire ? demanda Danglard, un peu pincé.

— Dans l'enfance d'Amédée. Il n'était pas en « institution ». Il a été abandonné et placé en famille d'accueil, en Eure-et-Loir. Les Masfauré l'ont adopté à l'âge de cinq ans.

— Pardon, intervint Mordent assez sèchement, vous repartez en arrière ? Vous abandonnez Robespierre ?

— Je n'abandonne rien. On ne pourra pas suivre les guillotinés — enfin, leurs descendants —, avant lundi prochain, date de la prochaine séance de l'assemblée, quand Lebrun nous les désignera. On a tiré tout ce qu'on pouvait, pour le moment, du trio Château-Leblond-Lebrun. Quant à Froissy, elle n'en a pas terminé avec la descendance de l'aubergiste Château. Elle est sur Montargis à présent. Donc, oui, je pars quelques heures.

— Pour un secret de famille qui ne nous regarde en rien.

— En effet, Mordent. Mais on a laissé échapper trop de choses, au Creux.

— Et quand bien même ? Ils ne sont plus concernés.

Adamsberg observa un instant ses trois adjoints sans répondre, et écarta doucement Mordent de son passage, vers la sortie.

— J'y vais, dit-il, suivi par les regards réprobateurs des trois hommes.

Il était encore sur le périphérique encombré quand il prit un appel, numéro inconnu, voix rapide et altérée.

— Commissaire Adamsberg, ici Lebrun. Je vous appelle d'une cabine.

— Je vous entends.

— En sortant de chez moi ce matin, j'ai vu Danton arpenter ma rue, sur le trottoir d'en face.

— Vous voulez dire, le descendant de Danton ?

— Évidemment ! s'écria Lebrun, exaspéré mais surtout apeuré. J'ai reculé dans l'entrée de l'immeuble, puis je l'ai guetté de ma fenêtre. Deux heures, commissaire, il est resté là deux heures avant de lâcher prise. Il a fini par partir, pensant sans doute que j'étais sorti travailler plus tôt.

— Vous l'avez suivi ?

— À quoi bon ? Je sais où il demeure. Vous comprenez ce que cela signifie ? s'énerva l'homme. Qu'il sait qui je suis, qu'il connaît mon vrai visage, et où je vis. Comment a-t-il fait ? Aucune idée. Mais il me talonne à présent, couteau en poche ou que sais-je ?

— Et que voulez-vous que je fasse, puisque vous refusez de me dire quoi que ce soit, de lui, ou de vous ?

— Je demande protection, commissaire. Quatre morts déjà, et c'est moi qui suis maintenant en ligne de mire.

— Je ne peux pas intervenir sans informations. Désolé, dit Adamsberg en amorçant un demi-tour, retour Paris.

— J'accepte, céda Lebrun. Où ? Quand ?

— Dans quelque trente minutes, à la brigade.

— Pas avant ?

— Je suis en mission, Lebrun, je roule sur le périphérique. Ne restez pas dans cette cabine et rejoignez la brigade dès maintenant. En taxi. Et sans barbe, s'il vous plaît.

Adamsberg accéléra, et entra dans son bureau vingt-cinq minutes plus tard. Il manqua ne pas reconnaître l'homme qui se retourna à son entrée. Cheveux blancs coupés courts, lunettes, teint plus mat que dans son rôle de Lebrun, et nez plus fin. Allure plus respectable aussi, costume gris sans un pli.

— Bonjour, docteur, dit Adamsberg en jetant sa veste sur le dossier de sa chaise.

— Comme vous le voyez, votre Billaud-Varenne m'a déjà apporté un café. Vous m'appelez « docteur » ?

— Une idée que je me fais, vraie ou fausse. Psychiatre peut-être. Quel Billaud-Varenne ?

— Ce jeune homme aux yeux si grands ouverts qu'on se demande s'il parvient à les fermer la nuit. J'avais dit qu'il ferait un bon Billaud. Bon sang, on aurait dû arrêter toute cette entreprise quand on a senti que cela commençait à mal tourner. Quand les esprits ont pris feu. On aurait dû. Mais c'était captivant de revivre le déchaînement de ces passions. C'est exact, je suis psychiatre.

— Vous avez eu un trop parfait Robespierre. Il a fait de votre « Histoire vivante » une réplique inquiétante.

— Au point que la ligne de séparation entre le réel et l'illusion s'est rompue, dit Lebrun gravement. Et quand cette ligne se brise, commissaire, les conséquences sont hautement dangereuses. Voilà où nous en sommes. C'est la fin de notre expérience bien sûr, mais elle a déjà coûté quatre vies.

