XLVI

Danglard se gara dans la cour de la brigade, très inquiet. Adamsberg avait envoyé son message à plus de 4 heures du matin. Pour une convocation de la totalité des agents, un dimanche. Il savait qu'Adamsberg avait été voir la cinquième victime à Dijon la veille, et que le témoignage de Vincent Bérieux ne les avait avancés en rien, une fois de plus. Gros homme masqué portant perruque et lunettes.

Danglard envisageait le pire en traversant mollement la cour, et au fond le plus logique. Adamsberg allait répliquer. Irrespect, insubordination, il était en droit de sommer certains d'entre eux de demander leur mutation. Et au premier chef, lui-même. Et Noël, Mordent, et même Voisenet, bien qu'il se soit montré plus modéré. Danglard sentit la vapeur de la culpabilité encombrer son souffle. C'était lui, avec ses sarcasmes et sa désapprobation, qui avait conforté les autres, sauf Noël qui n'avait besoin de personne pour l'encourager dans l'agression. Mais enfin, pensa-t-il en se redressant et poussant la porte du bâtiment, il fallait bien, quand le navire prenait l'eau, que quelqu'un rappelle le capitaine à quelque bon sens et remorque Adamsberg vers des contrées réelles, vers des faits, des logiques, des actions cohérentes. N'était-ce pas symptomatique, et gravement, que le commissaire soit parti contre toute raison à la rencontre des brumes islandaises, qui avaient manqué l'avaler ? N'était-ce pas de sa responsabilité, à lui, Danglard, de maintenir la trajectoire sur un chemin sensé ?

Bien sûr que si. Ragaillardi par l'évidence de son devoir et par l'obligation de s'y plier, si difficile soit sa tâche, le commandant entra d'un pas plus ferme dans la salle du concile. Notant aussitôt sur les visages des mécontents les mêmes signes d'appréhension. Adamsberg, ils le savaient tous, ne recourait que très rarement à l'affrontement. Mais cette fois, ils sentaient tous qu'une ligne rouge avait été passée. Et les réactions du commissaire pouvaient être, exceptionnellement, aussi brèves qu'agressives. Beaucoup se souvenaient du jour où il avait fracassé une bouteille face à ce crétin de brigadier Favre. Dans cette ambiance de crainte, ils cherchaient eux aussi, comme Danglard, des justifications à apporter en réponse à l'attaque du commissaire.


Nulle apparence offensive dans l'allure d'Adamsberg quand il entra de son pas lent dans la grande salle, mais avec lui, cela pouvait ne rien signifier. Chacun, selon le côté de la table où il s'était assis, scrutait avec inquiétude ou plaisir le visage du commissaire. Qui, plus limpide, semblait être épuré de quelque tourment, celui qui avait parfois altéré ses traits et feutré son sourire. Sans savoir qu'il s'agissait de la dissolution de l'infernal entrelacs d'algues.

Adamsberg demeura debout, observa que la nouvelle disposition — les pour, les contre, les modérés, les hésitants — n'avait pas changé depuis la dernière réunion. Pour une fois, Estalère restait figé sur place, et il fallut qu'Adamsberg lui adresse un signe d'encouragement pour qu'il aille préparer les vingt-sept cafés. Le commissaire n'avait pas prévu l'ordonnance de son discours et, comme toujours, les choses viendraient à leur manière.

— L'assassin du cercle Robespierre a été arrêté hier soir, annonça-t-il, bras croisés. Ayant reçu plusieurs balles dans le corps, il est en soins à l'hôpital de Rambouillet, l'arrestation s'étant faite à l'issue d'une fusillade, au Creux.

Sans savoir pourquoi, Adamsberg observa la paume de sa main droite, celle qui avait tiré neuf coups sur un homme. Sur un homme qui avait tué sur l'île, noyé Gauthier, fusillé Masfauré, poignardé Breuguel, renversé Gonzalez, pendu Bérieux, blessé Céleste.

— Ses blessures au bras droit et au genou sont de mon fait, reprit-il. Celles aux mollets du fait des brigadiers de Saint-Aubin, Drillot et Verrin. Je précise que l'homme était armé d'un MP5, avec lequel il nous mitraillait, moi, Victor et Amédée Masfauré. Auparavant, il avait criblé de balles Céleste et son sanglier dans les bois.

— Qu'est-ce qu'il faisait au Creux ? demanda Froissy, dont aucun sentiment de culpabilité n'entravait la parole.

