Adamsberg avait empoché téléphone et clefs de voiture, et attrapa Danglard dans le couloir.
— Vous m'accompagnez, commandant ?
— Où ?
— Au Creux. Savoir ce qu'ont voulu nous cacher les deux frères.
— Qui ne savent pas qu'ils sont frères. Vous allez déclencher un séisme, une catastrophe peut-être.
— Ou alors un bienfait, une nécessité.
— Il est plus de 14 heures, on n'a pas bouffé.
— On avalera un sandwich en voiture.
Danglard fit la moue, hésitant. Mais depuis la veille, au café, l'histoire de la ferme du Thost et ses suites accaparaient à contrecœur une partie de ses pensées.
— On dînera à l'Auberge du Creux, ajouta Adamsberg. Ça compensera.
— On pourrait peut-être commander le menu ? Avoir celui des pommes paillasson ?
— On va tenter cela.
Traversant la salle commune, le commissaire s'arrêta à la table où travaillait Veyrenc.
— Interrogatoire au Creux et dîner à l'auberge, cela te va ?
— J'en suis, dit Veyrenc. Ces deux types me chiffonnent.
— Tu as fait quelque chose à tes mèches ?
— J'ai essayé de les teindre hier soir.
— Ça n'a pas donné grand-chose.
— Non.
— C'est pire.
— Oui.
— Un peu violet.
— J'ai vu.
Depuis son bureau, Retancourt regarda les trois hommes s'éloigner, fermée comme un poing.
Adamsberg jetait un œil à ses montres arrêtées quand Céleste vint leur ouvrir le grand portail de bois.
— 16 heures, lui dit Veyrenc.
Céleste semblait plutôt contente de les revoir et souriait en leur serrant la main, les yeux fixés sur Veyrenc.
— Elle t'aime, chuchota Adamsberg à son camarade d'enfance. Qu'est-ce qu'a dit Château au fait ? Pourquoi tu ne pourrais pas figurer dans l'Assemblée révolutionnaire ? Ah oui, une gueule de statue antique.
— Romaine hélas, dit Veyrenc, pas grecque.
Adamsberg fit un pas de côté pour marcher dans l'herbe le long de l'allée, à la recherche de son plant de gratteron desséché. Céleste était partie en quête d'Amédée et Victor, qui arrivèrent tous deux des haras, sentant le cheval l'un et l'autre, et l'air préoccupé. Si les flics avaient mis la main sur l'assassin d'Henri, ils auraient appelé, non ? Qu'est-ce qu'ils venaient foutre ici, en personne ?
— Désolés de vous déranger sans prévenir, dit Adamsberg.
— Vous n'êtes pas désolés, contra Victor. Les policiers arrivent toujours sans prévenir. Pour l'effet de surprise.
— C'est exact. Où pourrions-nous nous installer ?
— Ce sera long ?
— Peut-être.
Amédée désigna une table en bois ronde, plantée au milieu de la pelouse.
— Le soleil donne encore, dit-il. Si vous n'avez pas froid, on pourrait rester dehors ?
Adamsberg savait que les personnes interrogées se sentaient toujours plus assurées en extérieur que dans une pièce confinée. Son but n'était pas de les écraser, il se dirigea vers la table.
— C'est délicat, commença Adamsberg, une fois tous en place. C'est délicat de vous dire le motif de notre venue.
— Qui est ? demanda Amédée.
— Le fait que vous ayez menti tous les deux. Il n'y a pas de manière nuancée de le dire.
— C'est en rapport avec mon père ?
— Pas du tout.
— Avec quoi, alors ?
— Vos vies.
— Sur lesquelles nous n'avons aucun compte à vous rendre, dit Victor en se levant. Si vous interrogez un braqueur, vous n'êtes pas tenu de savoir avec qui il couche.
— Parfois si. Mais il ne s'agit pas de coucheries. Rasseyez-vous, Victor, vous allez alarmer Céleste inutilement.
Céleste qui arrivait à pas pressés, portant un lourd plateau vacillant couvert de tous les biscuits et boissons possibles. Veyrenc se leva aussitôt pour l'aider, et disposa avec elle les bouteilles et les verres sur la table, pendant que Victor reprenait place, abaissant le bourrelet de son front.
— Amédée, dit Adamsberg en se tournant vers le jeune homme inquiet, vous avez dit ne pas vous souvenir, hormis quelques images, de vos cinq premières années en institution.
