XXXIV

Adamsberg rejoignit Veyrenc à l'enregistrement du vol de 14 h 30 pour Reykjavik. La file n'était pas très longue, avril n'était pas la saison des touristes. Des hommes d'affaires et beaucoup de têtes blondes, d'un blond qui tirait sur le blanc, des Islandais qui rentraient chez eux pour les vacances de Pâques. Bagages légers, Islandais paisibles, à l'exception d'Adamsberg et de Veyrenc, lourdement chargés de leurs sacs à dos, comme s'ils préparaient leur défense contre la morsure des glaces. Mais enfin, cet îlot n'était pas comme les autres.


Restait une place vide dans l'avion à côté d'eux, celle de Retancourt, que Veyrenc avait refusé d'annuler.

— Je l'ai vue dans la file, dit-il en s'installant. Retancourt. Elle n'a même pas essayé de nous rejoindre, son visage est fermé comme une huître. De ces huîtres, tu sais, qui résistent à tous nos efforts et qu'on finit par jeter, ou bien écraser à coups de marteau pour en venir à bout.

— Je vois.

— Ce qui signifie de sa part : « Ne me demandez jamais, à aucun prix, pourquoi je suis là ».

— Et pourquoi est-elle là, à ton avis ?

— Soit parce qu'elle pense que deux types comme nous ne pourront pas survivre à l'expédition et qu'elle se sent le devoir de nous protéger contre les éléments hostiles.

— Soit parce que quelque chose l'intéresse malgré tout dans l'énigmatique île tiède.

— La pierre ? Tu crois qu'elle veut tirer quelque vigueur de la pierre ?

— Surtout pas, dit Adamsberg. Cela lui ferait trop de force, et au bout du compte, elle exploserait. Elle ferait mieux de ne même pas l'approcher.

— Soit encore parce qu'elle se désolidarise de la mutinerie — que pourtant elle approuve — pour atténuer la révolte. Sans elle, les opposants sont privés d'un soutien de poids. À l'heure actuelle, il doit régner à la brigade une atmosphère de déroute : « Pourquoi Retancourt les suit-elle en Islande ? » « Qui a tort, qui a raison ? »


Les derniers passagers entraient dans l'avion, et Retancourt s'avança vers eux sans les regarder. Adamsberg leva les accoudoirs et se serra près de Veyrenc pour laisser plus de place à la large lieutenant, le siège étroit étant mal adapté pour sa masse musculaire. Tous gardèrent le silence pendant le décollage, Retancourt s'étant plongée dans une revue sans la lire.

— Ciel bleu limpide sur l'Islande, ai-je lu, dit Veyrenc.

— Mais là-bas, il suffit d'un éternuement pour que le temps change répondit Adamsberg.

— Oui.

— On ne verra même pas Rejkavik.

— Reykjavik.

— Je ne peux pas le prononcer.

— Façades des maisons rouges, bleues, blanches, roses, jaunes, continua Veyrenc. Lacs et falaises, montagnes noires et enneigées.

— Ça doit être beau.

— Sûrement.

— J'ai tout de même appris à dire « au revoir » et « merci », dit Adamsberg en tirant une petite fiche de sa poche de pantalon. « Bless » et « takk ».

— Et pourquoi pas « bonjour » ?

— Trop difficile.

— Avec cela, on n'ira pas loin.

— On aura notre traducteur de l'ambassade. Il nous attend au débarquement avec une pancarte.

— On avalera un morceau à l'aéroport.

— Oui.

— Que penses-tu qu'il y aura à manger ?

— Du poisson fumé.

— Ou de la bouffe internationale.

Rien. Pas un mouvement. Les efforts laborieux des deux hommes pour tenter d'arracher Retancourt à son silence étaient vains.


Atterrissage, menu international vite expédié, englouti sans un mot par Retancourt.

— Ça va être gai, murmura Veyrenc. On va la trimballer comme une statue pendant des jours.

— C'est probable.

— On pourrait la laisser ici ? Filer en douce ?

— Trop tard, Veyrenc.

Adamsberg consulta son portable.

— L'interrogatoire du fils du bourreau Sanson débute à 19 heures, dit-il. On a deux heures de décalage, il est presque 17 heures, on se met en ligne.