— Il m'avait suivi, très simplement. De même que les deux brigadiers de Saint-Aubin.

— Pourquoi les brigadiers ? demanda Retancourt, elle aussi libre de toute arrière-pensée.

— Excès de vitesse, répondit Adamsberg en souriant, refus d'obtempérer, et fuite.

Mercadet lui jeta un coup d'œil amusé.

— Pourquoi tous ces délits, commissaire ? se risqua à demander Voisenet, sans forcer la voix.

Car enfin, l'arrestation du tueur modifiait toute la donne et un certain profil bas s'imposait. Encore que, à ce qu'il comprenait, cette victoire n'avait été due qu'à un coup du hasard.

— Mais pour qu'ils me suivent, Voisenet.

— Vrai ?

— Faux. Mais leur intervention fut capitale. Face au MP5, je n'avais que mon arme de service, et les deux frères un fusil. Néanmoins le MP5 est lourd et le tueur a dû poursuivre l'assaut de son seul bras gauche sans pouvoir assurer le garde-main. Cela l'a ralenti et rendu imprécis, ce fut notre salut. Sans les flics de Saint-Aubin cependant, je ne crois pas que nous aurions survécu, conclut Adamsberg sans solennité.

Estalère avait servi les cafés, et chacun s'agrippa à cette diversion. Et pour une fois, personne ne fit cesser le bruit parasite des soucoupes et des cuillères, qui dura longtemps.

— Ce n'est qu'un hasard, donc ? osa soudain Noël. La survenue du tueur ?

— Parlez plus fort, Noël, dit Adamsberg en désignant son oreille, je suis encore assourdi par les détonations.

— Hasard, donc ? La survenue du tueur ? répéta Noël en haussant d'un ton.

— Non pas, lieutenant. J'étais parti voir Victor pour lui dessiner le visage du meurtrier. Depuis le temps qu'il macérait dans mes pensées, abrité par ses masques, il n'a daigné apparaître qu'hier soir.

— Vous aviez des éléments ? dit Danglard, qui ne pouvait rester muet après les interventions un rien courageuses de Voisenet et Noël.

— Beaucoup.

— Et vous ne nous en avez pas parlé ?

— Je n'ai fait que cela, commandant. Vous étiez en possession des mêmes outils que moi — et Adamsberg éleva la voix —, à disposition de toute la brigade, que vous dirigez depuis mon départ en Islande. Je vous ai dit que l'échiquier Robespierre était immobile, alors que « les animaux bougent ». Je vous ai dit qu'il fallait aller vers le mouvement. Je vous ai dit que les pistes Sanson, Danton, Desmoulins, étaient vaines. Beaucoup d'autres choses aussi : pourquoi s'en prendre à des membres occasionnels, parasites épisodiques, si l'on voulait vraiment ébranler l'association ou atteindre Robespierre ? Pourquoi un signe de guillotine aussi discret ? Mais aussi alambiqué ? Pourquoi ces livres sur l'Islande, neufs, chez Jean Breuguel ? Pourquoi ce silence de Victor ? Pourquoi ces peurs, de toutes parts ? Vraies ? Fausses ? Pourquoi porter perruque pour pendre Vincent Bérieux ? Vous avez reçu comme moi les photos des lieux : pourquoi la corde n'était-elle pas suspendue au milieu du garage ? Pourquoi était-elle accrochée sur le côté ? Je vous ai même informé aussitôt hier : « Corde décalée vers la gauche, tissage râpeux, poils blancs de perruque, silence de la victime. » Ces faits, vous les aviez tous en main, tout comme moi. Mais depuis quelque temps, vous ne pouviez plus rien regarder ni plus rien entendre. Et pourtant, commandant, tout cela ne formait-il pas une nappe d'éléments plutôt consistante ?

Danglard n'avait pas eu le temps — ou l'envie — de noter tous ces faits épars, si tant est que « Les animaux bougent », par exemple, puisse se classer à la rubrique des « faits ». Justin et Froissy, eux, s'y appliquaient à grande vitesse, tandis que lui ne percevait pour l'instant qu'une nuée de coccinelles que, certes, il avait dû manquer, éparpillées sur le fond bouché de la vallée de Chevreuse.

— Ce n'étaient donc pas mes éléments, Danglard, reprit Adamsberg, mais les vôtres aussi, et ceux de tous.

