Chapitre 7

La neige tombait toujours.

– Une chance que ça ne nous ait pas pris huit jours plus tôt, disait-on.

Chacun y voyait un signe du ciel, et l'on y revenait toujours comme une preuve certaine que chacun sortirait vivant de l'aventure.

– C'est que ça n'est pas arrivé à tout le monde de s'en tirer !...

On se mettait à évoquer des précédents.

C'est qu'il y en a eu des colons morts en hivernage sur les côtes d'Amérique. Plus encore de faim et de maladie que massacrés par les sauvages. La moitié des pèlerins de Plymouth, entre autres, le premier hiver qui suivit leur débarquement du Mayflower, en Nouvelle-Angleterre, en 1620. Le Mayflower se tenait dans la rade, mais que pouvait ce navire, pas plus riche qu'eux en vivres frais, sinon regarder mourir ces malheureux et leur parler des côtes lointaines d'Europe. Et les Français de M. de Monts et de M. Champlain, les uns à l'île du fleuve Sainte-Croix, les autres pas loin de Gouldsboro justement, en 1606, la moitié aussi sont morts. La moitié du contingent débarqué, c'est un chiffre classique dans les histoires de famine.

On se regardait en dessous, en se demandant qui de ceux qui étaient présents se retrouveraient vivants au printemps.

Et l'hivernage de Jacques Cartier en 1535, dans la rivière Saint-Charles, sous Québec. Deux nefs se sont avancées trop loin sur le Saint-Laurent et quand l'hiver est venu ils se sont glissés prudemment dans la petite rivière Saint-Charles, se sont cachés contre la falaise et maintenant les deux nefs sont transformées en forteresses de glace. Et là-dedans les hommes meurent les uns après les autres, les gencives saignantes. Le chef sauvage de Stadacomé leur apporte une décoction d'écorce et, quand ils ont bu, ils guérissent et le reste est sauvé. Et la Demoiselle, l'histoire de la Demoiselle ? C'est la nièce du sieur de Roberval, qui vint au Canada en 1590. Son oncle, maudit jaloux, l'a abandonnée sur une île du golfe Saint-Laurent avec son amoureux, Raoul de Ferland ; ils ont fini par y mourir, fous. Et l'histoire de la fondation de Jamestown, où ils se sont mangés. Tant d'autres histoires. On n'en finit plus quand on se met à raconter des histoires de famine, en Amérique. La plus tragique, c'est celle des Anglais de sir Walter Raleigh dans l'île de Roanoke, en Virginie. C'était en 1587. Le chef des colons, John White, dut faire un voyage en Angleterre pour chercher des secours. Quand il revint dans l'île il ne trouva plus aucune trace des colons parmi lesquels se trouvaient sa femme et sa petite fille Virginia, le premier enfant blanc né sur le sol américain. Il a fouillé toutes les mers, toutes les côtes, toutes les forêts, une année durant, il n'a jamais rien retrouvé. Le mystère continue à planer sur le sort de ces premiers colons.

En écoutant ces récits, Angélique pensait à tout ce qu'elle pourrait cependant faire pour écarter d'eux le spectre de la famine et du scorbut. Elle les sentait hantés par la terreur ancestrale du « mal de terre ». Trop de naufrages, trop d'hivernage sur des terres désolées et inconnues ont ajouté à la légende. Pendant des siècles on s'est terré avec du lard salé et des biscuits. On ignorait ce qui pouvait se manger de la végétation hostile environnante, et d'ailleurs on n'avait rien planté. Pas eu le temps !... Et puis ce n'est pas l'affaire des marins que de planter. La terre immobile, qui ne va nulle part, s'endort sous son linceul blanc, marâtre implacable et indifférente, elle se rétrécit, se durcit, meurt. Elle s'en va, elle les laisse là, les hommes, sans rien. Plus rien. Plus un oiseau, plus un animal, plus une feuille. Tout est matière inconsommable : pierres, bois, neige. Plus rien, et le mal de la terre peu à peu se glisse dans les veines, ronge la vie, abat lame. L'air lui-même qu'on respire devient ennemi, dépouillé de toute vitalité par le gel... Il fait tousser, puis on meurt... Et maintenant, c'était leur tour, aux gens de Peyrac, d'affronter tout cela !... Le fort de Wapassou en plein désert, à plus de cent lieues de tout endroit habité, de Blancs et même de Rouges, c'était une folie. Ces femmes parmi ces hommes, c'était une gageure. Ces vies à maintenir durant le long temps de la mort totale de la nature alentour, c'était un exploit insensé. Ces esprits à garder sains parmi les fantasmagories que créent la solitude et la menace silencieuse des espaces illimités, c'était un pari d'une folle audace. Mais qui dit désert dit oasis. Qui dit grands espaces cruels dit refuge et douceur. Qui dit maux et malaises dit soins et remèdes. Qui dit peur et fatigue dit consolation et repos. Qui dit solitude dit accueil. Ainsi Angélique avait décidé d'être pour tous ceux qui étaient sous sa garde le contraire de ce qui les menaçait.