Quelque chose avait bougé sur le visage de Retancourt. Elle suivit ses deux collègues un peu moins pesamment jusqu'à une table où Adamsberg lança la connexion.

— On n'aura que le son, dit-il. Et le volume de ce tölva n'est pas très bon. Essayons de ne pas commenter pendant l'interrogatoire.

— Je ne pense pas que le lieutenant Retancourt nous gênera, osa Veyrenc devant sa collègue.

— Non, enchaîna Adamsberg. Violette nous accompagne comme sur un chemin de croix. Pourtant, c'est beau, l'Islande.

— Très beau.

— Très beau, répéta Adamsberg.

— C'est un joli voyage.

— Très joli, dit Adamsberg.

— Rare.

— Rare.


L'interrogatoire du descendant du bourreau débuta avec retard. L'homme — de son nom René Levallet — était encadré de Danglard, Mordent et Justin.

— Je peux savoir ce que je fous là ?

Une voix rauque, avec un accent parisien grasseyant.

— Comme nous vous l'avons signalé, vous êtes ici en qualité de témoin, amorça Danglard.

— Témoin de quoi ?

— Nous y viendrons. Votre profession, monsieur Levallet ?

— Je travaille aux abattoirs Meursin, dans les Yvelines.

— Et vous abattez quoi ?

— Des bovins, quoi. Attention, on pratique l'abattage humain, c'est la loi.

— C'est-à-dire ?

— D'abord on les étourdit, avec de l'électricité, pour qu'ils soient pas conscients quand on les égorge, quoi. Ça ne marche pas à tous les coups non plus, faut le dire.

— Un métier qui vous plaît ?

— Faut bien bouffer. Les gens sont bien contents qu'il y ait des gars pour faire ça, pas vrai ? Sont bien contents d'avoir un steak dans leur assiette sans se poser de question. On se dévoue, c'est tout.

— Comme il fallait bien que des gars se dévouent pour être bourreaux.

— Ça a à voir avec quoi ?

— Ça a à voir avec le fait que vous descendez de l'illustre famille des bourreaux Sanson.

— Qu'est-ce que ça peut foutre ? s'indigna Levallet. Fallait bien qu'il y ait des gars qui se dévouent pour faire marcher la guillotine, aussi. Aujourd'hui on serait plus professionnels, quoi. On étourdirait avant.

— Aujourd'hui la peine de mort est abolie, monsieur Levallet.

— Alors, je suis témoin de quoi ?

— Des séances reconstituées de l'Assemblée nationale pendant la Révolution, par l'Association d'Étude des Écrits de Maximilien Robespierre.

— Et après ? C'est pas légal ?

— Parfaitement.

— Bon alors je me tire d'ici, moi.

— Pas encore. Pourquoi assistez-vous chaque lundi soir à ces séances ?

— Y'a pas des gens qui vont au théâtre ? Ben c'est pareil, quoi.

— C'est votre théâtre ?

— Si vous voulez le dire comme ça, je m'en fous, moi.

— Votre théâtre où s'agitent ceux qui ont donné à vos ancêtres, et particulièrement à Charles Henri, une si sinistre réputation ?

— Et après ?

— Quatre membres de cette assemblée ont été assassinés.

On entendit le bruit des photos des victimes qu'on étalait sur la table.

— Connais pas, dit Levallet.

— Nous craignons, continua Mordent, qu'un tueur élimine les membres de l'association avant de frapper plus haut : Robespierre, ou plutôt l'acteur qui joue Robespierre.

— Dites plutôt qu'il se prend pour lui. C'est un malade, ce type, quoi.

— Si bien qu'on interroge de très nombreux membres, mentit Mordent. Et nous avons besoin de savoir ce qui motive votre présence aux séances.

— Ben, les voir, quoi. Dites, je suis pas le seul descendant qui vient les regarder.

— C'est vrai, reprit Danglard, il semble que vous soyez ami avec le descendant de Camille Desmoulins.

— Il est gentil, lui.

Une phrase d'enfant, nota Adamsberg. Gentils, méchants, une partition du monde.