— C'est vrai.
— C'est faux. Vous n'étiez pas en institution. Vous étiez placé à la ferme du Thost, dans une famille d'accueil brutale où vos parents sont venus vous chercher quand vous aviez cinq ans.
Amédée emmêla ses doigts comme des pattes d'araignée et fut incapable de prononcer un mot. Victor monta aussitôt en ligne.
— Où avez-vous été chercher cela ?
— À la DDASS, et à la ferme du Thost, plus exactement chez Mme Mangematin. Chez Roberta. Elle venait aider pour les grandes lessives chez le couple Grenier. Elle se souvient d'Amédée, abandonné à sa naissance, et qu'un couple Masfauré est venu reprendre cinq ans plus tard.
Adamsberg parlait doucement, lentement, néanmoins conscient d'affoler le jeune homme.
— Rien ne vous revient, Amédée, quand je cite ces noms ?
— Rien.
— Faut-il alors aller jusqu'aux canards ? Vous avez dit vous souvenir de canards.
— Oui.
La main posée sur la table, Victor venait de replier les deux phalanges de son index vers l'intérieur. Amédée de même. Signe de connivence, consigne de silence.
— Un jour, vous en avez décapité d'un coup sept ou dix. On vous a forcé à les étriper puis à les manger matin, midi et soir. Un garçon de la ferme, plus âgé que vous, vous aidait.
— Je me souviens d'un garçon plus grand. Je l'ai dit.
— Et de ces canards ? De la hache ? Du sang ?
— Il s'en souvient, affirma Danglard aussi doucement qu'Adamsberg.
Amédée déplia son index.
— À quoi bon, dit-il, la sueur commençant d'imprégner son front et sa lèvre. Oui, je suis un enfant placé. Et mes parents m'avaient interdit de le dire. Je n'aime pas m'en souvenir, je n'aime pas en parler. Et après et alors ? Quelle importance pour vous ?
— Et ce garçon qui vous a aidé à manger ces canards, insista Adamsberg, vous vous souvenez de lui ?
— S'il y a une personne au monde dont je veux me souvenir, c'est de lui.
— Il vous protégeait, n'est-ce pas ?
— Je serais mort cent fois sans lui.
Victor avait replié tous les bouts de ses doigts, mais Amédée semblait l'ignorer, ou ne plus être capable de capter le signal, rejeté dans la noire mémoire de la ferme du Thost où ne brillait qu'un seul point, ce « garçon plus grand ».
— Et quand vos parents sont venus, ces parents inconnus, ils vous ont arraché à lui. Vous étiez, m'a-t-on dit, accroché dans ses bras, et lui ne voulait pas vous lâcher.
— J'étais trop petit pour comprendre. Oui ils m'ont arraché, pour mon bien, ils m'ont dit ensuite. Et lui, il me répétait à l'oreille : « Ne t'inquiète pas, où tu seras, je serai. Je ne te quitterai jamais. Où tu seras, je serai. »
Amédée serra ses mains sur ses cuisses. Adamsberg respira profondément, leva la tête, laissa filer son regard vers les hauts feuillages. Le plus dur restait à faire.
— Mais il a disparu, reprit Amédée d'une voix brouillée. C'est normal, comment pouvait-il me retrouver ? Mais cela, je ne l'ai compris que plus tard. Pendant des années, chaque soir, je l'attendais, je scrutais le parc. Mais il n'est pas venu.
— Si, dit Adamsberg. Il est venu.
Amédée recula contre le dos de sa chaise, front dans ses mains, tel un animal injustement frappé.
— Il a tenu parole, continua Adamsberg, alors que Victor dépliait ses doigts et serrait les lèvres. Vous ne l'avez vraiment pas reconnu ? demanda-t-il en se penchant vers Amédée. Lui, dit-il en désignant Victor d'un léger mouvement des doigts. Victor, dit Victor Masfauré.
Amédée tourna la tête vers le secrétaire de son père avec une extrême lenteur, comme un homme gelé qui ne sait plus trop comment se servir de son corps.
— Quand vous l'avez quitté, c'était un gringalet de quinze ans poussé sur tige et disgracieux, et vous avez retrouvé dix ans plus tard un homme fait, barbu, musclé. Mais ses cheveux, Amédée ? Mais son sourire ?
— Disgracieux, je le suis toujours, dit Victor un peu légèrement, brisant à dessein la solennité de l'instant.
