Chapitre 12

À Wapassou, une petite famille d'Indiens était venue s'installer à environ une lieue du poste, près d'un étang, pour y pêcher le castor. On les voyait souvent rôder dans les parages. L'altercation de l'Auvergnat avec l'un d'entre eux avait eu lieu à propos de la sœur de celui-ci, une assez jolie sauvagesse aux longues tresses qui montrait, en riant, l'éclat de ses dents blanches, et ne cachait pas ce qu'elle attendait des « Normands » que l'on dit portés aux plaisirs de l'amour. Il y en avait une autre, plus timide en apparence, mais qui n'en accordait pas moins, avec facilité, d'amoureux rendez-vous.

Il était d'ailleurs étonnant de voir combien les hommes profitaient peu d'un voisinage pourtant complaisant. Le jeune Yann, Jacques Vignot, un des Anglais furent seuls à en user : leurs absences étaient rares.

Il s'avéra même que la dispute de l'Auvergnat avec l'Indien n'était pas née d'un trafic de galanterie, mais parce que la petite, en traînant dans la cour du poste, lui avait volé du tabac et son couteau.

Angélique se rappelait ce que son mari lui avait expliqué un jour. Les gens de mer sont continents. Capable lui-même de vivre longtemps sans femme lorsqu'il le fallait, Joffrey de Peyrac avait su choisir les hommes qu'il emmenait. Ils avaient suivi Peyrac parce qu'il leur avait promis de l'or. L'attrait de l'aventure et de la réussite leur tenait lieu de réjouissance. La femme faisait partie du butin. La partie n'était pas encore gagnée. On verrait plus tard !... Une méfiance instinctive des attachements sentimentaux qui vous engagent sur le chemin de l'esclavage les aidait à maîtriser leurs sens.

Et Angélique pensait aussi à Nicolas Perrot qui depuis trois ans avait laissé femme et enfant au logis pour courir les bois et à l'occasion la terre entière. Pour lors, un peu avant que la neige ne tombât, il était reparti vers le Sud, pour essayer d'atteindre un petit poste de traite tenu par un Hollandais à l'embouchure du Kennebec et en rapporter des denrées indispensables, sel, sucre, farine, un peu d'huile... Finalement, celui qui se montrait le plus assidu auprès des jolies sauvages, c'était – qui l'eût cru ? – le vieux Macollet. Il était sans cesse en allées et venues, quel que fût le temps, entre son wigwam enfumé et celui des Indiens. Un fameux lapin, ce Macollet ! Il aimait aussi à s'asseoir près du feu d'un Indien et converser avec lui.

Le chef de cette tribu était un peu sorcier. Il apportait à Angélique des racines, des herbes et des résines. Le premier moment de frayeur passé, lorsqu'elle l'avait vu un beau matin derrière elle, le bras levé en signe de paix mais aussi hérissé de fourrures qu'un ours, et naturellement étant entré sans bruit, ils étaient devenus bons amis. Elle commençait à pouvoir converser avec lui dans sa langue, et elle n'en était pas peu fière car on lui avait dit que les langues indigènes étaient très difficiles à apprendre. Les missionnaires qui en parlaient en France disaient qu'il fallait des années, et les coureurs de bois eux-mêmes ne semblaient pas encourager les nouveaux venus à se lancer dans une telle étude. Il fallait être du pays, expliquaient-ils. Mais Joffrey de Peyrac très rapidement s'était familiarisé avec ces idiomes et il avait expliqué à Angélique que les difficultés n'étaient qu'apparentes. Ceux qui se plaignaient manquaient d'esprit d'observation.

Pour sa part il avait très vite noté que la plupart des tribus indiennes qui les avoisinaient étaient tous d'une même souche linguistique, probablement originaire et descendant en partie des Incas, ou des Quichouas du Pérou. Et que c'est ainsi que son mineur métis avait pu les comprendre d'emblée en arrivant, ici, en Amérique du Nord. Iroquois, Algonquins, Hurons et Abénakis étaient cousins par la langue car seul l'accent et l'intonation différaient, ou quelques mots usuels comme : eau ou enfant, et encore parce que simplement, suivant les tribus, on adoptait des interprétations différentes de tel mot. Par exemple, eau pouvait se dire source, liquide, ou bien lorsqu'on parlait d'un enfant : jeune, petit, fils...