— Mais c'est pas un ami, c'est une connaissance.

— Et qu'est-ce que vous faites et dites, avec cette connaissance ?

— On se raconte un peu nos malheurs, quoi. Nos malheurs à cause d'eux. On est unis, quoi.

— Quels sont les malheurs de Desmoulins ?

— Il s'appelle pas comme ça, d'abord. Et j'ai pas à raconter. Mais il peut pas digérer qu'ils aient guillotiné le Camille, qui était un gentil, et puis sa femme après. Parce que le petit garçon de deux ans, il est resté tout seul.

— Je le sais, dit Danglard.

— C'est pas humain, je dis.

— Non. Mais dans votre famille, personne n'a été guillotiné. Alors quels sont vos malheurs ?

— C'est obligé de raconter ses malheurs aux cognes ?

— Aujourd'hui oui. Désolé, monsieur Levallet.

— Désolé, tu parles. Et après je pourrai m'en aller ?

— Oui.

— Mes malheurs ils sont pires que ceux de Desmoulins, c'est ce que je lui dis. Et c'est à cause d'eux, à cause d'eux tous qui s'amusent en bas avec leurs beaux habits. Je voudrais les voir morts, quoi.

— Et les tuer ?

— Ben j'ai pas besoin. On dirait que vous pensez jamais, vous, les cognes. Parce qu'à la fin du théâtre, ils sont tous morts, finalement. La tête coupée par Charles Henri et puis après par oncle Henri. Et c'est bien de voir ça. Qu'ils sont tous morts, finalement, et que c'est nous, les Sanson, qui les avons tués. Là, ça va être Danton et les autres répugnants qui vont y passer.

— Dont le gentil Camille Desmoulins.

— D'accord. Mais il était pas blanc blanc non plus, quoi, c'est ce que je dis à son descendant. Y en a eu des morts, avant qu'il y passe, et il disait pas non. Et à ce que m'a raconté Desmoulins, il aurait fait une grosse bêtise quand même, le Camille. Robespierre, il vivait dans une famille où il y avait des jeunes filles. Bon. Et il les aimait bien. Pas dans le sens que vous vous figurez. Il s'en occupait, quoi, il leur donnait de l'éducation. Bon. Et le Camille, il était souvent fourré là-bas. Bon. Et un soir, il passe un livre à une des filles, qu'était encore toute jeunette. Et le Robespierre, il voit tout de suite que c'est un livre pas correct. Avec des images d'adultes, vous voyez ?

— Un livre pornographique ?

— Tout juste. Alors le Robespierre, fou furieux, il arrache le livre des mains de la fillette. Et après ça, le Camille, il a jamais plus été dans les petits papiers de Robespierre. Qu'était pas un gars à rigoler avec ça.

— Et donc, reprit Danglard après une courte hésitation, vous nous disiez que maintenant, « ça va être Danton et les autres répugnants qui vont y passer ».


« Tu crois que Danglard était au courant de cette anecdote ? chuchota Veyrenc. Sur le livre ? »

« Sûrement pas, ou il aurait commenté. »

« Ça va l'énerver. »

« Oui. »


— C'est ça, répondit Levallet. Et c'est l'oncle Henri qui va le faire. Le père Sanson, il avait plus la force, ou quoi. Et bientôt — il reste plus que neuf séances — l'oncle va couper le cou à Robespierre. Et il va lui faire mal en plus, en arrachant son pansement. Ça quand même, je suis pas d'accord. Il a déraillé ce jour-là, je suis pas d'accord. Mais dans ce temps, ils connaissaient pas l'abattage humain. Moi, je vous garantis qu'elles souffrent pas, mes bêtes. Et des fois pourtant, ça fait drôlement peine.

— Je comprends, dit Mordent qui, à son ton, semblait comprendre vraiment.

— Votre malheur ? reprit Danglard, presque doucereux. Celui que vous dites à Desmoulins ?

— C'est pas son nom.

— Nous le connaissons. Il se nomme Jacques Mallemort.

— C'est pas marrant de s'appeler comme ça, hein ?

— C'est sûr que cela n'a pas dû l'aider. Mais nous nous occupons de vous aujourd'hui.

