Marie-France sursauta en lisant la rubrique nécrologique. Elle avait pris du retard, plusieurs jours à rattraper, donc des dizaines et des dizaines de morts à passer en revue. Non que ce rituel quotidien lui procurât une satisfaction morbide. Mais — et c'était terrible à dire, pensa-t-elle une nouvelle fois — elle guettait le décès de sa cousine germaine, qui l'avait prise autrefois en affection. De ce côté fortuné de la famille, on publiait une annonce dans les journaux en cas de décès. C'est ainsi qu'elle avait appris la mort de deux autres cousins, et du mari de la cousine. Qui demeurait donc seule et riche — son mari ayant curieusement fait fortune dans le commerce de ballons gonflables — et Marie-France se demandait sans cesse si la manne de la cousine avait une chance de lui tomber dessus. Elle en avait fait des calculs, sur cette manne. À combien pouvait-elle s'élever ? Cinquante mille ? Un million ? Plus ? Après les impôts, combien lui resterait-il ? La cousine aurait-elle seulement l'idée de faire d'elle son héritière ? Et si elle donnait tout à la protection des orangs-outans ? Cela avait été un de ses trucs, les orangs, et cela, Marie-France le comprenait parfaitement, elle était prête à partager avec eux, les malheureux. Ne t'emballe pas, ma fille, contente-toi de lire les annonces. La cousine allait sur ses quatre-vingt-douze ans, ça n'allait pas tarder, non ? Encore que dans la famille, on faisait des centenaires à la pelle comme d'autres pondent des gosses. Chez eux, on pondait des vieux. Faut dire qu'on ne foutait pas grand-chose, et cela conservait, à son idée. Mais la cousine avait beaucoup traîné sa bosse à Java, à Bornéo, et dans toutes ces îles terrifiantes — à cause des orangs —, et cela, ça use. Elle reprit sa lecture, par ordre chronologique.
Ses cousins, Régis Rémond et Martin Druot, ses amis et ses collègues ont la douleur de vous faire part du décès de
Mme Alice Clarisse Henriette Gauthier, née Vermond,
survenu en sa soixante-sixième année, des suites d'une longue maladie. La levée du corps aura lieu au 33 bis rue de la…
Au 33 bis. Elle réentendit la garde-malade qui criait : « Mme Gauthier, au 33 bis… ». La pauvre femme, elle lui avait sauvé la vie — en évitant que sa tête ne heurte le sol, elle en était à présent convaincue —, mais pas pour longtemps.
À moins que cette lettre ? Cette lettre qu'elle avait choisi de poster ? Et si elle avait mal fait ? Si la précieuse lettre avait déclenché une catastrophe ? Si c'était la raison pour laquelle la garde-malade s'y était tant opposée ?
De toute façon, elle serait partie, cette lettre, se réconforta Marie-France en se versant une seconde tasse de thé. C'est le destin.
Non, elle ne serait pas partie. La lettre s'était envolée dans la chute. Réfléchis, ma fille, tourne ta pensée sept fois. Et si Mme Gauthier, au fond, avait commis un… — comment disait-il, le patron de son ancienne boîte ? Il n'avait que ce mot-là à la bouche — avait commis un acte manqué ? C'est-à-dire un truc qu'on ne veut pas faire mais que l'on fait tout de même, pour des raisons qui sont cachées sous les raisons ? Si la crainte de poster sa lettre lui avait donné ce vertige ? Et qu'elle l'ait perdue, par acte manqué, renonçant à son idée en raison des raisons qui sont sous les raisons ?
Alors en ce cas, c'était elle, le destin. Elle, Marie-France, qui avait pris la décision d'achever l'intention de la vieille femme. Et pourtant, elle l'avait bien tournée, sa pensée, ni pas assez ni trop, avant d'aller à la boîte aux lettres.
Oublie, tu n'en sauras jamais rien. Et rien ne dit que la lettre ait eu des conséquences funestes. C'est de l'imagination pour rien, cela, ma fille.
Mais à l'heure du déjeuner, Marie-France n'avait toujours pas oublié, preuve en est qu'elle n'avait plus progressé dans ses rubriques nécrologiques, et qu'à ce stade elle ne savait toujours pas si la cousine aux orangs-outans était décédée ou pas.
Elle se rendit au magasin de jouets où elle travaillait à mi-temps, l'esprit brouillé, l'estomac douloureux. Et cela, ma fille, cela veut dire que tu rumines, et tu sais assez ce que papa a seriné là-dessus.
