Les gésiers passèrent de l'assiette de Danglard à celle de Bourlin et le commandant emplit les verres. Adamsberg posa la main sur le sien.
— On entend un témoignage, l'un de nous garde l'esprit net.
— J'ai toujours l'esprit net, déclara Danglard. De toute façon, on enregistre, si Victor Masfauré en est d'accord.
Passionné par sa double salade de gésiers, Bourlin confia son appareil à Adamsberg, avec un signe de main signifiant qu'il lui passait le relais, fous-moi la paix quand je mange.
— Victor, combien étiez-vous dans ce groupe ? demanda Adamsberg.
— Douze.
— En voyage organisé ?
— Pas du tout. Chacun était venu de son côté. On avait choisi notre itinéraire, étape par étape, depuis Reykjavik jusqu'à la côte nord. On est arrivés un soir sur la petite île de Grimsey, la plus septentrionale de l'Islande, on dînait dans l'auberge de Sandvík. Ça sentait le hareng, il faisait chaud. Sandvík, c'est le village du port, et c'est le seul. Mme Masfauré avait absolument tenu à aller à Grimsey parce que le cercle polaire traverse l'île. Elle voulait poser ses pieds dessus. La salle était bondée. Et tous les trois, Henri, sa femme et moi, on buvait quelques coups de brennívin après le dîner. C'est le nom de leur gnôle, là-bas. On était bruyants, sûrement. Mme Masfauré surtout, affolée de joie à l'idée de marcher sur le cercle, et c'était communicatif. Puis peu à peu, d'autres Français sont venus nous saluer, et se joindre à notre table. Vous savez comment sont les gens : ils partent au bout du monde pour se dépayser, mais sitôt qu'ils entendent un compatriote, ils lui sautent dessus comme un chameau sur l'oasis. De toutes les femmes qui dînaient ce soir-là, Marie-Adélaïde — Mme Masfauré — était de très loin la plus belle. Attractive en diable. Je crois que c'est surtout sa présence qui a appâté tous ces gens à notre table, femmes comprises.
— Irrésistible, a dit Amédée.
— C'est le mot. Bref, neuf autres Français à notre table, très différents, un peu de tout. On ne savait rien les uns des autres, certains annonçaient leurs professions. Il y avait l'éternel spécialiste des manchots empereurs, je me souviens de sa grosse tête rouge. Rouge, enfin, ce soir-là. Quand on s'est retrouvés coincés sur l'îlot d'en face, il n'était plus question de rouge. Un cadre dans une entreprise aussi, il n'a pas dit de quoi, il avait l'air d'avoir oublié. Et une femme qui travaillait dans l'environnement, avec sa compagne.
Bourlin déplaça sa main gauche sans lâcher sa fourchette et tira une photo de sa serviette en cuir.
— Sur ce cliché, elle a dix ans de plus, dit-il, et elle est morte. C'est elle, la compagne ?
Victor examina rapidement la photo macabre et hocha la tête.
— Sans aucun doute. Elle avait des oreilles trop longues et les oreilles ne rétrécissent pas quand on meurt. Oui, c'est elle.
— Alice Gauthier.
— Alors, c'est elle qui a écrit à Amédée ? Je ne connaissais pas son nom. Un tempérament de cheftaine, une risque-tout, une femme étonnante. Et pourtant, elle a gardé le silence comme les autres, elle a eu peur comme les autres.
— Qui étaient les autres ? reprit Adamsberg.
— Il y avait un grand costaud à la tête rasée, et puis un médecin — sa femme était restée à Reykjavik. Un volcanologue aussi, et celui-là est essentiel.
Bourlin avait posé son index sur ses pommes-paillasson pour en apprécier le moelleux. Satisfait, il regarda Victor qui comptait sur ses doigts, réfléchissait, laissant refroidir son plat.
— Et un sportif, reprit Victor, peut-être un moniteur de ski. Et enfin ce type. Mais ce soir-là, on ne détectait rien d'épouvantable.
— Il faut se nourrir, lui ordonna presque Bourlin. On détectait quoi ?