— Merde, quoi. Faut raconter sa vie ?

— Parfois oui. Mais pas toute. Juste ce malheur qu'ils vous ont fait.

— Je peux pas.

— Pourquoi ?

— Ça me fait pleurer, des fois. Et je pleure pas devant des cognes.

Il y eut un assez long silence. Retancourt en avait oublié de tenir son masque immobile, elle suivait avec attention les paroles du bourreau des bovins.

— Moi, dit Justin, je suis un cogne, et des fois, je pleure.

— Devant tes collègues, p'tit gars ?

— Ça m'est arrivé. C'est une femme qui m'avait quitté.

— Merde, les femmes, quoi.

— Oui, dit Justin.

— Et vous ? Les commandants, ou quoi ? Vous pleurez devant vos hommes ?

— Une fois, dit Mordent.

— Ah. Et vous le direz pas, si ça se produit pour moi ?

— Non, assura Danglard. Vous voulez un verre de vin pour vous aider ? J'ai un très bon cru de blanc 2004.

— Vous vous emmerdez pas chez les cognes. C'est pas un piège ?

— Non. J'en prendrai un avec vous.

— À cette heure-là ? En service ?

— C'est l'heure de l'apéritif. Et vous voyez, l'appareil tourne, on est enregistrés. Et si jamais « ça » se produit, je coupe l'enregistrement.

Un nouveau silence.

— C'était il y a six ans. J'étais pas si gros, au contraire. J'étais pas mal, même, je comprends que vous le croyiez pas.

On entendit des bruits de verres et de bouteille.


« Il en profite, Danglard », dit soudain Retancourt, avec l'esquisse d'un sourire.

« Non, Violette. Là, je crois qu'il aide. »

« Il est très bon d'ailleurs, son cru 2004 », dit Veyrenc.

« Oui, confirma Retancourt. »


— C'est vrai qu'il est bon, votre vin, quoi, dit Levallet, comme en écho à ceux qui l'écoutaient de si loin, depuis l'aéroport de Reykjavik.

— Je vais le chercher moi-même dans le Sancerrois. Pas cher, chez un petit producteur.

— Vous me donnerez l'adresse ?

— Si vous voulez.

— Parce que c'est vrai aussi que ça donne un peu de cran. Alors comme j'étais pas si mal, j'avais une amie depuis trois ans. Comme elle était grosse, on allait se marier.

— Vous voulez dire enceinte ?

— Oui, de cinq mois. J'étais content, quoi. Et ce gosse, il allait pas bosser dans les abattoirs, c'est moi qui vous le dis. Surtout que c'était une petite fille, de toute façon. Et alors, il y a une saleté de vieille tante bigote qu'avait jamais pu m'encaisser qu'est venue voir ma fiancée. Et qui lui a dit que j'étais un Sanson, et qu'en plus j'avais ça dans le sang, puisque je travaillais aux abattoirs. Comme si ça avait un rapport. Faut bien bouffer, quoi. Mais c'est vrai que je lui avais pas dit, à Ariane.

— Pourquoi ?

— C'est qu'une femme, c'est sensible, je crois que ça aime pas trop les bourreaux, ni les gars qui tuent des bêtes à longueur de jour, c'est normal, quoi. Alors je lui disais que je travaillais dans les Yvelines chez un grossiste en chaussures — comme ça elle pouvait pas venir me voir au boulot. Je m'étais pas mal renseigné sur les chaussures et tout ça. Cuir, simili-cuir, semelles, lacets, scratchs, et surtout sur les italiennes. Je disais que je travaillais au département des chaussons. Ça rassure, les chaussons, quand même.

— C'est certain. J'aurais fait de même à votre place.

— Alors forcément, ça a été la catastrophe. C'est surtout cette histoire de bourreau qu'est pas passée. Ariane a dit qu'à cause de mes mensonges, elle allait « mettre au monde une fille de bourreau ». Et que jamais elle vivrait avec un homme qui « avait ça dans le sang ».

Nouveau court silence.