— Vous êtes certain que c'était ce fils de Danton qui attendait devant chez vous ?

— Certain. J'aurais dû sortir, l'affronter, lui parler, mais j'ai manqué de cran. Ce n'est pas la première de mes qualités. Je suis un homme de cabinet.

— Cette fois, docteur, il nous faut son nom et son adresse, dit Adamsberg.

Le médecin réfléchit encore, et hocha la tête.

— Mes collègues m'ont donné l'autorisation de vous les communiquer, dit-il. Mais pas ceux des deux autres descendants, tant qu'ils n'ont rien fait d'inquiétant.

— Que croyez-vous qu'il cherchait ? Certainement pas à vous abattre en pleine rue, ce n'est pas sa manière.

— Après m'être cru personnellement en danger, j'ai pensé que, peut-être, il espérait, par moi, se faire conduire à Robespierre. Seuls le trésorier et moi-même connaissons son adresse.

— Et frapper dès maintenant à la tête ? C'est trop tôt, je n'y crois pas.

— Tout au moins prévoir de frapper, repérer les lieux. Je crois comme vous que c'est son but ultime. Mais avant, il instaure un climat de terreur ascendante. Il veut que Robespierre connaisse la peur comme il l'a fait connaître à d'autres. Je suppose donc que, dans sa folie, il s'imagine être face au véritable Robespierre.

— Je suis d'accord, dit Adamsberg en allumant une cigarette à moitié vidée de son tabac, et dont le papier brûla en une haute flammèche.

— Il vit cette dilution de la frontière entre le réel et le factice, dont je vous parlais.

— Si vous pensez que Robespierre est visé, pourquoi souhaitez-vous une protection ?

— Parce que je ne suis sûr de rien. Protection limitée, commissaire. Mais peut-être est-ce trop demander ? Après tout, je n'ai pas été menacé.

— Limitée à quoi ?

— À mes trajets domicile-hôpital, hôpital-domicile.

— Quel domicile ? demanda Adamsberg en souriant.

— Je déménage ce jour chez un ami, dit le médecin en souriant en retour. Non, commissaire, je ne vous dirai toujours pas mon nom. Non pas qu'il soit sacré ou intouchable, mais concevez la réaction de mes patients s'ils apprenaient. Confiant leurs âmes à un « coupeur de têtes » ! Non. Je renonce à toute protection si mon nom doit apparaître. Je ne vous mets pas en cause, mais on sait combien les secrets de police fuitent.

— Et quel est votre lieu de travail ? demanda Adamsberg en soupirant.

— Si vous l'acceptez, attendez-moi chaque soir à 18 heures devant l'entrée principale de l'hôpital de Garches, sous l'apparence à barbe noire que vous me connaissez.

— Une enquête interne nous apprendrait rapidement votre nom.

— Je n'y suis qu'en mission provisoire. Et si vous montrez ma photo, on vous indiquera, peut-être, un docteur Rousselet. Qui n'est pas mon nom.

Adamsberg se leva pour arpenter son bureau, contrôler par sa fenêtre la pousse des feuilles de l'arbre. Les tilleuls sont toujours tardifs. Ce Lebrun-Rousselet était un froussard, mais un froussard bien organisé.

— Danton, le véritable Danton, reprit-il, à ce que m'en a dit le commandant, avait également les mains tachées de sang, non ?

— Évidemment. Il officiait sous la Terreur avant que celle-ci ne le broie. C'est lui qui a donné l'impulsion au Tribunal révolutionnaire : « Soyons terribles pour dispenser le peuple de l'être… », vous connaissez cette phrase ?

— Non.

— « … et organisons un tribunal, afin que le peuple sache que le glaive des lois pèse sur la tête de tous ses ennemis ». À ce nouveau Tribunal, les jugements étaient bâclés en vingt-quatre heures et suivis de la guillotine. Voilà ce à quoi contribua le bon Danton.

— Une semaine de protection, renouvelable, accorda Adamsberg. Je vous laisse aux soins des commandants Mordent et Danglard pour en régler les détails techniques.

— Vos équipiers auront besoin de connaître l'allure de ce Danton-fils. Voici, dit le médecin en posant avec réticence une photo sur le bureau.

— Je croyais que vous n'aviez pas de photo de vos membres.

— Pour celui-là, j'ai dérogé. Jugez vous-même.

Adamsberg examina le portrait du descendant. C'était un des visages les plus sombres et laids qu'il ait vus.

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