— Rien. C'était un type ordinaire, ni antipathique ni avenant. Taille moyenne, visage anodin, la cinquantaine, petit collier de barbe, lunettes presque rondes sur un regard sans expression. Mais beaucoup de cheveux, bruns et gris. Un bourgeois, un type dans les affaires, ou bien un professeur, on n'a jamais su. Il avait une canne au bout pointu et ferré, comme c'est normal en Islande, pour tâter le terrain devant soi. Il la levait et la laissait rebondir au sol. Et puis le volcanologue — il s'appelait Sylvain — nous a raconté une légende locale. À la poignée de main que le médecin avait échangée avec lui, l'air respectueux, Sylvain devait être une sommité dans son métier. Mais il était franc comme tout, sans prétention. C'est là que tout a déraillé. À moins que ce ne soit à cause du brennívin. Enfin, c'est là que tout a déraillé.
La jeune fille de la maison apporta une seconde bouteille. Un visage délicieux, un peu empâté mais clair. Adamsberg la regardait. En plus jeune, elle lui rappelait Danica, et la nuit passée dans sa chambre à Kiseljevo.
Danglard s'était fixé pour mission, parmi tant d'autres, de rappeler Adamsberg parmi eux lorsqu'il le sentait s'éloigner vers des cieux étrangers. Il posa un index sur son poignet et Adamsberg cilla.
— Où étiez-vous ? murmura Danglard.
— En Serbie.
Le commandant jeta un regard à la jeune fille qui avait rejoint le bar.
— Je vois, dit-il. On a dit que ça n'avait pas été du goût de tout le monde, vous vous rappelez ?
Adamsberg hocha la tête en souriant vaguement.
— Pardon, dit-il en revenant vers Victor. Pourquoi tout a déraillé ?
— C'est l'histoire du volcanologue.
— Sylvain, réfléchit Danglard. Sylvain Dutrémont ? Des cheveux très noirs, une barbe dense, des yeux très bleus ? Des cicatrices de brûlures sur une joue ?
— Je ne sais pas, hésita Victor, on ne connaissait pas nos noms. Mais oui, il avait une joue abîmée. Je me rappelle que sa barbe n'avait pas pu repousser dessus.
— Si c'est Dutrémont, il est mort depuis dans l'éruption de l'Eyjafjöll. Celle qui a plongé l'Islande dans un brouillard de cendres.
— Alors cela ferait déjà cinq de moins, dit Victor à voix basse. Sur douze. Mais c'était un accident, je suppose ?
— Il y a eu polémique, expliqua Danglard. Parce qu'on a retrouvé son corps assez loin du cône éruptif, avec des hématomes. Une chute peut-être, alors qu'il tentait de fuir la coulée de lave. L'enquête n'a pas abouti.
Bourlin rompit le bref silence méditatif.
— Qu'a raconté Sylvain ?
— Que le long de la côte de Grimsey, à un jet de pierre, parmi tous les îlots déserts qui la bordent, il y en avait un très particulier, aussi redouté que convoité. On disait qu'il y avait là-bas une pierre encore tiède, de la taille d'une stèle à peu près, et couverte d'inscriptions anciennes. Et que si l'on se couchait sur la pierre tiède, on devenait presque invulnérable, éternel quoi. Parce que l'on était pénétré par les ondes du cœur même de la terre. Enfin, ce genre de trucs. Il faut dire qu'il y avait pas mal de centenaires à Grimsey, et on expliquait ceci par cela. Sylvain a dit qu'il s'y rendait le lendemain pour examiner le phénomène en scientifique, mais qu'il ne fallait à aucun prix le dire, les habitants de Grimsey tolérant mal qu'un homme mette le pied sur cet îlot. Parce qu'il était habité par un démon, un « afturganga », une sorte de mort-vivant. Le médecin a rigolé, on a tous rigolé. Il n'empêche qu'après une heure le groupe entier était partant pour accompagner le volcanologue, même le médecin. On joue les sceptiques, mais au fond, un petit accouplement avec une pierre d'éternité, cela tente tout le monde. Bien que chacun fît mine d'y aller par défi, ou comme à la suite d'un pari d'ivrognes. C'était à environ trois kilomètres, une heure à pied par la banquise, on serait rentrés pour le déjeuner. Tu parles qu'on est rentrés.