Pour se faire comprendre c'était la racine qui indiquait le sens général, la précision étant donnée par des suffixes et préfixes et ces racines étaient relativement peu nombreuses. De sorte qu'avec environ cinq cents mots de base on pouvait se tirer de toutes les situations, malgré la grande variété apparente de ces langues.

Nantie de cette clé que son mari lui donna, Angélique fut surprise des progrès qu'elle accomplissait. Évidemment, de longtemps elle ne serait pas puriste en la matière et elle continuerait à faire la joie des Indiens qui s'esclaffaient de rire à chacune de ses erreurs. Il fallait d'abord longuement écouter. On enregistrait ainsi l'accent et la tonalité et surtout la manière spéciale d'articuler par la gorge sans que les muscles du visage ne bougent, ce qui faisait que les Indiens, en prononçant des paroles outrageantes, se trouvaient obligés de demeurer impassibles. Quand ils ne parlaient pas, ils étaient au contraire très grimaciers et se fendaient la bouche à rire à toutes occasions. À la longue, Angélique retenait qu'il n'y avait que seize sons, mais que l'intervalle de chacun était quatre fois plus long que dans les langues d'Europe et parfois au contraire deux fois plus rapide – De sorte que le rythme du temps qu'on mettait à prononcer un mot subissait huit fois plus de variantes qu'en français ou en anglais et que c'est cela qui créait des nuances de détail. Mais, en attendant la perfection, tout le monde s'entraînait à Wapassou et ceux qui étaient plus avancés corrigeaient les autres. Angélique se débrouillait donc fort bien avec son vieux sachem du wigwam des castors qui lui, au moins, soit par indifférence soit par sérénité de vieillard, ne la reprenait pas sur ses fautes du langage de sorte qu'avec lui elle osait se lancer dans de grands discours qui amusaient fort Joffrey de Peyrac lorsqu'il la surprenait en discussion avec le rouge magicien emplumé. Sa vicacité, son appétit de vivre, son courage, tout en elle le ravissait. Et maintenant c'était lui, qui plus souvent la suivait des yeux. Au début, il avait pensé « tout dépendra d'elle ». Wapassou, ce sera l'heure de vérité. Et il s'émerveillait de voir comment elle avait su rassembler autour d'elle ces vagabonds hostiles, prêts désormais à l'élire chacun dans leur cœur : mère, sœur, amie, souveraine. Un soir, Joffrey de Peyrac pria Angélique de convoquer. Elvire pour un entretien personnel et de l'accompagner alors qu'il la recevait dans leur étroite chambre. Faute d'un endroit pour se retirer loin des oreilles indiscrètes lorsqu'il avait à recevoir quelqu'un en particulier, cette pièce avait été promue comme « le cabinet du capitaine sur la dunette », et monter quelques marches complétait l'illusion. Le mobilier s'était agrémenté d'un fauteuil rustique couvert de fourrure, dans lequel s'asseyait le comte. L'homme appelé demeurait debout, la tête frôlant le plafond, pour peu qu'il fût d'une taille un peu élevée.

Quand l'entretien était amical, Joffrey de Peyrac le faisait alors asseoir sur la pierre de l'âtre devant lui. Il réclamait une pinte de bière et deux gobelets. Fréquemment, au moment de la veillée, il se retirait ainsi avec l'un ou l'autre. Les hommes appréciaient cette confrontation en aparté, loin de l'assemblée. On pouvait s'expliquer avec le maître, se plaindre et recevoir des directives qui vous remettaient, si besoin, la tête à l'endroit. Très émue, la pauvre Elvire gravit donc en tremblant les cinq échelons qui menaient « à la dunette ». La présence d'Angélique la rassurait un peu, mais elle se tourmentait car elle était scrupuleuse et se sentait toujours en faute.

La lourde porte retombée, les bruits de la salle commune s'estompèrent. On n'entendait plus dans la petite pièce close que le crépitement du feu et par instants le bruissement des sapins du dehors que le vent brassait contre le toit.