— Je vais marcher avec mes collègues. Je vous laisse quelques instants.
De loin, accroupi dans l'herbe, Adamsberg les voyait s'accrocher les mains, se couper la parole, le front d'Amédée buter contre l'épaule de Victor, Victor passer une main rapide dans ses cheveux et, un quart d'heure plus tard, un certain calme revenir. Il leur laissa encore cinq minutes et fit signe à ses adjoints, assis à l'écart sur un banc — en raison du costume anglais de Danglard qui ne pouvait supporter un contact avec la terre humide.
— Surveillez leurs doigts, leur dit Adamsberg en prenant tout son temps pour rejoindre la table. Quand Victor replie l'index, c'est un ordre donné à Amédée de ne rien dire.
— Vous ne l'aviez pas reconnu ? demanda à nouveau Adamsberg.
— Non, dit Amédée, la main encore accrochée au bras de Victor, et le regard tout à fait modifié.
— Mais inconsciemment, si. Vous l'avez reconnu sur l'instant, et adopté, et aimé, ce simple secrétaire de votre père.
— Oui, reconnut Amédée.
— Ce qui nous amène à vous, Victor, et à vos secrets. Quel est au juste votre nom véritable ?
— Vous le savez. Masfauré.
— Mais non. Un enfant abandonné se voit attribuer trois prénoms, dont le dernier sert de nom de famille. Lequel ?
— Laurent. Les Grenier m'ont appelé Victor Laurent.
— Mais vous vous êtes fait appeler Masfauré, pour attirer l'attention d'Henri. Vous êtes entré dans cette maison sous un faux nom et vous vous y êtes incrusté, sans dire à Amédée que vous étiez son compagnon du Thost.
Feignant le sommeil, une main posée sur celle d'Amédée, Victor s'expliqua d'une voix lasse.
— Je ne voulais causer aucun choc. Amédée semblait s'être remis, il vivait bien, mélancoliquement sans doute, mais il vivait, je ne souhaitais pas bouleverser tout cela. Être là, cela me suffisait.
— C'est beau et j'y crois réellement, dit Adamsberg. Mais revenir ainsi sans rien lui dire, l'envelopper de mensonge durant ces douze années, cela a-t-il un sens ?
— Celui que je viens de vous dire.
— Non, trancha Veyrenc.
— Non, dit Adamsberg. Amédée vous aurait accueilli comme le dieu du Thost. Ce n'est pas à lui que vous vouliez dissimuler votre origine.
— Si, insista Victor, le visage durci, le front laid et bas sous ses élégantes boucles blondes.
— Non. Ce n'est pas de lui que vous vous cachiez, mais d'elle.
— Elle qui ? tenta Victor en un orgueilleux mouvement.
— Marie-Adélaïde Pouillard, épouse Masfauré.
— Je ne comprends pas vos mots.
— Vous avez fouillé tous les papiers des Grenier, dès que vous avez été en âge de le faire. Et vous avez su, avant le départ d'Amédée.
— Il n'y avait pas de papiers ! Ou ils avaient été détruits, cria Victor. Oui, j'ai cherché, mais je n'ai rien trouvé !
— Détruits ? Alors qu'ils représentaient une telle possibilité de chantage ? Des gens comme les Grenier ? Bien sûr que non. Vous avez mis la main dessus. Ou sinon, comment auriez-vous connu le nouveau domicile d'Amédée ?
Il se fit un silence compact, et Danglard proposa un verre de porto. Ou quoi que ce soit d'autre. Il bascula sur ses longues jambes molles jusqu'à la maison à la recherche de Céleste. Quelque chose d'un peu fort, pria-t-il. Et pour une fois, ce n'était pas pour lui. Chacun attendit en silence, comme si cette manne allait pouvoir tout résoudre, à tout le moins suspendre.
— D'accord, finit par dire Victor, après deux verres de porto. J'ai cherché dans les papiers des Grenier. Cachés dans un creux de la poutre, derrière la vieille faux rouillée. Mais il n'y avait que deux lettres.
— Votre découverte, c'était avant le départ d'Amédée, nous sommes bien d'accord ?
— Oui, dit Victor en se resservant un verre de porto. J'avais treize ans.
— Il y avait une centaine de lettres, et non pas deux. Et vous avez appris bien autre chose.