Bourlin commandait une seconde portion de pommes de terre et chacun le regarda avec bienveillance. La vitalité rabelaisienne du commissaire bonifiait l'atmosphère à mesure qu'on s'approchait de l'épicentre du récit.
— On s'est mis en route à 9 heures, en partant du bout de la jetée du port. Sylvain nous a de nouveau mis en garde : pas un mot aux locaux, car outre l'« afturganga », ils avaient horreur que des touristes ignares aillent souiller la pierre tiède en posant leur cul dessus. Le temps était bleu, glacial et parfait, sans un nuage. Mais en Islande, ils disent que le temps change sans cesse, c'est-à-dire toutes les cinq minutes si ça lui chante. Du bout du port, Sylvain nous a discrètement désigné le rocher noir, avec sa forme étrange, en « tête de renard », disait-on, c'est-à-dire avec deux petits cônes qui le surplombaient, comme des oreilles, et sa plage sombre en forme de museau. On est arrivés sans encombre, en évitant les failles entre les blocs de glace. L'îlot était minuscule, on en a vite fait le tour, et c'est le cadre supérieur — Jean ? On l'appelait Jean ? — qui a trouvé la pierre.
— Je croyais que vous aviez une mémoire d'exception, observa Danglard.
— Oh, je ne me souviens que de ce qu'on me demande. Ensuite j'efface, cela fait de la place. Vous n'effacez pas, vous ?
— Surtout pas. Et donc, ce Jean ?
— Il s'était allongé sur la pierre, et il riait, toute réserve envolée. Et à mesure que chacun faisait son petit tour sur la stèle — qui était tiède, c'est vrai —, le temps passait. Le type au crâne rasé s'était étendu dessus avec grand sérieux et sans dire un mot, fermant les yeux. Soudain, Sylvain l'a secoué et a presque crié : « On s'en va maintenant, on rentre. » Et du bras, il a montré une montagne de brume qui s'avançait vers nous. Si vite qu'après vingt mètres sur la banquise, Sylvain a renoncé et on a rebroussé chemin. On n'y voyait plus qu'à six mètres, puis quatre, puis deux. Il nous a ordonné de nous tenir par la main et nous a reconduits sur l'îlot. Il nous a rassurés, disant que tout pouvait se dissiper dans dix minutes, ou dans une heure. Mais rien ne s'est dissipé. On allait y rester quatorze jours. Quatorze jours dans un froid atroce et sans rien à bouffer. L'îlot était désertique, un lieu pour les morts, un lieu pour l'afturganga qui le gardait. Du roc noir et neigeux, pas un arbre, pas une bestiole, pas une…
Victor se tut brusquement, couteau suspendu en l'air, et sa terreur était si nette que tous s'immobilisèrent avec lui. Adamsberg et Danglard se retournèrent, suivant la direction de son regard. Il n'y avait rien à voir qu'un mur et deux portes vitrées. Entre elles, un maladroit tableau de la vallée de Chevreuse. Œuvre de Céleste, une copie conforme à celui du bureau de Masfauré. Victor demeurait dans la même posture, respirant peu. Adamsberg fit signe à ses collègues de reprendre silencieusement une position naturelle. Il ôta le couteau de la main du jeune homme, puis abaissa son bras sur la table, comme il aurait manipulé un mannequin. Saisissant son menton, il lui tourna le visage.
— C'est lui, souffla Victor.
— L'homme attablé derrière nous, que vous voyez dans le miroir ?
— Oui.
Victor s'ébroua comme un des chevaux du haras, avala d'un coup son verre et se frotta le visage.
— Désolé, dit-il. Je ne pensais pas que raconter l'histoire me ferait perdre pied. Je ne l'ai jamais dite à personne. Ce n'est pas lui, c'est le reflet qui m'a égaré. D'ailleurs, il a l'air plus jeune qu'il y a dix ans.