— Admettons.

— Admettons quoi ? Qui de vous, Danglard, Voisenet ou Mordent, si instruits des choses, m'a signalé que la viande de phoque n'avait pas le goût du poisson ? Personne. Tous, vous connaissez les récits de Victor et d'Amédée sur la tragédie islandaise. Selon Amédée, l'homme revient un soir, dégouttant de sang et puant le poisson, en halant un phoque. Il précise qu'Alice Gauthier gardait de ce dîner un souvenir émerveillé, comme la dégustation d'un saumon géant. Et Victor nous dit ensuite, à propos de cette pêche miraculeuse : des kilos de poisson, et il insiste encore en racontant que, de retour à Grimsey, ils puaient la graisse de phoque et le poisson pourri de la tête aux pieds. Je vous ai dit que les deux frères avaient eu le temps de se concerter sur leur version avant de nous parler. Qu'il y avait trop d'équivalences dans leurs récits, comme cet « être immonde », comme ce « cul en flammes » du meurtrier. Je vous ai dit, Danglard, que l'histoire était fausse. Avez-vous alors relu leurs dépositions ? Non, car à cette période, plus personne ne voulait entendre parler de l'Islande ni du Creux. Or ce Creux, nous n'avions pas fini de l'explorer. Nous l'avions laissé en plan, nous avions manqué une route, nous l'avions délaissée même.


Il entendait la voix éraillée de Lucio : Il y a une route que t'as pas vue. S'amuse bien le gars.


— Vous les avez relus, ces interrogatoires, commissaire ? demanda Kernorkian d'un ton neutre.

— Oui, pour noter les correspondances entre leurs deux discours. Pourquoi mentaient-ils, et sur quoi au juste ? Le saumon, le poisson, le poisson puant, voilà qui revenait par exemple avec insistance dans les deux récits. Or, Danglard, or, Voisenet, vous savez mieux que moi que le phoque est un mammifère et non pas un poisson. Et c'est par vous d'ailleurs que je le savais aussi.

— Mais, dit Estalère, ça avale des tonnes de poisson, un phoque. Donc ça sent ?

Adamsberg secoua la tête.

— Cela ne change rien au fait que sa viande n'a pas l'odeur du poisson. La viande de bœuf ne sent pas l'herbe, n'est-ce pas ?

— Je comprends, dit Estalère, méditant. Alors quel goût ça a, un phoque ?

— À mi-chemin entre le foie et le canard. Teinté de sel et d'iode.

— Comment le savez-vous ? Vous en avez mangé, à Grimsey ?

— Non, j'ai demandé.

Adamsberg fit quelques mètres, dans un sens et un autre.

— Enfin, dit-il, je vous ai répété cent fois que cette enquête avait pris dès ses débuts la forme d'une monumentale pelote d'algues desséchées.

Ce qui n'est pas du tout un « fait », se dit Danglard, tandis que Justin notait, même cela.

— Et qu'on ne peut pas foncer droit et vite dans un pareil magma. On n'en tirait que de minuscules fragments cassants, tout en étant sans cesse happés par d'autres pièges. Des éléments, on en avait, mais ils flottaient en nappe par dizaines sous la surface, sans lien apparent, disparates dans une nébuleuse. Tout était noyé par cet assassin tortueux et coriace. Il fallait un sérieux déclencheur pour faire remonter cet amas à l'air libre. Et dessiner son visage.

— Du tueur ? demanda consciencieusement Estalère.

— Du tueur.

— Et le montrer à Victor avant nous, dit Danglard.

— En effet, Danglard. Parce que Victor connaissait le meurtrier.

— Et comment cela ?

— Parce qu'il fréquentait l'Association, aux côtés de Masfauré. Il me fallait son témoignage, et je l'ai eu. Non. C'est Amédée qui a ouvert les vannes. Je ne suis pas certain que Victor aurait parlé. Mais Amédée était en confiance, il avait retrouvé son compagnon d'enfance et son frère.

— Comme quoi il n'était pas inutile, dit Veyrenc, d'aller faire un tour à la ferme du Thost.

— De quel déclencheur parlez-vous ? demanda Mordent, dont le cou de héron était cette fois rentré, rétréci, protégé dans les plumes grises de son col. Pour faire venir la nébuleuse en surface ?