Victor replia son index, et cette fois pour lui seul. Amédée avait cessé pour longtemps de comprendre. Il persistait à fixer Victor avec cet air ébahi, interrogateur et quasi bienheureux que pouvait avoir Estalère.
— Juste le nom de sa mère et son adresse, résuma sèchement Victor. À ma majorité, je suis parti de la ferme, j'ai erré de boulot en boulot, mais dès que j'ai eu une moto, j'allais le voir, à travers les bois. Jusqu'à ce que je trouve un moyen d'entrer.
— Avec une nouvelle éducation et un faux nom.
— Quel mal à cela ? Je lui avais promis.
— C'est vrai. Mais vivre ici douze ans sans rien lui dire pour ne pas le « bouleverser », je n'en crois rien. C'est pour bien autre chose que vous vous êtes tu.
— Je ne comprends pas vos mots, récita de nouveau Victor.
Sa voix était autant fatiguée qu'excitée par un début d'ivresse, et c'est ce qu'Adamsberg attendait, en le resservant. Plus on boit, et plus on boit vite, ce que fit Victor en séchant son quatrième verre en deux coups. Amédée ne disait plus mot, sa main toujours serrée sur le bras de Victor. Danglard, pour l'occasion, restait sobre.
— Mais si, reprit Adamsberg. Il n'y avait qu'une seule pension pour les deux enfants. Vous avez trouvé cela.
— Non, ma mère n'a jamais payé.
— C'est faux, Victor. Il y avait les dates et l'écriture sur les enveloppes. Celle d'Adélaïde Pouillard dans les débuts. Puis celle d'Adélaïde Masfauré. C'était le même prénom, et le même graphisme. C'était facile de comprendre.
— Tout a été détruit, gronda Victor.
— Pas les mémoires. Pas celle du facteur.
Abruti par le porto qu'Adamsberg versait largement, Victor le brave desserra les doigts.
— D'accord, dit-il simplement.
— Plus que compagnons d'infortune, dit Adamsberg aussi bas que possible, vous êtes frères.
Adamsberg quitta à nouveau la table et s'enfonça cette fois dans les bois, où Marc, le sanglier, l'arrêta net et lui présenta sa hure. Ses adjoints avaient repris position au loin, sur le banc propre. Adamsberg s'assit sur un tapis de feuilles sèches, Marc couché à ses côtés, laissant l'homme gratter son museau de caneton, à l'abri des émotions qui se déversaient autour de la table. Adamsberg tenait de sa mère une prudence excessive quant à l'expression des sentiments qui, disait-elle, s'usent comme un savon et tournent en débandade si on en parle trop. Il leva la tête — et Marc aussi — en voyant Veyrenc debout devant lui.
— Cela fait vingt-cinq minutes, dit-il. Si l'on attend que les bouleversements des deux frères soient à peu près absorbés, on va rester là deux ans, tu le sais.
— Cela m'irait très bien.
Adamsberg se releva, frotta sommairement son pantalon, gratta encore une fois le groin de Marc et rejoignit la table des révélations et aveux. À présent la partie allait devenir serrée, il choisit d'aller très vite. Il parla sans se rasseoir, foulant l'herbe, les visages suivant ses allers et retours.
— Victor revient il y a douze ans, subrepticement, sous un faux nom, comme une ombre. Pourquoi ? Parce qu'il ne veut en aucun cas qu'on sache qu'Adélaïde Masfauré est sa mère. Comportement tout à fait anormal. Mais très logique sous un seul et unique point de vue : s'il a l'intention de la tuer.
— Quoi ? hurla Victor.
— Tu parleras plus tard, Victor, ordonna Adamsberg. Laisse-moi dire. Et dire le pire. Cette intention, Victor la porte en lui depuis très longtemps, enfant à la ferme du Thost. Pire encore quand il la voit arriver, sa mère, et l'ignorer superbement. Quand il la voit reprendre le petit et le laisser, lui. Chaque jour, chaque soir, il ressasse sa haine, sa détresse, et son plan. Elle paiera. À vingt-cinq ans, le voilà anonymement installé chez les Masfauré. Il guette l'occasion. Qu'on ne sache pas qu'elle est sa mère est une condition vitale. Mais elle, elle le saura, juste avant qu'il ne frappe. En Islande. Il appuie vivement l'idée d'aller au rocher tiède. Dans cet isolement, tout est possible. Un trou dans la glace, ou bien l'attirer à l'écart sur l'îlot, le sol est glissant, une chute, sa tête s'écrase contre une pierre, appeler au secours, trop tard elle est morte. Il se jure qu'elle ne reviendra pas vivante de l'île. Mais la brume les enveloppe, et le dénommé « légionnaire » est poignardé par un type violent. Acceptons pour l'instant que Victor ne l'a pas fait lui-même. Mais il saisit cette opportunité. Dans la nuit, avec le couteau de l'homme, il vise au cœur et tue sa mère endormie. Deuxième meurtre aussitôt attribué au type violent, vengeance accomplie. Mais dix ans plus tard, danger. Amédée reçoit une lettre d'Alice Gauthier et la lui montre. Le lendemain de la visite d'Amédée, Alice Gauthier est saignée dans sa baignoire. Et pourquoi dessiner ce signe ?