Adamsberg examina l'homme entré peu après eux dans l'auberge. Il dînait seul, distrait, le journal local étalé sur sa table, jetant un regard lassé sur la salle. Il semblait fatigué par sa journée, simplement désireux de se coucher.
— Victor, dit Adamsberg à voix basse, il n'a ni collier de barbe ni cheveux blancs, sauf sur les tempes. Réfléchissez. Qu'est-ce qui vous a fait penser à lui ?
Victor plissa son front bas, tordant rapidement une boucle de cheveux entre ses doigts.
— Je suis désolé, répéta-t-il.
— Réfléchissez, répéta doucement Adamsberg.
— Ce sont ses yeux peut-être, dit Victor d'une voix hésitante, comme proposant une hypothèse. Ses yeux insignifiants qui regardent tout, qui fixent quand on s'y attend le moins.
— Il nous a fixés ?
— Vous, oui.
Adamsberg se dirigea de son pas tanguant — à peine — vers la patronne, au travail derrière son bar. Après quelques instants, elle venait s'asseoir à leur table.
— Vous n'êtes pas le premier, dit la grande femme en s'amusant, ni ne serez le dernier, tout commissaire que vous êtes. Même des grands restaurants, ils sont venus, pour essayer de savoir. Mais non, dit-elle en secouant son torchon, c'est à nous et ça reste ici. Pensez !
Adamsberg lui versa un verre de vin.
— Oh vous pouvez bien essayer avec ça ! continua la femme en avalant une gorgée. Je ne le dirai qu'au bord de ma tombe, et à ma fille encore !
— Aveu sur son lit de mort, marmonna Danglard. Allons, madame, on ne le confiera à personne, parole d'homme.
— Il n'y a pas de parole d'homme qui tienne, ni pour ça ni pour autre chose. J'ai connu une crêpière, dans le Finistère, eh bien elle a été torturée pour livrer son secret. Elle a finalement dit qu'elle mettait de la bière dans sa pâte et ils l'ont lâchée. Mais c'était pas de la bière.
— Mais de quoi parle-t-on ? demanda Bourlin d'une voix un peu alentie, tandis que Danglard se faisait au contraire plus vif à mesure qu'il buvait. À croire que l'alcool le soignait.
— De la recette des pommes paillasson, dit Danglard.
— Mais aussi de votre client solitaire, là-bas, près de la porte, dit Adamsberg. Trois mots sur lui, et je vous libère.
— Ben je ne le connais pas. Et je sais pas si j'ai le droit de parler de mes clients. Et puis nous et la police, ça fait deux. Pas vrai, Victor ?
— Vrai, Mélanie.
— Nous sommes d'accord, approuva Adamsberg en souriant, la tête un peu penchée.
Danglard observa le commissaire à l'œuvre, transformant inconsciemment son visage osseux, fait de bric et de broc, en un piège aussi charmant que subit.
— Vous ne le connaissez pas, mais vous ne voulez pas parler de lui. C'est donc que vous savez un petit quelque chose tout de même ? dit Adamsberg.
— Trois mots alors, dit Mélanie, boudant faussement.
— Cinq, négocia Adamsberg.
— C'est que je l'ai trouvé bizarre, c'est tout.
— Pourquoi ?
— Parce qu'il m'a demandé si je connaissais le cordonnier.
— Pardon ?
— Le cordonnier de Sombrevert. J'ai pas compris. J'ai dit oui, que tout le monde se connaît ici, et après ? J'aime pas ces manières. Alors il a sorti sa carte, et j'ai lu « inspecteur des impôts ». Alors j'ai dit : « Et alors ? Vous vous figurez qu'il cache quoi, le cordonnier ? Des bouts de lacets ? »
— Bien répondu, dit Victor.
— Ça m'a énervée, quoi, ces types, toujours à fouiller la merde — oh pardon, commissaire.
— Je vous en prie.