Elle voulait que les hommes en rentrant le soir du travail puissent trouver la table mise et une odeur appétissante flottant déjà dans la grande salle. Les écuelles alignées sur la longue table centrale, c'était la promesse que leur appétit serait rassasié. Il y avait toujours une marmite de grog brûlant au coin de l'âtre, pour leur en verser un bol en attendant. Rien que l'odeur du grog les réconfortait et leur faisait prendre patience et aussi la vue des escabeaux rangés à l'avance devant l'âtre. Ils étaient leurs vêtements mouillés, allaient les suspendre devant le foyer du fond, puis revenaient s'asseoir devant la cheminée, et l'on échangeait quelques propos avec les dames tout en surveillant les préparatifs du repas, La plus dure privation pour eux était le tabac. Sa rareté donnait une importance aux quelques bouffées que l'on pouvait s'accorder le soir, précisément avant ou après les repas, et la perte ou le bris d'une pipe prenait des allures de drame.

Angélique fit installer à l'entrée près de la porte une sorte de râtelier où chacun déposait sa précieuse pipe après en avoir fait usage, pour la retrouver au soir, après le travail, comme une récompense. Il y en avait de toutes les formes, des petites brûlots, de très longues hollandaises, en bois, en terre et même en pierre. Eloi Macollet fumait un calumet en pierre blanche, flanqué de deux vieilles plumes toutes roussies, que lui avaient donné les Maskoutins du lac des Illinois, lorsqu'il avait été le premier Blanc à les aborder dans sa jeunesse. Durant le jour les hommes travaillaient à l'atelier ou à des travaux de déblaiement au-dehors. Le soir venu, ils se regroupaient dans la salle du poste, devenue dortoir, cuisine et réfectoire. Les paillasses étaient faites de roseaux et de branches de sapin. Jetés dessus, des vêtements de peaux et des couvertures. Dès le premier jour, Peyrac fit une répartition et vérifia que chacun eût sa suffisance pour se couvrir. Il y eut ensuite quelques trafics entre les gens frileux et ceux dont leur constitution native leur permettait de dormir dans un trou de neige en faisant de beaux rêves.

Pour les femmes et les enfants dans les chambres on avait construit des lits. Les rondins qui les composaient gardaient encore l'écorce.

Les circonstances dans lesquelles ces personnes se trouvaient réunies pour vivre une épreuve difficile, obligeaient Angélique à s'interroger sur le sens de sa présence parmi eux, sur ce qu'elle pouvait leur apporter. Le nécessaire, l'indispensable. À d'imperceptibles nuances elle découvrit que sans le savoir, sans se l'avouer, ses compagnons étaient contents de la retrouver la quand ils rentraient du travail et se rassemblaient dans la salle commune. Et peu à peu, elle cessa de se rendre chaque soir dans l'appartement des Jonas pour y passer des veillées plus paisibles entre des gens de bonne compagnie. Elle resta parmi les hommes.