— Je ne connais pas ce signe ! dit Victor rageusement.
— Plus tard, dit Adamsberg en lui versant un nouveau verre. Deuxième danger : les flics débarquent pour interroger Amédée sur son entretien avec Alice Gauthier. Qui lui a dit la vérité : Adélaïde Masfauré a été tuée sur l'île. Mais quant aux actes de l'« homme immonde », nous n'avons que les témoignages de Victor et d'Amédée. Pourquoi ce gars aurait-il tué Adélaïde ? Pour le premier crime, on peut imaginer une querelle de mâles en panique. Mais elle ? Dans la foulée du premier meurtre, l'époux aurait pu saisir l'occasion d'éliminer sa femme. Ou bien son dévoué secrétaire, Victor ? Alice Gauthier a pu confier ses doutes à Amédée. Victor risque d'être soupçonné, d'autant que Masfauré vient de mourir à son tour. Les flics vont tourner et ne plus le lâcher. Victor impose donc à Amédée une version des faits. C'est le motif de la fuite à cheval, pour mettre au point un récit commun : Adélaïde Masfauré agressée, le gars qui tombe dans les flammes — un détail qui sonne véridique, mais faux quand on y insiste —, l'humiliation de l'homme, le coup de couteau devant tous. « Sinon, Amédée, lui assène Victor, ton père sera suspecté. Que vont penser les flics ? Qu'après avoir assassiné sa femme et Gauthier, il se donne finalement la mort ? C'est cela qu'on veut ? » Amédée, obéissant toujours aux consignes de Victor — Victor le soleil —, mais aussi convaincu de la culpabilité de son père, lui emboîte le pas. J'en ai fini.
Bras croisés, les joues rougies par l'alcool, Victor se servit un nouveau verre — Adamsberg n'arrivait plus à les compter — et s'essaya à parler calmement, le dos aussi raidi que celui de Robespierre. L'attitude d'un homme ivre et choqué, qui s'efforce de conserver son équilibre.
— Non, commissaire. Cela s'est passé comme Amédée et moi l'avons dit. Sinon, pourquoi le tueur nous aurait menacés ? Pourquoi tous auraient gardé le silence depuis dix ans ? Si j'avais tué ?
— C'est bien le problème. Ce silence.
— Mais, commissaire, votre hypothèse se tient, dit crânement Victor, je le reconnais.
Et il se leva, chancelant, et balaya violemment les verres d'un revers de bras. Il attrapa la bouteille de porto et en avala quelques gorgées au goulot. Puis il hurla, jambes écartées, la bouteille pendant au bout de son bras.
— Et je vais vous dire pourquoi tout cela se tient si bien ! Parce que, oui, je voulais la tuer ! Oui je l'ai toujours voulu ! Oui, quand elle a emporté Amédée, oui je me suis juré de le faire ! Oui encore quand je suis entré ici, pour être auprès de mon frère. Et oui je n'ai rien dit, pour que personne ne sache que j'étais son putain de fils ! Ou le fils de ma putain de mère ! Pour pouvoir la tuer en toute impunité ! Oui, oui, l'Islande fut l'occasion idéale ! Oui j'ai soutenu l'idée de l'excursion sur cette saleté de rocher ! Mais oui, ce mec a tué le légionnaire, croyez-moi ou non ! Et oui, j'ai eu l'idée de la poignarder dans la foulée ! Oui, vous avez tout reconstitué ! Seulement ce n'est pas moi qui l'ai tuée ! Cette ordure m'a volé mon meurtre ! Mon meurtre !