— Enfin, à faire suer le pauvre monde, tandis que les vrais sous, ils sont ailleurs. Je me suis dit que tout ce qu'il cherchait, c'était à me montrer sa carte. Pour m'impressionner en somme. Et ils y arrivent, c'est ça le pire, même quand on n'a rien à se reprocher. En cuisine, on a fait bien attention à la cuisson de sa viande. C'est dire, quand même. Plus vite il débarrassera le plancher, mieux on se portera.
— Mélanie, intervint Victor, ta petite salle privée, tu voudrais bien nous l'ouvrir ? C'est qu'avec ces messieurs, on voudrait être tranquilles, tu comprends ?
— Je comprends mais c'est pas chauffé, je vais préparer un feu. C'est à propos de la mort de ce pauvre M. Henri ?
— Bien sûr, Mélanie.
La patronne hocha lentement la tête.
— Un bienfaiteur, dit-elle. Victor, où c'est qu'est la cérémonie demain ? À Malvoisine ou à Sombrevert ?
— Ni l'un ni l'autre. On fait la messe au Creux. À la petite chapelle. Enfin, tu sais bien qu'il n'y croyait pas. C'est pour ne pas offenser.
— Au Creux, je sais pas si c'est bien correct, dit Mélanie en secouant ses joues. Enfin, on y est bien, nous, au Creux. Tant qu'on ne s'approche pas de la tour.
Danglard se retint, ce n'était pas le moment de disserter sur les superstitions du « Creux ». Mélanie avait lancé le feu dans la salle annexe, et les hommes se serrèrent sur un banc d'école peint en bleu, s'approchant des flammes. Sauf Adamsberg, qui marchait derrière eux.
— J'en rêve souvent, vous savez, dit Victor. Curieusement, pas des coups de couteau, ni d'elle. Je rêve de la manière dont on a réussi à faire du feu, grâce au légionnaire — on l'appelait comme ça, le type au crâne rasé. Le jour de notre arrivée, on restait tous comme des abrutis sur la rive à surveiller la levée de la brume. Lui, il a donné des ordres : préparer du bois pour le feu, élever deux murs de neige en pare-vent, chercher des bestioles à bouffer. Il nous commandait comme un adjudant et on a obéi comme des soldats. « Où ça, du bois ? a demandé le cadre sup'. Il ne pousse rien sur cette île. » « Là-haut, abruti ! il a gueulé, le légionnaire. Aucun de vous n'a vu quoi que ce soit ? Il y a des baraquements de trente mètres de long sur la plate-forme, des vieux séchoirs à poissons. Démontez-moi ça, planche par planche ! Les autres, ramassez de la neige, tassez-la à fond, faites des blocs. Allez-y par trois, en vous tenant la main ! Et grouillez-vous avant la tombée de la nuit ! » Une boule d'énergie, le légionnaire. À croire que sa pause sur la pierre tiède lui avait réussi.
Victor tendit ses mains vers la cheminée.
— Le feu, bon sang, si on ne l'avait pas eu. Et c'était grâce à cette tête brûlée. Une brute, mais une brute efficace. Le soir, ça flambait bien, on avait construit nos murs de neige à distance des flammes et bloqué la seule petite issue avec nos sacs.
Bourlin tira sur sa cigarette, pris par les glaces de l'Islande, se réchauffant aux flammes. Ici, c'était privé, et Mélanie avait apporté des cendriers et disposé les tasses à café, plus un verre à digestif pour M. Danglard.
— C'était notre baraque, continua Victor. Il faisait bien zéro degrés là-dedans, mais moins 6/7 degrés dehors, avec le vent. On se pétrifiait quand même et le légionnaire nous obligeait à nous lever toutes les heures, jour et nuit, à coups de claques s'il le fallait, pour bouger et parler — réciter l'alphabet bien fort —, pour qu'on ne se gèle pas les membres ni le visage. Rien à manger, on a somnolé assis. Crâne rasé ne voulait pas qu'on se couche sur la neige. Quelle plaie ce gars, mais il nous a sauvé la vie. Jusqu'à ce que cette ordure au collier de barbe nous l'enlève. Il ne tolérait pas les ordres du légionnaire. Il y a eu une bagarre, ça faisait trois jours qu'on n'avait rien mangé, et soudain, l'ordure s'est emportée. Il a sorti un couteau de barbare, et d'un seul coup, plus de légionnaire. Le sang giclait dans la neige, c'était immonde. Il a juste dit : « Il nous emmerdait. » Ça a été sa seule messe.