— Le bruit d'une canne qui frappe le sol. Que vous auriez pu percevoir, vous aussi, Danglard. Vous étiez là ce soir-là, avec moi. Mais vous n'étiez déjà plus là, tout à votre mécontentement de mon départ pour Grimsey.

— Pardon ? dit Voisenet.

— Veyrenc a frappé le sol de sa béquille en bois, hier soir. Et la nappe est remontée d'un bloc en eau claire. Forcément. Encore qu'au tout début, j'ai vu Fouché. Il suffisait d'élargir un peu le champ.


Danglard se sentit tout à fait perdu. Les mots d'Adamsberg n'avaient pas de sens pour lui. Il lui fallait une réponse, claire, nette, il soupçonnait le commissaire de s'amuser à les embrouiller dans les brumes de son île personnelle.

— Ce meurtrier de la société Robespierre, dit-il fermement, quel est-il, commissaire ?

— Mais c'est le tueur de l'Islande, commandant.

Il y eut un silence oppressé, des souffles désorientés, des bruits de tasses vides, de crayon que l'on pose, que l'on mâche, et Estalère sentit l'opportunité d'une seconde tournée de cafés. Quoi qu'en pensaient beaucoup, Estalère avait suivi, tant dans ses gravités que ses bagatelles, toute l'élaboration complexe de l'opposition qui s'était tressée autour d'Adamsberg.

— Tueur, reprit Adamsberg, que nous avons été chercher sur l'îlot du Renard. Là où tout a débuté. Là, je vous l'avais dit, où un mouvement oscillait encore. Car je vous l'avais dit, n'est-ce pas ? Mouvement qui s'est poursuivi en vagues continues jusqu'à l'agression contre Vincent Bérieux, puis contre nous, hier soir.

— Son nom ? demanda Danglard, entendant parfaitement les reproches assourdis sous la voix unie d'Adamsberg.

— Charles Rolben, haut magistrat. Rien de moins. Six meurtres, et cinq tentatives de meurtres.

— Qui comptez-vous dans les six ? demanda Noël, abaissant la fermeture de son blouson, en signe inconscient d'ouverture, peut-être.

— Sur l'île, le légionnaire Éric Courtelin et Adélaïde Masfauré. Ici, Alice Gauthier, Henri Masfauré, Jean Breuguel, Angelino Gonzalez. Tentatives de meurtres : Vincent Bérieux, les frères Masfauré, et moi-même. Coups et blessures sur Céleste. Et Marc, ajouta-t-il.

— Un tableau d'envergure, résuma Mercadet.

— Hormis l'île, hormis Céleste, dit Danglard, ils sont tous membres de l'Association Robespierre.

— Mais on s'en fout de cela, Danglard ! s'anima Adamsberg. Vous ne voulez toujours pas entendre ? Ils sont tous membres du groupe des voyageurs perdus de l'Islande ! Jean Breuguel : le « cadre supérieur » que nous a décrit Victor ! Celui qui riait sur la pierre tiède. Angelino Gonzalez : « le spécialiste des manchots empereurs » ! Vincent Bérieux, que Victor supposait moniteur de ski ! Tous membres de ce groupe ! Et qui tous avaient mangé leurs compagnons. Est-ce un fait anodin, cela, Danglard ? N'était-ce pas assez colossal ? Colossal, ce chemin que vous m'avez reproché de suivre ?

Danglard repoussa ses notes sur la table et se servit un verre d'eau. Le commandant déclarait forfait, et tous le comprirent. Adamsberg attendait ce moment d'inflexion pour amorcer un exposé plus clair, s'il le pouvait.

— Si c'est l'Islande, dit Mordent, comment avez-vous pu dessiner le visage du tueur de l'île ? De cet inconnu, de ce Charles Rolben ?

— Mais parce qu'on le connaissait, Mordent. Il était présent à l'Association Robespierre, comme tous les autres.

— François Château ?

— Pas Château, commandant. Mais celui qui avait peur. Celui qui réclamait protection.

— Lebrun, dit Retancourt.

— Lebrun. Lebrun, le violent, le sanguin, l'écraseur, l'égotique, si bien masqué sous ses fonds de teint, ses barbes et ses perruques. Et sous ses traits insignifiants, modulables à son gré. L' « être immonde », comme le nommait Amédée. Vous souvenez-vous de lui dans le rôle de Couthon, Danglard ? Était-il si insignifiant alors ? Et n'appréciait-il pas sincèrement la férocité de Leblond-Fouché ?