Ce n'est pas qu'elle ait jamais remarqué le commissariat sur son chemin — elle passait devant six jours sur sept —, mais cette fois-ci, il lui apparut soudain comme un point de lumière, un phare dans la nuit. Un phare dans la nuit, cela aussi, c'était de son père. « Mais l'ennui avec le phare, ajoutait-il, c'est que ça clignote. Donc ton projet, il vient et il repart sans cesse. Et en plus, ça s'éteint dès qu'il fait jour. » Eh bien, il faisait jour, et le commissariat s'allumait quand même comme un phare dans la nuit. Preuve qu'on pouvait apporter quelques modifications aux bibles paternelles, soit dit sans offense.
Elle entra craintivement, avisa le gars morne à la réception, et plus loin, une femme très grande et très grosse qui lui fit peur, puis un petit blond effacé qui ne lui dit rien qui vaille, plus loin un homme déplumé qui ressemblait à un vieil oiseau posté sur son nid, attendant une ultime couvée qui ne viendrait pas, là un type qui lisait — et elle avait une bonne vue — une revue sur les poissons, un gros chat blanc qui dormait sur une photocopieuse, un baraqué qui semblait prêt à étriper le monde, et elle manqua repartir. Ah non, se reprit-elle, c'est parce que le phare clignote bien sûr, et en ce moment, il est éteint. Un type ventru, très élégant mais sans silhouette, traînant les pieds, la croisa en lui lançant un regard bleu et précis.
— Vous cherchez quelque chose ? demanda-t-il avec une diction parfaite. Ici, madame, on n'enregistre pas les plaintes pour vols, agressions, ou autres. Vous êtes à la brigade criminelle. Homicides ou meurtres.
— Il y a une différence ? demanda-t-elle d'un ton anxieux.
— Très grande, dit l'homme en se penchant d'un rien vers elle, comme dans un salut effectué au siècle passé. Un meurtre est un assassinat prémédité. Un homicide peut être involontaire.
— Alors oui, je viens pour un peut-être homicide, pas volontaire.
— Vous déposez une plainte, madame ?
— C'est-à-dire que non, c'est peut-être moi qui l'ai fait, l'homicide, sans le vouloir.
— Il y a eu une bagarre ?
— Non, commissaire.
— Commandant. Commandant Adrien Danglard. À votre entier service.
Cela faisait longtemps, ou jamais, qu'on ne lui avait pas parlé avec tant de déférence et de courtoisie. Le type n'était pas beau, — comme désarticulé, disons, à son avis — mais mon dieu, ses jolis mots l'emportaient. Le phare s'allumait de nouveau.
— Commandant, dit-elle d'une voix plus assurée, j'ai peur d'avoir envoyé une lettre qui a causé une mort.
— Une lettre qui contenait des menaces ? De la colère ? De la vengeance ?
— Ah non, commandant — et elle aimait prononcer ce mot qui semblait lui donner de l'importance, à elle-même. Je n'en sais rien.
— Rien de quoi, madame ?
— Rien de ce qu'il y avait dedans.
— Mais vous dites l'avoir envoyée, n'est-ce pas ?
— Pour sûr, je l'ai envoyée. Mais j'ai bien réfléchi avant. Ni pas assez, ni trop.
— Et pourquoi l'avoir postée — c'est bien cela ? — , si elle n'était pas de vous ?
Le phare s'était éteint.
— Mais parce que je l'ai ramassée par terre, et que la dame ensuite, elle est morte.
— Vous avez donc posté une lettre pour une amie, c'est cela ?
— Mais pas du tout, je ne la connaissais pas, cette femme. Je venais juste de lui sauver la vie. Ce n'est pas rien, quand même ?
— C'est immense, confirma Danglard.
Bourlin n'avait-il pas dit qu'Alice Gauthier était sortie poster une lettre qui avait disparu ?
Il se redressa de toute sa taille, autant qu'il le pouvait. En réalité, le commandant était grand, bien plus grand que le petit commissaire Adamsberg, mais personne ne le percevait vraiment.
— Immense, répéta-t-il, attentif au désarroi de cette femme en manteau rouge.
Le phare se rallumait.
— Mais après, elle est morte, dit-elle. Je l'ai lu dans la rubrique nécrologique ce matin. Je la regarde de temps en temps, expliqua-t-elle trop vite, voir si je ne manque pas l'enterrement d'un de mes proches, d'un ancien ami, vous voyez.
— C'est une attention qui vous honore.