Victor leva les yeux vers Adamsberg.
— Je voudrais aller plus vite. Ou alors je bois un verre de gnôle, comme le commandant.
— Les deux en même temps, répondit Adamsberg, appuyé au manteau de la cheminée. Ce signe, dit Adamsberg en ouvrant son carnet, cela vous rappelle quelque chose ?
— Rien du tout. Pourquoi ? C'est quoi ?
« C'est quoi ? », avec le même étonnement qu'Amédée.
— Rien, reprit Adamsberg. On vous écoute, Victor.
— Il est parti enfoncer le corps dans la banquise, pour que les oiseaux ne lui piquent pas les yeux, ne le bouffent pas devant nous tant qu'il était encore tiède. Et puis trois jours après, il a déclaré que tant qu'à crever, il tirerait un coup avant, en regardant Mme Masfauré. Henri et moi, on s'est levés. Nouvelle bagarre.
Victor toucha son nez.
— Il m'a balancé un tel coup droit qu'il m'a cassé le nez. Avant j'avais un nez normal, à présent j'ai ce truc. Il a renversé Henri d'un revers de bras. Il semblait bâti en fer, ce type. Et sur son commandement, couteau sorti, on s'est tous rassis. Des lâches, hein ? Mais sans manger depuis six jours et en se gelant les os, on était sans forces. Lui, il avait aussi dû tirer un truc de l'énergie du cœur de la terre de la foutue pierre. Mais dans la nuit, il y a eu des cris, Mme Masfauré hurlait, et ce mec immonde fouillait sous son anorak, les mains sous son pantalon. Je vais vite, commissaire, je n'aime pas cette scène. Henri et moi, à nouveau debout, comme des morts-vivants glacés. D'autres aussi. Mme Masfauré a poussé le gars d'un rude coup, il est tombé dans le feu.
Victor sourit largement, comme Amédée.
— Putain, il avait le froc en flammes, il se tapait dessus, ça brûlait, on voyait presque ses fesses cramer à la lumière du feu. Un de nous — Jean, le cadre ? — a crié : « On voit ton cul, assassin ! Va le griller en enfer ! » Et Mme Masfauré qui se foutait de sa gueule et le traitait de tous les noms. Alors le gars a sorti sa saleté de couteau et il lui a planté dans le corps. De Mme Masfauré. Droit dans le cœur.
Victor prit le gobelet d'eau-de-vie que lui apportait Mélanie.
— On a vécu dans la terreur toute la nuit. Pendant que ce type était parti jeter le corps et qu'Henri sanglotait, on s'est juré de lui faire la peau. Mais à l'aube, il n'était pas là. Tous les jours il arpentait l'île sans relâche, il ne désarmait pas. Il cherchait de quoi manger, et on s'est tus. Il a réapparu un soir, il a ordonné qu'on jette des pierres dans le feu, puis il a balancé de la viande dessus. Des kilos de poisson, on était hypnotisés. Il a dit : « S'il y en a un de vous qui sait appâter les phoques, qu'il se lève. Cinq jours que j'ai posé les pièges. Si vous voulez bouffer, allez-y. Mais qui bouffe se tait. Et qui parle est mort. » On a bouffé. C'était un gros mâle, mais à dix, on n'en avait pas pour longtemps. Au matin, il est reparti poser ses pièges, tourner dans l'île avec son bâton. Faut le dire, pendant qu'on se blottissait près du feu comme des vaincus en récitant l'alphabet, lui, il tenait bon, il cherchait, il cherchait. Et plus tard, il a halé un autre phoque, un jeune ce coup-ci.