Victor avala une nouvelle gorgée et cette fois perdit l'équilibre et chuta dans l'herbe. Il tenta de se redresser et renonça, demeurant assis dans l'herbe, bras serrés autour de ses genoux, tête rentrée entre ses jambes et bras. Et vinrent les hoquets, les sanglots, les cris d'une détresse que plus rien ne peut endiguer. Adamsberg leva une main, signe de ne pas intervenir.
— Laisse, Amédée, dit Victor entre deux hoquets. Je ne veux pas me relever.
— Une couverture ? Tu veux une couverture ?
— Je veux vomir. Apporte-moi de quoi vomir.
— Tu veux quoi ?
— De la merde de cheval.
— Non, Victor.
— Je t'en prie. De la merde de cheval, je veux de la merde de cheval.
Amédée leva les yeux, désemparé, vers Adamsberg qui le rassura d'un regard.
— Mais quand on a été en sûreté à Grimsey, reprit Victor de sa voix forte et déraillante, laissant couler larmes et morve, j'ai compris que ce tueur avait sauvé — comment on appelle ce truc ? — mon âme. Que je n'aurais jamais voulu le faire. Non, ce n'est pas ça du tout. J'aurais pu, j'allais le faire, ce truc, ce meurtre. C'est autre chose que j'ai compris.
Victor reposa sa tête trop lourde sur ses genoux. Adamsberg lui souleva le menton.
— Ne t'endors pas. Je tiens ta tête. Pose-la sur mon poing. Continue.
— Je veux vomir.
— Tu vas vomir, ne t'en fais pas. Qu'est-ce que tu as compris ?
— Où ?
— Quand tu as été en sûreté à Grimsey.
— Que j'aurais jamais pu le faire. J'ai revu ma mère morte, dans les rocs et la neige, et j'aurais détesté l'avoir frappée. À quelques heures près, si ce salaud l'avait pas fait, le geste atroce, je l'aurais fait. Et je me serais tué.
— C'est cela que tu as compris ?
— Oui. Je voudrais de la merde de cheval. Et si vous voulez m'accuser, allez-y, je m'en fous. Je m'en fous totalement.
— T'accuser de quoi ? Je n'ai pas de preuve.
— Mais vous allez en chercher ?
— C'est prescrit, Victor.
— Mais cherchez-les, bon sang ! Qu'est-ce que vous attendez ? Cherchez-les ! Ou Amédée se demandera toujours si j'ai pas poignardé sa mère !
— Et comment veux-tu qu'on cherche ? Si tu ne veux pas nous parler de ce type ?
— Je le connais pas ! Je sais pas qui c'est, je sais pas où il est !
— Tu mens encore, Victor. Allez retourne-toi maintenant, et vomis. C'est fini.
Là, dans l'herbe ? Au pied de la table ? Danglard eut un hochement de tête. Lui avait toujours fait cela, rarement, mais avec soin.
— Aide-moi, Amédée, dit Adamsberg en attrapant Victor. On le retourne, sur les genoux, la tête en bas. Tu lui appuies sur l'estomac et moi je le frappe dans le dos.
Dix minutes plus tard, et après qu'Amédée eut jeté quelques pelletées de terre au sol, Veyrenc et Danglard attrapèrent Victor et le conduisirent au pavillon, sur son lit. Adamsberg s'adossa au mur, pensif, le bras levé, l'index tendu en une étrange position.
— Qu'est-ce que vous faites ? lui demanda Danglard.
— Quoi ?
— Avec ce doigt ?
— Oh, ça ? C'est une mouche. Elle était tombée dans un fond de porto. Je l'ai ramassée.
— Oui mais qu'est-ce que vous faites ?
— Rien, Danglard. J'attends qu'elle sèche.
Veyrenc avait ôté les chaussures de Victor et les jetait lourdement au sol.
— Tu n'as plus besoin de rester là, dit Adamsberg à Amédée, assis comme un servant sur le lit de son frère. Il va dormir comme une masse jusqu'au matin. C'est juste une cuite éclair. Il est tombé dans la bouteille de porto, il faut qu'il sèche, c'est tout.
— Qu'il sèche ?
— C'est cela, dit Adamsberg en regardant la mouche frotter ses ailes engluées l'une contre l'autre. Il sera dispos demain après-midi.
À présent, la mouche frottait ses pattes avant. Elle tenta une avancée d'un centimètre sur l'ongle d'Adamsberg, s'essuya de nouveau, puis décolla.
— Ça va lentement, un homme, dit-il.