— Ça va passer ça va passer, reprit l'homme, alors que Danglard avait arrêté l'enregistrement. Quand on appuie fort sur les yeux, ça fait rentrer les larmes au-dedans. J'ai supplié, j'ai dit tout ce qu'on peut, mais elle est partie. Son visage, quand elle me regardait, il était devenu dégoûté. Et elle est partie le plus loin possible — dans de la famille qu'elle avait en Pologne — pour que j'arrive jamais à voir ma fille.

Silence.


« Il s'appuie sur les yeux », dit Adamsberg.


— À partir de là, j'ai grossi comme un bœuf, j'ai perdu des cheveux, ça allait pas, quoi. Je l'aurais tuée, la tante, mais elle a eu un accident de bagnole, bien fait pour sa gueule. Et ceux qui avaient fait que les Sanson, ils étaient connus, c'étaient bien ces révolutionnaires de Paris, pas vrai ?

Danglard avait relancé l'enregistrement.

— Parce que les noms de tous les autres bourreaux de province, on les connaît pas, hein ? Je les aurais tués, ces gars, je voulais tuer tout le monde, de toute façon. C'est un médecin, un cardio — parce que mon cœur, il faisait des bonds tout le temps —, qui m'a parlé de ce truc où on voyait la Révolution vivante et qu'à la fin, ils mouraient tous, et que ça me ferait pas de mal de voir ça. Et ce théâtre, c'est vrai que ça m'a fait du bien. Quand on sera en juillet, j'irai plus, et je ferai un régime. Des fois que je retrouve une femme, il m'a dit, Desmoulins. Et ça, j'y avais même pas pensé.


L'appel pour l'embarquement à destination d'Akureyri résonna dans l'aéroport, en islandais et en anglais. Ils ramassèrent leurs sacs et Veyrenc les guida vers la bonne porte.

— Ce n'est pas lui, dit Adamsberg.

— Je crois que non, dit Veyrenc.

Ils attendaient l'avis de Retancourt sans savoir si, après cette pause, elle allait revenir à la vie ou réintégrer sa fonction de statue.

— Malheureux, dit-elle. Inoffensif.

— À quelle heure on atterrit ? demanda Veyrenc.

— 19 h 50, heure locale.

Adamsberg tira son téléphone de sa poche arrière.

— C'est Danglard, annonça-t-il. Il nous demande — en style sec — ce qu'on a pensé de l'interrogatoire.

« Malheureux, pas dangereux, relâchez-le », écrivit Adamsberg.

« C'est fait », répondit seulement Danglard.

« Pour quand l'interrogatoire de Dumoulins ? »

« Desmoulins. Demain 10 heures. 8 heures dans votre putain d'île. »


Durant le court vol vers Akureyri, Adamsberg laissait errer ses pensées sur le triste sort du descendant de Sanson et sur son étrange voyage au sein de l'Assemblée nationale. Lebrun avait dit que toutes sortes de médecines étaient à l'œuvre parmi leurs membres. Possible que Levallet ait fini par lui raconter son histoire. Le secrétaire était attentif et incitait à la communication. Peut-être l'avait-il aidé de ses compétences.


Muni d'un panneau qu'il secouait en tous sens, l'interprète islandais les attendait. Petit, ventru et noir de cheveux, contrairement à l'idée que s'en était faite Adamsberg, il était assez âgé — quelque soixante ans —, et agité. Mais gaiement agité. Il avait l'allure d'un gars qui attend impatiemment des amis chers, et il les salua en parlant fort, avec un accent net.

— On vous appellera Almar, si vous l'acceptez, dit Adamsberg en lui serrant la main. Je n'arrive pas à prononcer votre nom.

— Pas de problème, dit Almar en levant ses petits bras. Ici, on n'a pas de nom de famille. On est « fils de », ou « fille de ». Vous pigez ?

Veyrenc estima qu'Almar avait sans doute appris le français dans un milieu où on le parlait plutôt vertement. Ce qui expliquait qu'Adamsberg ait pu le recruter si tard et si facilement, Almar ne devant pas être choisi pour traduire des conférences politiques ou universitaires.

— Moi par exemple, mon fils s'appelle Almarson. Almar-son, fils d'Almar, vous voyez ? Pratique et fastoche. On va où ? Je ne vous conseille pas la ville, elle est moche. Enfin, pour nous, ceux qui ne sont pas d'ici. Moi je suis de Kirkjubæjarklaustur, alors vous voyez.

