Chapitre 2

Elle venait donc de retrouver Kouassi-Ba, le bon, le dévoué, le très capable Kouassi-Ba, le grand esclave qui jadis, harnaché de satin brodé et de son sabre, gardait sa porte au palais de Toulouse. Le comte de Peyrac l'avait acheté, jeune encore, aux Barbaresques et lui avait fait partager sa science. Kouassi-Ba l'avait suivi jusqu'à la condamnation, jusqu'aux galères, et c'est avec lui qu'il s'était évadé du bagne et avait disparu en Méditerranée...1 Comment n'avait-elle pas songé plus tôt à demander à son mari des nouvelles du fidèle servi leur ?... C'est qu'ils n'osaient pas encore parler entre eux de ce qui s'était passé après le bûcher. Et les résurrections continuaient !...

Lui, le grand nègre, ne la reconnaissait pas tout d'abord. Il s'étonnait de voir cette femme échevelée et trempée se précipiter vers lui et serrer ses deux grosses mains noires dans les siennes, fines et glacées, en répétant :

– Kouassi-Ba ! Oh ! mon cher Kouassi-Ba ! tandis que la pluie sur ses joues ressemblait à des larmes.

Puis le souvenir lui revint devant ces yeux clairs, inoubliables. Il jeta un regard au comte de Peyrac et, comprenant que le miracle pour lequel il priait naïvement depuis tant d'années s'était accompli, il explosa d'une joie rayonnante qui ne savait comment s'exprimer dans cet espace étroit où s'entassaient l'un après l'autre les arrivants de la caravane. Enfin, il tomba à genoux, baisant les mains d'Angélique et répétant comme une litanie :

– Oh ! Médème, Oh ! Médème ! Toi, toi, enfin parmi nous ! Toi, le Bonheur du maître !... Oh ! Maintenant, je puis mourir.

*****

Ils avaient été quatre mineurs à vivre dans ce terrier enfumé. Un Italien, soigneux et grave, Luigi Porguani ; un métis d'Espagnol et d'Indien, Quidoua du Pérou ; un Anglais muet, Lymon White, auquel les puritains de Boston avaient arraché la langue pour cause de blasphèmes et Kouassi-Ba. Tous, même l'Italien, avaient quelque chose qui les différenciait du commun des mortels, quelque chose qui sentait le soufre et la poudre, et Angélique retrouvait en eux, dès qu'elle les vit, sa première impression d'autrefois lorsque son mari lui avait fait visiter sa mine de Salsigne. Ils étaient des êtres d'une autre essence, en alliance avec les forces cachées de la terre, et leur maître à tous c'était celui qui venait d'entrer et qu'ils saluaient avec empressement et dévotion, le comte de Peyrac, le savant de Toulouse. Avec lui, tout ici prenait sa signification.

Et puis le trou s'emplissait. Des ombres dolentes et trempées ne cessaient d'arriver. On ne pouvait plus remuer. On entendait les dents claquer, les soupirs de bien-être de ceux qui arrivaient à tendre leurs mains vers le feu.

Le premier choc passé, Angélique parait au plus pressé, débarrassait Honorine et les petits garçons de leurs hardes mouillées.

– Un linge sec, Kouassi-Ba, disait-elle. Des couvertures. Vite, aide-moi à bouchonner ces petits !... Enveloppe-les bien !...

Et il s'empressait à sa voix, comme autrefois. Elle regardait dans le chaudron suspendu à la crémaillère, y voyait une sorte de brouet fumant et remplissait des bols. Les enfants, rassasiés, réchauffés, s'endormaient bientôt sur des lits de sangle et l'on accumulait sur eux des fourrures.

Le cuisinier Malaprade touchait l'épaule d'Angélique.

– Madame, il y a la petite, là, qui ne va pas !...

– Quelle petite ?

– Là.

Elle apercevait Elvire, à demi renversée, en proie à une crise de nerfs.

– Je n'en peux plus ! Je n'en peux plus !...

Angélique secouait la jeune femme, l'obligeait à avaler quelques gorgées de grog brûlant.

– Je veux mourir ! Je veux mourir ! répétait Elvire. Je n'en peux plus... Pourquoi ne suis-je pas morte sur le bateau, avec mon homme ?...

– Calmez-vous, ma chérie, disait Angélique en l'entourant de ses bras. Allons, buvez. Vous avez été très courageuse ! Maintenant nous sommes saufs. Ici, il fait bon, il fait chaud, nous avons un toit sur la tête et il y a Kouassi-Ba. Ne voyez-vous pas comme il est bon ! Malaprade, déchaussez-la. Il faut lui enlever ses vêtements trempés... Trouvez-moi encore une couverture...