Et Marie-France se sentit ragaillardie. Elle éprouva une sorte d'affection pour cet homme qui la comprenait si bien et la lavait promptement de ses péchés.
— Alors j'ai lu qu'Alice Gauthier, du 33 bis, était morte. Et c'était sa lettre que j'avais postée. Mon dieu, commandant, et si j'avais tout déclenché ? Et pourtant j'avais retourné ma pensée sept fois, et pas une fois de plus.
Danglard tressaillit au nom d'Alice Gauthier. À son âge, tressaillir était devenu si rare, et sa curiosité pour les petits événements de la vie s'épuisait si vite, qu'il ressentit de la gratitude pour la femme en manteau rouge.
— À quelle date avez-vous posté cette lettre ?
— Mais le vendredi d'avant, quand elle s'est trouvée mal dans la rue.
Danglard eut un geste vif.
— Je vous prie de m'accompagner voir le commissaire Adamsberg, dit-il en la conduisant par les épaules, comme s'il craignait que les éléments inconnus qu'elle détenait ne s'éparpillent en route, tel un vase qui se brise en lâchant son contenu.
Subjuguée, Marie-France se laissa guider. Elle allait au bureau du grand chef. Et son nom — Adamsberg — ne lui était pas inconnu.
Elle fut déçue quand le courtois commandant ouvrit la porte du bureau directorial. Là reposait un être somnolent, vêtu d'une veste de toile noire passée sur un tee-shirt noir, pieds posés sur la table, rien de commun avec le savoir-vivre de celui qui l'avait accueillie.
Le phare s'éteignait.
— Commissaire, madame dit avoir posté la dernière lettre d'Alice Gauthier. J'ai pensé important que vous l'entendiez.
Alors qu'elle le croyait proche du sommeil, le commissaire ouvrit les yeux rapidement et reprit sa station assise. Alice s'avança de manière contrainte, mécontente de quitter l'aimable commandant pour ce type inconsistant.
— Vous êtes le directeur ? demanda-t-elle avec dépit.
— Je suis le commissaire, répondit Adamsberg en souriant, accoutumé autant qu'indifférent aux regards souvent déconcertés qu'il croisait. D'un geste, il l'invita à s'asseoir face à lui.
Crois jamais en l'autorité des autorités, disait papa, c'est les pires. En réalité, il ajoutait : « Des enculés. » Marie-France se mura. Conscient de sa rétraction, Adamsberg indiqua à Danglard de prendre place à côté d'elle. Et en effet, c'est seulement sur l'injonction du commandant qu'elle se décida à parler.
— J'étais allée chez mon dentiste. Le 15e, c'est pas mon quartier. C'est arrivé comme c'est arrivé, elle avançait avec son déambulateur et elle s'est sentie mal, et elle est tombée. Je l'ai retenue dans mes bras, et comme ça, son crâne n'a pas frappé le trottoir.
— Très bon réflexe, dit Adamsberg.
Même pas « madame », comme l'eut dit le commandant. Même pas acte « immense ». Un mot banal de flic et, attention, elle n'aimait pas les flics. Et si l'autre était un gentleman — mais quand même un gentleman fourvoyé —, celui-ci, le chef, était simplement un flic, et dans deux minutes il allait l'accuser. Tu vas chez les flics, et après t'es coupable.
Phare éteint.
Adamsberg jeta un nouveau regard à Danglard. Pas question de lui demander ses papiers d'identité, comme en toute procédure normale, ou bien ils la perdraient.
— Madame s'est trouvée là par miracle, insista le commandant, elle l'a sauvée d'un choc qui aurait pu être fatal.
— Le destin vous avait placée sur sa route, compléta Adamsberg.
Pas « madame », mais néanmoins un compliment. Marie-France releva vers lui la moitié de son visage anti-flic.
— Vous voulez du café ?
Pas de réponse. Danglard se leva et, muettement, dans le dos de Marie-France, il épela à Adamsberg « Ma-da-me », en trois syllabes nettes. Le commissaire acquiesça.
— Madame, insista Adamsberg, désirez-vous un café ?
Après un signe de tête tout juste consentant de la femme en rouge, Danglard monta jusqu'au distributeur. Adamsberg avait, semble-t-il, saisi le truc. Il fallait rassurer cette femme, l'honorer, nourrir son narcissisme défaillant. Il fallait contrôler la manière de parler du commissaire, trop dégagée, trop naturelle. Mais naturel, il l'était, il était né comme cela, sorti directement d'un arbre, ou de l'eau ou d'une roche. Sorti de la montagne des Pyrénées.