Le comte s'assit. La jeune femme demeura debout, et, de dos, Angélique voyait se crisper ses épaules étroites, ployer sa nuque frêle. La pauvre jeune femme ne savait quelle attitude prendre sous le regard sombre qui l'examinait de bas en haut tandis qu'un sourire indulgent errait sur les lèvres du comte. Il savait mettre dans son regard une attention chaleureuse qui émouvait n'importe quelle femme.

– Elvire, mon enfant, ma belle enfant, fit-il avec douceur, écoutez-moi dans le plus grand calme.

– Ai-je commis une faute, monseigneur ? balbutia-t-elle en tordant la toile de son tablier.

– Je vous ai dit de m'écouter avec calme et sans crainte... Rassurez-vous. Je n'ai qu'à me louer de vous et de votre gentillesse. Mais vous n'êtes pas moins responsable d'un mouvement qui peut avoir ici une certaine gravité.

– Moi ?... Oh ! Monseigneur !...

– Oui, vous, malgré votre discrétion et votre modestie, mais qui avez quand même de beaux yeux tendres et des joues rosés.

Elvire, de plus en plus déconcertée, le regarda sans comprendre.

– J'ai remarqué qu'un de mes hommes vous fait la cour. Dites-moi sans fard si ces attentions vous importunent, si vous souhaitez les voir cesser, ou s'il a poussé trop loin à votre goût l'expression de ses sentiments.

Et comme elle demeurait muette.

– Ici, au fort, il n'y a que trois femmes et vous êtes la seule à ne pas être en puissance de mari. Les plus strictes consignes ont été données à votre sujet. Il est nécessaire que je sache si la discipline a été respectée. Répondez ! Jugez-vous importuns les hommages dont vous êtes l'objet depuis quelque temps ? Vous savez de quel homme je veux parler, n'est-ce pas.

Cette fois elle baissa la tête en rougissant et fit un signe affirmatif.

– Octave Malaprade, dit-il.

Il laissa passer un temps, le temps d'évoquer le personnage du cuisinier, sa silhouette agréable et son sourire déférent.

Puis il prit dans l'une des poches de son pourpoint l'un des rares cigares qui lui restaient encore, et se penchant vers le feu l'alluma à un tison.

Il se renversa en arrière, tira une bouffée et reprit avec douceur :

– S'il a outrepassé la consigne reçue il sera pendu.

Elvire poussa un cri et se voila la face.

– Pendu !... Oh ! Monseigneur ! Oh ! non, pauvre garçon ! Ah ! non pas pour cela ! Pas à cause de moi !... Je ne le mérite pas...

– La femme est reine en ce domaine. Ne le saviez-vous pas, ma belle enfant ?...

Il la regardait de nouveau avec son inimitable sourire qui retroussait les coins de sa belle bouche en cette expression caustique et câline qu'Angélique connaissait si bien.

– Ne saviez-vous pas que les femmes sont reines ?... insista-t-il.

– Non, monseigneur, je ne le savais pas, répondit-elle naïvement.

Elle tremblait de tous ses membres, mais la frayeur qu'elle avait éprouvée pour Malaprade lui donnait la force de rassembler ses idées et de défendre celui qu'elle sentait menacé.

– Monseigneur... Je vous jure, je vous fais serment... Jamais il n'a eu un geste déplacé et dont j'aurais à rougir. Seulement, je sentais bien... que, qu'il...

– Vous l'aimez ?...

C'était à peine une interrogation. Elle s'interrompait, regardait autour d'elle avec égarement.

– Non, je... je ne sais pas.

– Vous avez perdu votre mari, il y a trois mois, sur le Gouldsboro.

Elle le fixa, hébétée.

– Mon mari ?

– Vous l'aimiez ?...

Il la bousculait, la fouillait, son regard perçant accrochant ses prunelles enfantines, l'obligeant à le regarder.

– Vous l'aimiez ? Votre mari ?

– Oui... bien sûr. C'est-à-dire, je... je ne sais plus.

De nouveau, il détourna les yeux et fuma en silence. Elle ne bougeait pas, ne tremblait plus, restait là à le fixer, les bras ballants.

Il reprit, toujours calme :

– Octave Malaprade est venu me parler ce tan tôt, il vous aime. Devinant que je ne serais pas sans m'apercevoir de ses sentiments il a pris les devants et m'a fait confidence... Voici ce qu'il m'a chargé de vous dire de lui et de son passé.