Danglard hocha brièvement la tête.

— Vous souvenez-vous que ce soir-là, Lebrun, dans son fauteuil de Couthon le paralytique, faisait rebondir sa canne au sol ? Vous rappelez-vous que le tueur de l'île faisait de même avec son bâton à sonder la glace ? Seul un fondateur de l'Association pouvait avoir l'idée de donner, il y a dix ans, en ce lieu, ces rendez-vous obligés aux survivants de l'île. Pour les jauger, guetter leurs faiblesses et leurs défaillances. Idée de génie : les voir et les revoir sur son ordre, mais dans une assemblée maquillée, costumée, et surtout anonyme. Qui pourrait jamais les remarquer ? Et surtout, surtout, en cas de mort de l'un ou de l'autre de ces « infiltrés », ou de plusieurs, ou de tous, les flics chercheraient-ils en Islande ? Ou bien plutôt du côté du nom de Robespierre, qui fait encore vibrer tant de passions ? De Robespierre, bien sûr. Et c'est vers cela, en effet, qu'on a couru, moi le premier.

— S'il voulait nous sortir de la piste islandaise pour nous entraîner là, demanda Veyrenc, pourquoi n'a-t-il pas dessiné un signe plus clair ? Plus lisible ?

— C'est là que réside le génie, Veyrenc. Fournissez à des flics, ou à quiconque, un indice trop clair, et ils resteront tièdes, méfiants. « Trop gros pour être vrai. » « Piège », se dira-t-on, « carte forcée », et donc suspecte. Mais obligez-les à réfléchir, amenez-les à croire qu'ils ont, par eux-mêmes, eux les flics, percé la signification du signe par le seul effort de leur intelligence, alors ils s'attacheront comme des forcenés à leur découverte. Plus on s'efforce, plus on s'attache. Dans le cas où nous n'aurions pas réussi à le décrypter, eh bien la lettre de François Château, authentique, sincère, nous amenait droit sur la piste de Robespierre. Ce signe, tous ont nié le connaître, et c'était vrai, sauf pour Lebrun qui l'avait inventé. Pour nous, et seulement pour nous. Ni trop clair, ni trop abscons. À mi-chemin. Et bien sûr, après que les trois meurtres ont paru dans les journaux, Lebrun a pressé Château de nous alerter. Mieux que cela. Au cas où nous serions tentés de piétiner encore en terre d'Islande, il a placé ces trois livres neufs chez Jean Breuguel. Neufs ! Ce qui nous a tous fait conclure que le tueur souhaitait nous égarer sur cette île. Ah, « faute de l'assassin », avons-nous pensé comme des crétins. Mais cette « faute » était volontaire, bien sûr. Quoi de mieux pour nous faire abandonner cette Islande ? Et nous l'avons fait. Tous. Pris dans l'orbite du cercle Robespierre où — je vous le répète encore — rien ne bougeait. Pourquoi ? Parce que rien ne s'y passait. Lebrun nous avait forcé la main sur cet échiquier à presque sept cents joueurs, mais où les pions étaient immobiles. Parce que les véritables pions faisaient mouvement ailleurs. Et sur cet échiquier mort, nous aurions stagné jusqu'au bout sans trouver d'issue, puisqu'il n'y en avait pas.

— Jusqu'à ce que tous les membres du groupe islandais soient assassinés, dit Mercadet.

— Et sans que jamais l'identité du tueur nous effleure, admit Voisenet.

— En effet, lieutenant. Lebrun ? Le convivial Lebrun ? Qui venait nous prêter main-forte en nous désignant le « groupe des descendants » ? Ce groupe qui ne nous menait à rien ? En nous livrant aussi, jouant avec le feu, mais sans risque, comme on passe son doigt à travers la flamme d'une bougie, le groupe des « infiltrés », dont, soi-disant, il se méfiait. Le « groupe des infiltrés » qui n'était autre que le groupe des « Islandais », qu'il convoquait deux fois par an à l'Assemblée, pour les sonder et leur réitérer la consigne du silence.

— Je ne saisis pas la bougie, dit Estalère.

— Je te montrerai, dit Adamsberg. Le feu sans la brûlure. Qui étaient-ils, ces infiltrés ? nous disait Lebrun. Des vengeurs anti-Robespierre ? Des royalistes ? Des espions ? Que Robespierre lui-même éliminait ? Dans sa folie ? Et pourquoi pas ? Ce pauvre Lebrun qui finissait lui-même par avoir si peur. Et on l'a cru.