Une fois le café servi — dans des tasses et non des gobelets en plastique —, le commandant reprit les rênes de la conversation.
— Vous l'avez donc retenue quand elle tombait, dit-il.
— Oui, et sa garde-malade a couru à son secours aussitôt. Elle criait, elle jurait que Mme Gauthier avait absolument refusé qu'elle l'accompagne. La pharmacienne a pris les choses en main et moi, j'ai rassemblé toutes les affaires qui étaient tombées de son sac. Qui y aurait pensé ? Les secouristes, ils ne songent jamais à ça. Alors que dans notre sac, c'est toute notre vie qu'on a dedans.
— C'est vrai, encouragea Adamsberg. Les hommes enfournent tout cela dans leurs poches. Et vous avez donc ramassé une lettre ?
— Sûrement qu'elle la tenait à la main gauche, parce qu'elle était tombée de l'autre côté du sac.
— Vous êtes observatrice, madame, dit Adamsberg en lui souriant.
Ce sourire, ça lui allait. C'était gracieux. Et elle sentait bien qu'elle intéressait ce directeur.
— Mais seulement, je ne m'en suis pas rendu compte tout de suite. C'est après, en allant vers le métro, que je l'ai trouvée dans ma poche de manteau. N'allez pas croire que j'ai fauché la lettre, hein ?
— Ce sont des gestes que l'on fait par inadvertance, dit Danglard.
— C'est cela, inadvertance. J'ai vu le nom de l'expéditeur, Alice Gauthier, et j'ai compris que c'était sa lettre. Alors j'ai beaucoup réfléchi, sept fois et pas une fois de plus.
— Sept fois, répéta Adamsberg.
Comment pouvait-on bien compter le nombre de ses pensées ?
— Et pas cinq et pas vingt. Mon père disait qu'il fallait tourner sa pensée sept fois dans sa tête avant d'agir, mais pas moins, sinon on faisait une bêtise, mais surtout pas plus, sinon on se mettait à tourner en rond. Et qu'à force de tourner en rond, on s'enfonçait dans le sol comme une vis. Et qu'après, il n'y avait plus moyen de bouger de là. Alors j'ai pensé : la dame avait voulu sortir seule pour poster cette lettre. C'est que ça devait être important, non ?
— Très.
— C'est ce que j'ai déduit, dit Marie-France avec plus d'aplomb. Et j'ai encore vérifié, c'était bien sa lettre. Elle avait écrit son nom en très grand au dos de l'enveloppe. J'ai d'abord pensé à lui rendre, mais on l'avait emmenée à l'hôpital, et où ? Je n'en savais rien, les pompiers ne m'ont même pas adressé la parole, ni demandé comment je m'appelais ni rien. Ensuite je me suis dit que le mieux était de la rapporter au n° 33 bis, la garde-malade avait dit où elle habitait. Là, j'en étais qu'à mon cinquième tour de pensée. Mais surtout pas, je me suis dit, puisque la dame avait refusé que sa garde-malade l'accompagne. Peut-être qu'elle se défiait, ou quoi. Alors au septième tour, tout bien pesé, j'ai décidé de finir ce que la pauvre dame n'avait pas pu faire. Et j'ai posté.
— Et par hasard, auriez-vous remarqué l'adresse, madame ? demanda Adamsberg avec une pointe d'inquiétude.
Car il était fort possible que cette femme, tant bardée de précautions et tourmentée de bonne conscience, ait refusé de lire par discrétion le nom du destinataire.
— Forcément oui, je l'ai tellement examinée, cette lettre, puisque je réfléchissais. Et il fallait bien que je sache l'adresse pour choisir la bonne case dans la boîte : « Paris », « Banlieue », « Province » ou « Étranger ». Il ne faut pas se tromper, ça non, sinon le courrier est perdu. J'ai vérifié et vérifié, 78 dans les Yvelines, et j'ai posté. Et depuis que j'ai appris que la pauvre dame était morte, j'ai peur d'avoir fait une bêtise terrible. Des fois que la lettre ait déclenché quelque chose. Quelque chose qui l'aurait tuée. Ce serait un homicide involontaire ? Vous savez de quoi elle est morte ?
— Nous y viendrons, madame, dit Danglard, mais votre aide nous est très précieuse. Toute autre que vous aurait pu oublier cette lettre et n'être jamais venue nous voir. Mais à part 78, les Yvelines, avez-vous vu le nom du destinataire ? Et vous en souvenez-vous, par miracle ?