« Il y a cinq années, en la ville de Bordeaux, où il tenait un hôtel réputé, il a tué sa femme et l'amant de celle-ci après les avoir surpris ensemble. Puis, ne sachant comment échapper aux conséquences de son acte, et dérober la preuve de son double crime aux recherches qui ne manqueraient d'avoir lieu, il a découpé les deux cadavres en morceaux, en a brûlé une partie, a réussi à faire passer le reste à la voirie... » Angélique retint une exclamation étouffée et se mordit les lèvres. Elvire avait chancelé. Elle paraissait frappée par la foudre. Peyrac continuait de fumer en la considérant avec curiosité.

– Ceci fait, continua-t-il, il attendit quelque temps, puis s'enfuit en Espagne. Ce fut là qu'il se présenta à mon bord et que je l'engageai.

Il y eut un long silence.

Tout à coup, la jeune Rochelaise se redressait, elle se tenait droite et paraissait regarder quelque chose au-delà d'elle-même.

– Monsieur le comte... dit-elle enfin d'une voix affermie et plus nette, une voix qu'on ne lui connais sait pas, que monsieur le comte m'excuse si je lui parais bien peu sensible. Mais voilà les pensées qui me viennent à l'esprit. Je pense que cet homme a tué par fureur jalouse, par surprise aussi, et qu'après il était seul et perdu devant cette horreur et ne savait plus comment s'en tirer. Il a agi comme il pouvait pour sauver sa vie. Cette chose dans sa vie, c'est un malheur, un accident, comme une infirmité qui vous arriverait tout à coup.

Elle respira profondément.

– Mais ce n'est pas cette infirmité qui m'empêchera de l'aimer, dit-elle avec force. Ce que vous venez de me dire m'a révélé mes sentiments. Vos questions m'ont aidée à voir clair en moi. Oui, j'aimais bien mon défunt mari... sans doute., puisque je l'ai épousé... autrefois... Mais cela n'a jamais ressemblé à ce que j'éprouve aujourd'hui pour celui-là. On pourra m'en dire tout ce qu'on voudra. Pour moi, je sens qu'il est resté bon, droit et délicat malgré tout. Je le connais assez maintenant pour affirmer qu'il est malheureux.

Elle se tut, puis ajouta rêveusement.

– Il me soutenait sur le chemin dans la tempête, la nuit où nous sommes arrivés à Wapassou, je n'oublierai jamais...

Joffrey de Peyrac jeta sur elle un regard bienveillant.

– C'est bien, c'est bien, fit-il. Je souhaitais entendre de vous une telle réponse. Votre âme est forte, petite Elvire, votre cœur est noble. Votre esprit est lucide et ne se laisse pas abuser par une sensible rie qui serait compréhensive, mais qui n'est pas de mise dans le cas présent. Il est vrai que Malaprade est un homme sûr, courageux et capable. Cet... accident, comme vous dites, l'a marqué pour la vie. Il l'a mûri et a donné une autre dimension à sa vie jusqu'alors assez banale, bien qu'il eût connu la réussite la plus flatteuse dans sa profession de maître d'hôtel. Ayant tout perdu il aurait pu devenir une épave. Il a survécu et a essayé de renouer les fils rompus de son existence. D'aucuns estimeront que la justice n'est pas satisfaite et je le leur concède. Mais ses victimes étant d'autre part d'assez peu intéressants personnages, je ne l'ai jamais exhorté au remords ou à l'expiation. Celle-ci vient d'elle-même, chaque jour, par le souvenir. J'ai plutôt cherché à l'encourager à devenir ce que vous lui reconnaissez être : un homme bon, délicat, mais aussi énergique et clairvoyant, qualités qui lui manquaient jadis, avant son drame. Il vous aimera beaucoup, il vous aimera bien.

La jeune femme, les mains jointes, buvait ses paroles.

– Écoutez-moi encore, reprit-il. Je vous doterai de sorte que les débuts de votre existence conjugale seront faciles. Il aura droit à une part importante de la fortune que nous allons extraire de la mine du lac d'Argent. Mais, en outre, je lui donnerai à titre de cadeau personnel de quoi ouvrir un établissement de restauration, auberge ou salon, dans la région qui lui conviendra, Nouvelle-Angleterre ou même en Nouvelle-Espagne si le cœur lui en dit. Et nous veillerons sur l'éducation de vos deux fils premiers-nés afin de les établir au mieux plus tard...