— Pardon, dit Danglard, Amédée ne nous a parlé que d'un seul phoque. C'est une erreur d'Alice Gauthier ?
— Impossible. Amédée n'a jamais été très attentif, surtout en ce moment. Deux phoques. Un gros mâle, et puis ce jeune. Ce type nous a sauvé la vie, faut lui concéder ça. Après tout, il aurait pu dévorer son butin dans son coin, sans qu'on n'en sache rien. Mais il a partagé. Avec Henri, on en a parlé quelquefois, plus tard. De ce gars assez taré pour tuer comme on respire, et assez humain pour répartir sa viande. Après tout, s'il nous avait tous abattus, et il le pouvait, et qu'il avait mangé ses phoques tout seul, il avait largement le temps d'attendre que la brume se lève. Enfin elle s'est levée, cette foutue brume, et en dix minutes encore. On s'est accrochés par les épaules, et on s'est mis en route. À nouveau, on voyait les toits du village. On nous a récupérés, nourris, lavés — on puait la graisse de phoque et le poisson pourri de la tête aux pieds —, mais on avait tous les lèvres scellées. Pas tout à fait. On racontait comme un seul homme qu'on avait perdu deux compagnons là-bas. Morts de froid, c'était la version imposée. Ou on y passerait nous aussi, c'est ce qu'il nous avait dit. Nous, nos proches, nos enfants, nos parents, nos amis. Moi, je n'avais ni enfant ni parents ni amis. Au nom de son fils, Henri m'a supplié de me taire. On a laissé le meurtrier en paix, et je vous jure qu'il était dangereux. Qu'il l'est encore.
— Les noms ? demanda Adamsberg. Les noms des autres membres du groupe ?
— Personne ne les connaît. Sauf lui.
— C'est impossible, Victor. Deux morts, il y a forcément eu une enquête à votre retour. On a dû prendre vos témoignages et vos identités.
— C'était bien l'intention de la police d'Akureyri, en face, sur le continent. Mais le type avait tout prévu. Sans nous laisser le temps de nous remettre, il nous a fait monter le lendemain sur un ferry pour la petite ville de Dalvík. En évitant donc Akureyri. J'ai cru qu'Henri allait crever pendant les six heures de traversée. De là, Reykjavik et puis Paris. Les autorités d'Akureyri, elles ne se figuraient pas une seconde qu'on tenterait de filer. Pourquoi on aurait filé ? Alors elles ont pris leur temps. C'est comme cela qu'on leur a glissé entre les doigts.
— Masfauré, il a bien dû déclarer le décès de sa femme ?
— Forcément. Mais ça ne gênait pas le tueur qu'on sache le nom des morts, des deux « morts de froid ». Mais en aucun cas le sien, ni les nôtres. Le « légionnaire » aussi a été identifié, par un témoignage de sa sœur. Un certain Éric, Éric Courtelin je crois. Vous pouvez vérifier tout cela dans les actualités de l'époque. Taisez-vous ! ordonna-t-il en se levant brusquement.
— Mais on ne parle pas, objecta Danglard, tandis que Bourlin levait des yeux mi-clos.
Cette fois, il n'y avait pas de peur sur le visage de Victor, mais une animation un peu passionnée. Adamsberg perçut au-dehors un raclement, un cri plaintif et pénible.
— C'est Marc, dit Victor en ouvrant la fenêtre d'un coup sec.
Adamsberg s'approcha, se demandant quel genre de gars pouvait produire un gémissement aussi hérissant qu'inhumain. Sans un mot d'explication, Victor enjamba le rebord de la fenêtre et sauta sur la chaussée, comme propulsé par l'urgence.
— Je reviens, dit Adamsberg à Mélanie. Auriez-vous une place, modeste, un palier, un fauteuil, n'importe quoi, pour coucher le commissaire ? Je reviens.
« Je reviens. » Ces deux mots mille fois dits, comme si Adamsberg réassurait sans cesse son entourage, redoutant lui-même de ne jamais revenir. On prend un chemin de forêt, on regarde les arbres, et puis qui sait ?