— Pas du tout.

— Jamais venus chez nous ?

— Non, nous sommes ici pour une enquête policière.

— C'est ce qu'on m'a dit et ça me va impec, ça va être marrant.

— Pas forcément, dit Retancourt.

Et le petit homme parut soudain découvrir, au-dessus de lui, l'imposante lieutenant, qu'il détailla un peu longuement. Tandis que les pensées d'Adamsberg filaient vers le descendant de Desmoulins. Bon sang, pas de chance pour lui de s'appeler Mallemort, au vu du destin de ses aïeux. De ce petit garçon demeuré orphelin après la mal-mort, la mauvaise mort, de ses parents. Est-ce qu'il venait là en thérapie, lui aussi, pour voir mourir les responsables ? Ou pour venger cette mauvaise mort ?

— Vous voulez dîner dans quel coin ?

Adamsberg expliqua qu'ils devaient être tôt levés, ayant un interrogatoire à entendre à 8 heures du matin et leur vol pour Grimsey décollant à 11 heures.

— Vous suivez les interrogatoires depuis ici ? Marrant cela, approuva Almar. Alors je vous emmène dans un petit hôtel du sud de la ville, pas loin de l'aéroport. Comme ça, pas d'embrouilles. Le restau est sympa, la bouffe est bonne — vous aimez le poisson ? — mais les chambres, c'est pas le grand luxe. Ça colle quand même ?

Ça collait.

— Couvrez-vous avant de sortir. Ça ne caille pas trop mais quand même un peu, vous voyez ? Le soir, on est à − 3 degrés ici. Chute thermique de 20 degrés avec la France, rien de dramatique. Le froid de l'Islande, c'est un froid qui revigore, vous verrez ça. Et on ne peut pas en dire autant de tous les froids.

— Bien sûr, dit Adamsberg.


Ils enfilèrent pulls et anoraks, et Almar les conduisit jusqu'à un petit hôtel à la façade peinte en rouge, dans la banlieue sud d'Akureyri. Des lambeaux de neige couvraient encore les toits alentour.

— On aura quand même vu une maison rouge, dit Veyrenc.

— C'était le but du voyage, non ? dit Retancourt.

— Tout à fait, lieutenant, confirma Adamsberg.

— Ça s'appelle « L'Hôtel de l'ours », expliqua Almar en désignant l'enseigne qui clignotait en rose. Tu parles, ça fait un bail qu'on n'a plus vu d'ours en Islande. Et avec la fonte de la banquise, ils auront de plus en plus de mal à débarquer.

— Pourquoi tout est peint en couleurs ?

— C'est que l'Islande, c'est noir et blanc, vous voyez ? Roche volcanique et neige et glace. Alors les couleurs, ça va bien avec. Tout va avec le noir, c'est ce que disent les Français. Mais attendez de voir le bleu du ciel. Jamais vous avez vu un bleu pareil, jamais.

— À cette période, on voit beaucoup le jour ? demanda Retancourt.

— Comme chez vous. Ça veut pas dire qu'on voie beaucoup le soleil, ça pleut pas mal, faut avouer.

Almar les aida à s'installer dans leurs chambres — très fraîches —, commanda le dîner et organisa le petit-déjeuner. Il ne restait pas avec eux ce soir, il profitait de sa venue à Akureyri pour retrouver des amis pas vus depuis sept ans.

— Ça va être marrant, dit-il. Je vous ai commandé de la bière, ne vous faites pas refiler du vin, ça vous coûterait le prix du voyage. Rendez-vous à 10 heures en bas demain. Largement suffisant pour sauter dans le petit coucou. À cette époque, il n'y a pas de touristes qui viennent poser leurs pieds sur le cercle polaire. Vous allez interroger qui, sur l'île de Grimsey ? Parce qu'il n'y a qu'une centaine d'habitants là-bas.

— Personne, dit Adamsberg. On va simplement sur un rocher en face, là où il y a une stèle tiède.

Almar perdit son entrain d'un coup.

— L'île du Renard ? demanda-t-il.