C'était une bousculade, active, ordonnée. Peu à peu, les voix se firent plus hautes et plus assurées. D'un réduit, la vapeur commença à s'échapper, on y « faisait suerie » à l'indienne, en jetant dans une cuve d'eau des pierres rougies au feu. Les quatre mineurs se dépensaient avec dévouement, apportant tout ce qu'ils avaient de vêtements de rechange, bourrant le feu, rallongeant la soupe et y jetant leur dernier morceau de lard. Elvire se calma peu à peu. Alors le cuisinier Malaprade l'enleva dans ses bras pour aller l'étendre près des enfants où elle s'endormait lourdement tandis qu'il continuait à lui prodiguer doucement des paroles de réconfort. Mais Angélique se saisissait de lui.

– À votre tour, mon ami.

Octave Malaprade n'était pas d'une constitution très robuste. Il pouvait prendre mal dans ses vêtements mouillés. Elle lui versait un verre d'alcool d'une bouteille qu'on se passait de main en main, l'obligeait à son tour à ôter sa casaque spongieuse, et allait même jusqu'à le frictionner malgré ses protestations confuses, tout en s'assurant que Florimond et Cantor eux aussi avaient quitté leurs vêtements glacés. Les loques mouillées fumaient devant le feu, les bottes et les souliers boueux s'accumulaient. On les jeta dans un coin. On verrait le lendemain ce qu'on pourrait en faire, la place devant l'âtre était trop réduite pour essayer de les sécher maintenant. À la lueur des lampes de graisse d'ours les corps nus et frissonnants se serraient devant l'âtre unique.

– Nous n'avons pas beaucoup entamé les marchandises de traite, dit l'Italien Porguani. Il nous reste des couvertures et du rhum.

– Il ne nous en faut pas plus pour ce soir, dit Peyrac.

L'Italien distribua des couvertures d'écarlatine et chacun s'en enveloppa ; ce fut une assemblée d'Indiens solennellement drapés qui commença à se détendre et à reprendre vie peu à peu. Alors, le rhum aidant, on éclata de rire et on commença à se donner des bourrades et à raconter tout ce qui s'était passé depuis hier et depuis des mois. Les enfants dormaient comme des anges.

Angélique jeta un regard rasséréné autour d'elle. Sous la tornade ils avaient été les plus misérables créatures du monde, et la seule flamme humaine qui était demeurée en eux, elle s'en souviendrait toujours, ç'avait été de secourir et de réchauffer d'abord les plus faibles. Elle avait vu Malaprade réconforter Elvire et Yann le Breton tendre un verre d'eau-de-vie aux Jonas avant de boire lui-même, et Clovis jeter sa gourde à Yann, et Nicolas Perrot obliger Florimond et Cantor à se dévêtir rapidement au lieu de rester à claquer des dents devant le feu. Et Joffrey de Peyrac avait lui-même surveillé que chacun fût rassasié et au sec avant de rejeter sa casaque boueuse. Angélique croisa son regard et il vint à elle. Il la prit de Façon péremptoire contre lui.

– Maintenant, il faut songer à vous, ma bien-aimée.

Sa voix vibrait d'une bonté et d'une tendresse profondes. C'est alors qu'elle s'aperçut qu'elle continuait à grelotter et à trembler comme une possédée saisie du haut-mal. Et il l'obligea à avaler une rasade de rhum dilué dans de l'eau bouillante avec du sucre noir, de quoi assommer un bœuf !

– Béni soit celui qui inventa le rhum, dit Angélique. Qui est-il ? Je ne sais pas, mais on devrait lui élever une statue.

À partir de cet instant, ses souvenirs devinrent assez flous. Elle se rappela assez nettement du réduit où des boulets de pierre surchauffés faisaient bouillonner l'eau d'une cuve, et du bienfait de la vapeur brûlante sur sa chair glacée, et de grandes mains attentives et adroites qui l'avaient aidée à s'envelopper dans des couvertures, de forts bras solides qui l'avaient soulevée comme une enfant et l'avaient portée avant de l'aider à s'allonger, et comment il l'avait recouverte de moelleuses fourrures, et comment son visage et ses yeux sombres, si éloquents, lui apparaissaient dans un brouillard, ainsi qu'une vision comme ses rêves de jadis... Mais cette fois la vision ne s'évanouissait pas... Et elle entendait les mots qu'il lui murmurait tout en la soignant et la réchauffant, des mots doux comme des caresses, comme s'ils étaient seuls au monde... Ce soir-là, cela n'avait aucune importance. Ils étaient tous comme des bêtes écrasées par les éléments hostiles, par la marâtre nature... Angélique s'éveilla reposée dans le creux de la nuit et, avec une jubilation intense, elle écouta la pluie frapper au-dehors, et les grands gémissements du vent. Des ombres jouaient dans les poutres noircies du plafond bas. Elle était étendue par terre, parmi d'autres corps enveloppés, et des ronflements sonores s'élevaient des quatre coins de la pièce. Mais elle fut certaine d'avoir entendu derrière la cloison grogner un porc ! Un porc ! Quelle merveille !... Il y avait un porc dans cette habitation, qu'on tuerait pour la Noël ! Et des couvertures et du rhum ! Que fallait-il de plus ?