— Il n'y a pas de miracle, j'ai bonne mémoire. M. Amédée Masfauré, Le Haras de la Madeleine, Route de la Bigarde, 78 491, Sombrevert. Ça va bien dans la case « Banlieue », non ?
Adamsberg se leva, étirant ses bras.
— Magnifique, dit-il en s'approchant d'elle et en la secouant un peu familièrement par l'épaule.
Elle mit ce geste déplacé sur le compte de sa satisfaction, et elle était heureuse aussi. Une sacrée bonne journée, ma fille.
— Mais ce que je veux savoir, moi, dit-elle en redevenant grave, c'est si mon geste a déclenché la mort de la pauvre dame, un choc en retour ou quelque chose. Comprenez bien que cela me tracasse. Et je vois que si la police s'y intéresse, c'est qu'elle n'est pas morte dans son lit, je me trompe ?
— Vous n'y êtes pour rien, madame, vous avez ma parole. La meilleure preuve est que la lettre est arrivée le lundi, le mardi au plus tard. Et que Mme Gauthier est décédée le mardi soir. Et qu'elle n'a reçu aucun courrier, aucune visite, ni aucun appel entre-temps.
Pendant que Marie-France, très soulagée, respirait un bon coup, Adamsberg jeta un coup d'œil à Danglard : on lui ment. On ne dit rien du visiteur du lundi et du mardi. On lui ment, on ne va pas lui gâcher la vie.
— Alors elle est bien morte de sa belle mort ?
— Non, madame, hésita Adamsberg. Elle s'est suicidée.
Marie-France poussa un cri et Adamsberg lui posa sur l'épaule une main cette fois réconfortante.
— Nous pensons que cette lettre, qu'on croyait disparue, contenait les derniers mots qu'elle souhaitait dire à un ami cher. Vous n'avez donc rien à vous reprocher, bien au contraire.
Adamsberg n'attendit pas que Marie-France fût sortie de la brigade — dûment raccompagnée par Danglard — pour appeler le commissaire du 15e.
— Bourlin ? J'ai ton gars. Le destinataire de la lettre d'Alice Gauthier. Amédée quelque chose, dans les Yvelines, ne t'inquiète pas, j'ai l'adresse complète.
Non, décidément, il n'avait aucune mémoire des mots. Marie-France le dépassait sur ce point de cent coudées.
— Et comment as-tu fait cela ? demanda Bourlin en s'animant.
— Je n'ai rien fait. La femme anonyme qui a soutenu Alice Gauthier lors de sa chute a ramassé ses affaires et fourré la lettre dans sa poche sans s'en apercevoir. Le mieux, c'est qu'après avoir longuement réfléchi — sept fois, je t'épargne les détails —, elle l'a postée. Et l'encore mieux, c'est qu'elle avait mémorisé l'adresse complète du destinataire. Elle me l'a débitée sans hésiter, comme tu me réciterais la fable du Corbeau et du Renard.
— Et pourquoi je te réciterais Le Corbeau et le Renard ?
— Tu ne la sais pas ?
— Non. À part « Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois ». Incompréhensible. Finalement, c'est ce qu'on ne comprend pas dont on se souvient le mieux.
— Laissons tomber ce corbeau, Bourlin.
— C'est toi qui l'as mis sur le tapis.
— Désolé.
— Passe-moi l'adresse du gars.
— Je te la lis : Amédée Masfauré, et je ne sais pas comment cela se prononce. M A S F A U R É.
— Amédée. Comme le « Dédé » qu'a entendu le voisin. Il est donc venu dès réception de la lettre. Continue.
— Le Haras de la Madeleine, Route de la Bigarde, 78 491, Sombrevert. Ça te va ?
— Ça me va, sauf que je dois classer ce soir. Le juge s'est énervé sur ce cyrillique, je n'ai gagné qu'un jour. Donc je saute dans ma voiture et je vais voir cet Amédée maintenant.
— Je peux t'accompagner incognito avec Danglard ?
— C'est à cause du signe ?
— Oui.
— OK, dit Bourlin après un court silence. Je sais ce que c'est que d'avoir commencé un casse-tête et de ne plus pouvoir le lâcher. Une chose : pourquoi cette femme est-elle venue te voir, toi, au lieu de se pointer à mon commissariat ?
— Affaire de magnétisme, Bourlin.
— En vérité ?
— En vérité, elle passe devant la brigade tous les jours. Elle est entrée.
— Et pourquoi tu ne me l'as pas adressée aussitôt ?
— Parce qu'elle était tombée sous le charme de Danglard.