— Merde, dit Voisenet qui, en cet instant, retrouvait son naturel. On s'est fait promener comme des billes de bout en bout.

— Pas jusqu'au bout, Voisenet. Jusqu'à ce que trop d'immobilisme apparaisse anormal et suspect. Jusqu'à ce que, à force de tourner en rond, on puisse se demander s'il existait un autre chemin. Ou une piste oubliée, occultée, abandonnée. Et il n'y en avait qu'une.

— L'Islande, reconnut Noël.

Et une fois de plus, Adamsberg considéra le courage de cette brute de Noël, qui abdiquait sans honte.

— Une chose, dit Adamsberg. Quand Lebrun est passé ici en mon absence, pour réclamer une fois encore protection, a-t-il appris d'une manière ou d'une autre que j'étais en Islande ? J'ai simplement su qu'on lui avait dit que j'étais absent, pour raisons de famille.

Danglard leva lentement un bras mou, dans le silence.

— Moi, dit-il. Alors que je négociais avec lui sa protection, j'ai laissé échapper quelque chose.

— Quel « quelque chose », Danglard ?

Le commandant eut le courage de lever la tête, tel Danton, se dit-il, marchant au sacrifice.

— Je lui ai dit que nous faisions ce que nous pouvions, en votre absence, attendu que vous étiez parti vous distraire en Islande.

— Ce n'est pas un petit « quelque chose », Danglard.

— Non.

— C'est cette information qu'il était venu chercher, ayant vu ma voiture restée devant chez moi. Il épiait mes mouvements depuis le début de l'enquête. Et cette information, vous la lui avez fournie, par cause de votre irritation. Figurez-vous alors sa réaction : je retournais vers l'Islande ! Sur cette piste qu'il s'était donné tant de mal à détruire, nous poussant vers l'insondable cercle Robespierre. Alors il s'attaque à Vincent Bérieux. Bérieux, l'anonyme « cycliste » de l'association, le « moniteur de ski » de l'île du Renard. Il le pend en portant perruque. Pourquoi ? Pour nous ramener coûte que coûte vers Robespierre. Et il fait bien mieux que cela. Car il place la corde sur le côté, toute proche d'une chaîne à laquelle Bérieux pourra s'accrocher, et tout près de l'étagère murale, où il pourra poser pied. La corde est râpeuse, trop râpeuse pour que le nœud coulant fonctionne bien. Il sait qu'ainsi, Bérieux, avec sa puissance de sportif, va se tirer de là. Et en effet, Bérieux s'en sort.

— Il le pend et il l'épargne ? dit Kernorkian. Ça rime à quoi ?

— À ce que Bérieux puisse témoigner que son agresseur porte une perruque de l'époque révolutionnaire. Pour qu'on ne quitte plus jamais Robespierre.

— Vu, dit Estalère, très concentré, mâchant l'intérieur de ses joues.

— Bien sûr, soupira Mordent.

— Et Lebrun, prévoyant, laisse une mèche de sa perruque au sol, dans le cas où son « pendu » mourrait réellement. Mais Bérieux survit, et Bérieux nous parle de cette perruque, sans aller plus loin. Il l'a fait pour la même raison que son agresseur : pour que nous collions à la société Robespierre et que l'Islande n'apparaisse jamais. Que jamais on ne découvre qu'il avait dévoré ses compagnons, comme les autres. Il m'a dit aller aux assemblées par « passion pour Robespierre », et il mentait bien sûr. Il y allait parce qu'il y était convoqué, comme les autres.

— Bien sûr, répéta Mordent, avec un soupir plus profond.

— Tout marche alors à la perfection pour Lebrun : cette perruque nous dirigeait droit vers un type assez cinglé pour assassiner en costume du XVIIIe siècle. Et à quel cinglé remarquable de l'association pouvions-nous songer ? Quel cinglé à perruque blanche ?

— Robespierre, dit Retancourt.

— Qu'on aurait fini par inculper, tôt ou tard. Un descendant de l'Incorruptible, un type à l'enfance ravagée par un grand-père dévot, un type qui joue son rôle comme s'il en était habité, oui, on avait tout ce qu'il fallait pour en faire un déséquilibré, un délirant, un tueur. C'est là où Lebrun-Charles Rolben nous conduisait par la main, à coup certain. N'oubliez pas qu'il a pendu Bérieux un soir où François Château, au travail à l'hôtel, n'avait pas d'alibi.