– Oh ! Monseigneur, s'écria-t-elle. Oh ! comment vous dire... Oh ! Monseigneur, soyez béni...

Elle glissa à genoux près de lui, le visage ruisselant de larmes.

« Comme il sait s'y prendre, songeait Angélique. Il pourrait avoir toutes les femmes du monde à ses genoux. Tout amoureuse qu'elle soit d'un autre, celle-ci ne serait-elle pas prête à se donner à lui en hommage et en reconnaissance. Droit de prince... »

Joffrey de Peyrac se pencha avec bonté vers la forme féminine effondrée. Il l'obligea à relever la tête et plongea son regard dans les yeux noyés, éperdus de reconnaissance.

– Il ne faut pas pleurer, petite amie. Vous avez souffert avec courage des épreuves injustifiées. Quant à celui que vous aimez, je sais qu'il a expié. Il est juste d'essayer maintenant de réparer tout cela. La vie est clémente. Bien plus que les hommes. Elle éprouve, mais récompense...

– Oui. Oh ! oui, monseigneur, je comprends... Je comprends ce que vous voulez dire.

Elle parla d'une petite voix hachée de sanglots.

– Lorsque j'étais à La Rochelle, je n'étais qu'une femme ordinaire... Je ne pensais a rien. Je m'aperçois aujourd'hui que j'étais sans vie... Vous m'avez enseignée, monseigneur, vous m'avez enseignée et maintenant je suis autre. Que de choses j'ai comprises depuis... depuis que je vis parmi vous, dit-elle avec timidité. Oh ! que j'aime Wapassou, que j'aime votre demeure, monseigneur ! Nous ne nous en irons pas. Jamais ! Nous resterons ici, lui et moi, pour vous servir... Il l'interrompit d'un geste indulgent.

– Calmez-vous ! Ce soir, il est trop tard pour faire des projets. Vous devez d'abord vous reposer. Le choc a été rude. Essuyez vos yeux. Il ne faut pas qu'il voie que vous avez pleuré, sinon il sera persuadé que vous le rejetez et il ira se tirer une balle dans la bouche avant que j'aie eu seulement le temps de le rassurer. Ces Bordelais sont impulsifs... Pourtant, je vous conseillerai de ne pas lui donner votre réponse avant demain. Retirez-vous dans votre chambre. Il est préférable que vous laissiez à la nuit le temps de mûrir votre décision. Pour lui aussi, une nuit de doute et de méditation ne sera pas de trop. Il appréciera mieux la valeur de son sentiment. Je vais seulement l'avertir que vous avez demandé à réfléchir.

Elle l'écoutait, docile.

– Je vous demanderai ensuite à tous deux, reprit-il, de continuer à vivre comme par le passé, en apparente et simple amitié. Nous allons entrer dans le cœur de l'hiver. Ce n'est pas le temps des amours. Nous avons une difficile étape à franchir, dont nous devons tous sortir vivants, en bonne santé morale. Vous me comprenez ?

Elle inclina la tête, gravement.

– Quand le printemps viendra, nous redescendrons vers Gouldsboro et là le pasteur vous mariera... ou le prêtre comme il vous conviendra selon votre accord.

– Oh ! c'est vrai que je suis huguenote et lui papiste, s'exclama-t-elle, paraissant atterrée.

– Si vous ne le constatez qu'à l'instant, le fossé qui existe entre vous me semble facile à combler. Paix ! Paix sur la terre aux âmes de bonne volonté... Voici une parole qui nous concerne tous. Et bonsoir !

Angélique raccompagna la jeune femme jusqu'au seuil de sa chambre et l'embrassa avant de la quitter.

La plupart des hommes s'étaient retirés derrière le grand rideau de peaux cousues qui cachait leur dortoir à deux étages.

En repassant par la salle elle entendit des marmites et des ustensiles dégringoler et s'aperçut qu'ils venaient d'échapper aux mains troublées du pauvre Malaprade. Le cuisinier était pâle et il lui jeta un regard d'épagneul blessé. Angélique eut pitié, et, s'approchant, elle lui chuchota vivement : Elle vous aime.

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