— Elle en a la forme je crois, avec deux oreilles pointues.

— Pas marrant, ça, jugea Almar en secouant la tête. Vous savez au moins qu'il y a dix ans, un groupe d'abrutis s'est perdu là-bas ? Y en a deux qui y sont passés, morts de froid.

— C'est pour cela qu'on y va, dit Veyrenc. C'est l'enquête.

— Y a rien sur cette terre, insista Almar. Vous comptez trouver quoi, après tout ce temps ? Des indices ? Ne vous fourrez pas le doigt dans l'œil. Des centaines de tempêtes sont passées dessus, des vents polaires, des neiges, des glaces. Rien ne reste, sur l'île du Renard.

— On doit voir tout de même, dit Adamsberg. On a des ordres.

— Eh bien, sans vexer vos chefs, c'est des ordres débiles. Et pire, vous ne trouverez personne pour vous y conduire. Ils croient que l'île est la demeure d'une créature.

— Qui ?

— Il y a ceux qui y croient dur comme fer, et ceux qui n'y croient pas mais qui préfèrent ne pas tenter le diable. Mais vous, les Français, le diable, vous l'avez dans le corps. C'est ce qu'on dit ici. Un Français, ça s'emballe pour un oui pour un non. On ne vit pas comme ça, ici.

— Alors on louera un bateau, et on ira par nos propres moyens. Ce n'est qu'à un jet de pierre du port.

— Un jet de pierre ici, commissaire, ça peut être une éternité. Le temps qu'on se mouche, le ciel a changé. Appelez vos chefs, n'y allez pas.

— Mais vous, Almar, vous saurez qu'on est là-bas. Si vous ne nous voyez pas revenir, vous déclencherez les secours.

— Les secours ? dit Almar en s'échauffant, et agitant ses bras de plus en plus. Et si la brume tombe ? Comment il vous repère, l'hélico ? Comment il se pose, s'il ne voit pas le sol ? Skít ! dit-il en les quittant brusquement.

— Je pense qu'il a dit « Merde », dit Veyrenc en regardant s'éloigner leur traducteur, qui continuait à brasser l'air de ses bras.

— Ça me paraît justifié, dit Retancourt.


Le patron — très blond celui-là, visage sévère et taillé pour résister à toutes les intempéries — leur apporta les entrées sans mot dire, de fines tranches de hareng salé sur du pain de seigle, puis un plat d'agneau fumé — identifia Veyrenc — avec des légumes.

— On dirait de la choucroute, dit Adamsberg en goûtant.

— Oui mais c'est rouge.

— Eh bien c'est de la choucroute rouge. Ils aiment les couleurs.

— Vous avez entendu Almar ? dit Retancourt, qui mangeait deux fois plus vite qu'eux.

— On louera un bateau.

— On ne louera rien du tout, on n'ira nulle part. Il connaît le pays. Dix ans de tempêtes auront tout nettoyé. Vous vous attendez à quoi ? À retrouver le couteau avec des empreintes ? Un petit billet calé par des pierres, avec une confession ?

— Je veux regarder, Retancourt. Voir si c'est conforme à ce qu'a raconté Victor. Voir s'ils ont fait du feu. Cela, même dix ans après, ça laissera bien des traces sur la roche. Voir s'ils ont arraché les pans de bois du vieux séchoir à poissons. Me rendre compte, imaginer. Voir si la stèle tiède existe, ou si on nous l'invente pour qu'on ne s'approche de rien.

Retancourt haussa ses lourdes épaules et tourna du doigt les mèches blondes qui bouclaient sur son cou, sa touche naturelle de raffinement.

— L'agneau était fondant, dit Veyrenc, tentant une diversion. Je vous ressers ?

— Restez à quai, Retancourt, dit Adamsberg, je n'impose rien.

— Vous êtes sorti des rails, commissaire. Et tout cela pour quoi ?

— Parce que cela me gratte, a dit Lucio. Ce soir, Violette, depuis votre fenêtre, regardez les lumières de la ville enchâssée dans ses montagnes et la brillance des glaces. C'est beau. Cela détend.

— C'était le but du voyage, non ? dit Retancourt.

Загрузка...