— Il envoyait son ami à la guillotine, dit Froissy.

— Ces gens-là n'ont pas d'amis, Froissy.

— Et pourquoi, dit-elle en levant le nez de son écran, s'en est-il pris à Masfauré après Alice Gauthier ? Pourquoi pas à Gonzalez ou à Breuguel ?

— Parce qu'une fois lancés sur le cercle Robespierre, nous saurions que Masfauré en était le grand argentier. Que c'était donc bien l'Association qu'on voulait détruire, et non un ancien voyageur en Islande.

— Bien sûr, répéta de nouveau Mordent en soufflant. Il n'empêche que tirer sur vous était osé.

— Pas plus que sur un autre. Il redoutait qu'Amédée, pièce fragile de l'édifice, finisse par céder à mon harcèlement. Or dès mon retour d'Islande, j'ai rendu visite aux deux frères. C'est donc que j'y avais trouvé quelque chose. Que j'avais su, d'une manière ou d'une autre, ce qui s'était réellement passé sur l'île tiède. Quand je pars en voiture hier soir, il me suit. Je prends la route du Creux, cela conforte ses pires craintes. Cette fois, il ne peut pas nous laisser vivre. Il est prêt. Il prend les voies rapides et me précède, tandis que je tourne sur les petites routes pour semer mes gendarmes. Il passe par les grillages troués qui entourent les bois, il dégage Céleste et Marc au passage et arrive droit vers nous.

— Et vous n'avez pas entendu les tirs dans la forêt ? demanda Voisenet.

— C'est à presque deux kilomètres, et le vent soufflait vers l'ouest. Si Lebrun n'avait pas été informé de mon voyage en Islande, Danglard, il aurait retenu ses coups, assuré de nous voir nous obstiner sur le cercle Robespierre jusqu'à l'arrestation de François Château. On l'aurait intercepté en douceur lundi soir, à sa sortie par le parking. Il n'aurait pas blessé Céleste, il n'aurait pas tiré sur nous. Je dois vous rappeler, à tous, qu'aucune information privée sur un membre de la brigade ne doit être fournie à un inconnu. Pas même s'il est seulement parti pisser ou nourrir le chat. Pas même si l'inconnu paraît sympathique, coopératif ou effrayé. Désolé, Danglard.


Danglard prit un moment, puis se leva, retrouvant soudain sa sobre et digne élégance. Adamsberg, qui n'avait aucun goût pour les excès, et surtout solennels, eut un léger recul, mais l'expression de Danglard ne trahissait aucune velléité d'emphase.

— Je tiens, dit-il calmement, à vous adresser mes félicitations. J'ai pour ma part commis une faute grave, au point qu'elle aurait pu, et même aurait dû, provoquer la mort de quatre personnes, dont la vôtre. En conséquence, je vous remettrai ma démission ce soir même.

— Impossible ce soir, répondit Adamsberg comme s'il déclinait une invitation à dîner, parce que c'est dimanche, et je ne lis pas le dimanche. Impossible demain, nous devons nous atteler au rapport et j'aurai besoin de votre plume. Impossible ensuite, car j'ai déposé une demande de congé, pour trois semaines. En conséquence, vous dirigerez la brigade en mon absence.

Partir où ? se demanda Danglard. Dans ses Pyrénées, bien entendu, et tremper ses pieds nus dans l'eau verte du gave de Pau.

— C'est un ordre ? demanda Mordent, dont le cou réémergeait de ses épaules.

— C'en est un, confirma Adamsberg.

— C'est un ordre, glissa Mordent à Danglard.

— Dispersez-vous, dit doucement Adamsberg, c'est dimanche.


Veyrenc attrapa Adamsberg par le bras alors qu'il se dirigeait vers la porte.

— Il n'empêche, dit-il, sans les brigadiers, tu y serais passé.

— Pas forcément. Puisqu'un afturganga n'abandonne jamais ceux qu'il convoque.

— C'est vrai, j'avais oublié.

— Vu comme ça, marmonna Danglard qui les suivait, l'afturganga a également convoqué les gendarmes de Saint-Aubin.

— Vu comme ça, dit Adamsberg, voici, après bien des jours, une excellente remarque de votre part, commandant. Je peux partir tranquille.

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