Elle s'asseyait sur la petite estrade devant « son âtre » à elle où elle avait pris l'habitude de préparer ses tisanes ou ses médications. Elle épluchait une racine, triait des herbes, rangeait des petits pots d'écorce, pleins d'onguents. Elle était là, un peu en retrait, un peu au-dessus des autres, dans son coin d'estrade, un peu absente et pourtant présente. Elle ne se mêlait pas aux conversations mais il ne se passait pas une soirée sans qu'on eût à l'y mêler.

– Madame la comtesse, vous qui avez de l'entendement, que pensez-vous de ce qui dit Clovis ?...

– De quoi s'agit-il, mes amis ?

– Eh bien voilà, cet imbécile prétend...

On lui soumettait le dilemme, on se groupait près d'elle, on s'asseyait familièrement sur la marche de bois. À discourir avec eux de tout et de rien, elle commençait à les connaître mieux. Quand une querelle s'élevait dans le fond de la salle, il suffisait qu'elle hausse la tête et regarde dans cette direction pour que l'on baisse le ton aussitôt. Elle encouragea également Mme Jonas et Elvire à venir dans la salle commune. Elle sut leur démontrer combien leurs présences étaient favorables au moral des hommes. Mme Jonas traitait chacun comme un enfant en bas âge. Quand elle n'était pas là, on se sentait abandonnés, on aimait son visage rond et bienveillant, son rire apaisant. Elle riait de tout ce qu'on disait avec l'admiration d'une mère pour sa nombreuse progéniture, les rendait gais, sans qu'ils fussent tentés de dépasser les limites de la décence ou de la bonne humeur. Elvire, timide et douce, était bien parfois l'objet de leurs taquineries. On la plaisantait sur ses yeux baissés, sur son air effaré quand s'élevait un éclat de voix ou une dispute, mais, vive et accorte, elle inspirait le respect. Ayant été boulangère à La Rochelle, elle avait aussi l'habitude des gens de toutes sortes. En somme, on finit par bien s'entendre. Le soir, après avoir servi la collation, les femmes s'installaient donc devant l'âtre de droite, les hommes devant le plus vaste, au milieu. Les enfants, en se mêlant aux uns et aux autres, réclamaient une histoire, écoutant avec de grands yeux, admirant tout ce qu'on voulait bien leur proposer et contribuaient à créer cette atmosphère familiale qui repose et adoucit le cœur de l'homme. Les enfants étaient heureux à Wapassou. Ils avaient tout ce qui leur fallait : une existence toujours renouvelée, des amis pour les gâter, leur raconter des histoires mystérieuses ou terrifiantes, les genoux maternels où l'on peut se blottir. Et lorsqu'elle voyait les trois petits poucets lever vers la haute taille tutélaire de Joffrey de Peyrac leurs frimousses toujours un peu barbouillées, considérant avec confiance le gentilhomme qui leur souriait, Angélique se disait : « Le bonheur ! C'est cela le BONHEUR ! » »

Ses fils, également, Angélique pouvait les regarder vivre, dans cette intimité nouvelle, découvrant qu'ils étaient fort instruits et que leur père était pour eux un magister universel mais exigeant. Les jouvenceaux n'avaient pas le temps de bayer aux corneilles. Ils travaillaient à la mine, au laboratoire, couvraient des parchemins de calculs et dessinaient des cartes. Florimond avait la même disposition de caractère que son père, originale et avide de science et d'aventure. Cantor était différent, difficile à comprendre, quoiqu'il parût tout aussi ouvert que son aîné à l'enseignement qui lui était dispensé. Toujours unis, les deux frères s'entretenaient en anglais pendant de longues heures et venaient enfin demander à Angélique ou à leur père de les départager. C'était souvent des questions religieuses et bibliques qu'on leur avait traitées à Harvard qui les opposaient, mais aussi des discussions philosophiques plus hardies. Souvent aussi Angélique entendait le mot : « Mississippi » revenir. Florimond rêvait du passage de la mer de Chine que tous les navigants recherchaient depuis la découverte de l'Amérique, et il pensait que le grand fleuve qu'un géographe canadien et un jésuite, le père Marquette, avaient découvert récemment pouvait y conduire. Joffrey de Peyrac n'en était pas convaincu et cela tracassait Florimond.

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