Elle releva un peu sa tête qui lui semblait lourde et légère à la fois et vit tous ses gens endormis pesamment les uns contre les autres et, au coin de l'âtre, Kouassi-Ba accroupi, qui veillait sur eux comme un dieu tutélaire, en entretenant le feu. La chaleur était étouffante, presque insupportable. Angélique se prit à en jouir comme d'une nourriture après la faim, dont on pense qu'on ne sera jamais rassasié. Et la joie d'Angélique brillait comme une lampe au fond de son cœur. Le rhum chaleureux des Iles y était pour quelque chose sans nul doute.

Cela lui rappelait la Cour des Miracles. La fraternelle communauté des rejetés, des maudits... Mais naturellement on ne pouvait pas comparer, car tout ici était magnifié par la présence de celui qu'elle aimait et ce n'était pas la misère et la déchéance qui les rassemblaient, avec tous leurs compagnons, mais la communauté d'une œuvre secrète et grandiose qu'eux seuls pouvaient assumer et mener à bien. C'était un commencement et non pas une fin. C'était bien que Katarunk eût disparu. Elle aimerait Wapassou. Katarunk était un lieu voué à la tragédie. Autant le brûler une suprême fois et faire place nette. Là-bas, des songes l'avaient tourmentée... Ici, elle dormirait bien. Pour parvenir à Wapassou, il fallait franchir plusieurs passes, comme autant de verrous protégeant le cirque de montagnes où reposaient depuis des millénaires, dans la roche même, l'or et l'argent insoupçonnés. Un tronçon de la piste indienne des Appalaches passait à proximité, mais les Indiens qui la suivaient parfois ne songeaient pas à faire halte dans ces parages et se hâtaient, effrayés par l'ombre des falaises et l'on ne sait quelle farouche expression de solitude inscrite au front des monts. Qui oserait franchir, surtout l'hiver, le haut seuil neigeux qui gardait la vallée où s'allongeait la chaîne des trois lacs ?

Sous ses paupières demi-closes, des images passaient et qui la remplissaient chaque fois d'une émotion profonde qui mettait des larmes au bord de ses cils : Joffrey de Peyrac se détachant sur le ciel de tempête et portant dans ses bras Honorine, Florimond et Cantor, courbés sous le poids des enfants et trébuchant dans la boue, et Yann tendant un verre d'eau-de-vie au vieil horloger transi, et Malaprade frottant pour les réchauffer les pieds glacés d'Elvire... Et maintenant... « Dieu ! Qu'il faisait chaud !... » Angélique sortit un bras des fourrures et se souleva à demi. Joffrey de Peyrac dormait près d'elle. Elle se souvint dans un éclair. C'était lui, ce soir, qui l'avait enveloppée dans des fourrures et couchée là, et qui s'était étendu le dernier pour réparer ses forces. Il dormait, immobile, comme un gisant, fort et serein. Il avait triomphé, une fois de plus, de la guerre, de la mort, des éléments, et il réparait ses forces pour affronter un jour nouveau.

Elle le contempla avec passion.

L'odeur minérale qu'elle avait retrouvée sur les vêtements des quatre mineurs, respirée dans leurs paumes tendues, rugueuses et piquetées d'éclats de poudre et de pierres, imprégnait tout ici, et cet encens particulier, c'était le même dont elle l'avait senti jadis environné, comme d'un mystère subtil et personnel. Elle ne savait pas tout de lui. Elle l'avait découvert peu à peu. Le comte de Peyrac qui éblouissait Toulouse par ses fastes, ou qui menait un navire dans la tempête, ou qui affrontait les rois et les sultans, oui, il était tout cela... Mais au-delà du guerrier et du gentilhomme, il y avait un autre personnage, presque inavoué parce que personne en son temps ne pouvait le comprendre. C'était l'homme de la mine, de la première science, celle qui exprime l'enfantement de la création par la révélation de secrets enfouis et invisibles... Ici, à Wapassou, il rejoignait les entrailles du sol où sommeillaient l'or et l'argent, son royaume. Elle voyait bien déjà, rien qu'à sa façon de dormir, qu'il serait mieux ici qu'à Katarunk. Et parce qu'il dormait si profondément, si totalement absent de toute présence, même de la sienne, elle osa tendre le bras vers lui et passer sur sa joue blessée une main maternelle.

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