Chapitre 28
– Certains d'entre vous savent ce qui va se passer maintenant, dit le comte de Peyrac en se levant. Pour les autres, ce sera vraiment une surprise. Mais pour tous, je pense que la joie sera égale, car vous l'avez tous méritée.
L'Italien Porguani et Clovis s'étaient éloignés vers l'atelier. Lorsqu'ils reparurent émergeant lentement de l'obscurité, on vit qu'ils portaient un brancard de bois, dont la charge pesante faisait saillir leurs muscles. Sur le brancard un objet luisait doucement. Ils s'approchèrent et l'on distingua mieux une sorte de bloc grossier d'où émanait une lumière mystérieuse, secrète et froide. Les deux porteurs déposèrent le brancard sur l'extrémité de la table devant Peyrac. C'était de l'or.
Ce bloc, sur le brancard, était formé de plusieurs pavés d'or empilés. Le comte en prit un et l'éleva à la lumière des chandelles et des lampes.
– Voici le fruit de nos travaux. Durant ces derniers mois d'hiver nous nous sommes livrés activement à la coupellation du minerai extrait pendant l'été. Chaque lingot représente soit 3 livres avoir du pois d'or pur ou 1 700 onces. C'est la première part que je remettrai à chacun de vous en ce soir d'Épiphanie. Le résultat a dépassé notre attente. Songez que notre production d'or vaut un total de 150 000 livres, soit davantage que tout le budget annuel du Canada. Le résultat est donc là, considérable. Souvenez-vous qu'au siècle dernier les Médicis, la famille la plus riche du monde, ne possédait dans ses coffres que 100 livres d'or. Nous avons extrait de la terre moitié plus en moins de deux ans. Nous sommes plus riches que les Médicis. L'an prochain, lorsque notre fort sera agrandi, bien armé, bien défendu, lorsque nous aurons fait monter par le Kennebec une recrue de mercenaires, des canons, des vivres, nous pourrons nous livrer en paix à nos travaux et à la production qui augmentera encore.
« Selon le contrat que nous avons signé, un quart de cette production sera partagé régulièrement entre vous tous, mes premiers compagnons, vous permettant de constituer chacun une fortune personnelle. Avec le reste, j'assumerai l'amélioration et l'agrandissement de nos postes, la rémunération de nos mercenaires, l'armement de nos navires, etc. Ainsi, les uns liés aux autres avec la force de l'or et de l'argent, gros sous-produit, nous deviendrons puissants.
« Nous augmenterons notre flotte qui se livrera au commerce, Gouldsboro étant un de ses ports d'attache. Nous établirons des comptoirs le long du Kennebec et du Pénobscot.
« Nous ouvrirons d'autres chantiers dont certains d'entre nous pourront devenir propriétaires s'ils sont prêts à recommencer de difficiles débuts pour les mettre en valeur... Le Maine, pays de forêts et de rivières, et d'autre part pays aux rives ouvertes sur un océan poissonneux, pays jusqu'alors sauvage et que de nombreuses nations se sont disputé sans profit, le Maine, pays de l'argent et de l'or invisibles, deviendra notre royaume parce que nous serons les seuls à avoir découvert le secret de sa richesse. Regrettez-vous de m'avoir suivi ?...
– Non !... Non ! monseigneur, dirent des voix enrouées.
Mais la plupart ne purent rien articuler.
Kouassi-Ba passant près d'eux déposa, devant chacun, de sa main noire, sa main de Roi Mage, un lingot d'or.
Ils osaient à peine y toucher.
Leurs yeux un peu troublés par les vapeurs de l'alcool et de la tabagie se fixaient sur ce doux reflet et ne pouvaient plus s'en détacher. Dans la brillance de l'or comme dans la boule de cristal des voyants, ils apercevaient la vision de leurs vieux rêves les plus enfouis, de leurs ambitions les plus irréalisables. Et Angélique fut prise de peur. L'or corrompt. Déjà une fois il avait été la cause de la destruction de son bonheur. Ces hommes n'allaient-ils pas perdre la tête devant le miroitement de la richesse ? Elle regarda son mari. Il était comme le magicien qui observe les passions humaines après les avoir provoquées. Ceux qu'il avait formés à son image en un labeur quotidien le décevraient-ils, succomberaient-ils à ces mythes irraisonnés qui semblent mener l'humanité depuis ses plus lointaines origines ? Elle ressentait une oppression qui troublait sa joie de tout à l'heure.
– L'or ! Toujours l'or ! murmura-t-elle. J'ai peur ! C'est en son nom qu'on vous a maudit jadis !
Il lui jeta un regard de côté.
– Il ne faut pas avoir peur de l'or et de son pouvoir, dit-il. Il n'y a pas de chose créée qui puisse avilir l'homme s'il n'y consent pas lui-même. Mais l'homme se voudrait pur esprit, semblable à Dieu, et quand il mesure sa matérialité il en accuse la matière. Il ne veut pas s'accepter terrestre... C'est ainsi que tour à tour il maudit ou idolâtre tout ce qui le fascine le plus dans la création : l'or, la femme, la science, la richesse... alors qu'il devrait seulement chercher à se les concilier. Dans toute matière, l'esprit habite pour celui qui aime l'esprit.
Jacques Vignot, le charpentier, tournait le lingot entre ses doigts d'un air dubitatif.
– Moi, pour l'instant, je ne demande rien de plus qu'être ici. Un bon boulot, avec l'espoir au bout, pas d'argousins à mes trousses... Mais n'empêche, ça fait du bien de tenir ça dans sa main : j'en ai tant vu...
– Cela vous impressionnera moins quand vous le verrez à Boston, transformé en écus sonnants et trébuchants. Alors vous saurez qu'en faire, dit Peyrac.
– Une bourse pleine d'écus ? fit l'autre en le regardant avec perplexité.
– Deux, trois... Il y en a pour mille livres dans ce que vous tenez en main.
– Ah ! Mes amis, quelles franches ripailles, quelles tournées on s'offrira, s'écria le charpentier en envoyant une claque retentissante sur l'omoplate de son voisin.
Tout le monde se mit à parler à la fois, faisant des projets, se livrant à des calculs compliqués, dans une atmosphère d'excitation qui rendait les voix aiguës. Mme Jonas se leva pour retirer les plats. Elle trouvait inconvenant de mêler du si bel or aux reliefs d'un repas, si bon fût-il.
Elle et son mari avaient reçu chacun un lingot d'or, soit 3 400 onces ; Elvire en avait un pour elle, un pour ses deux garçonnets.
Le vieil Eloi brandit sa part.
– Vous faites erreur, monsieur le comte. Moi, je ne suis pas des vôtres. Je suis venu comme ça, je suis resté. Vous ne me devez rien.
– Tu es l'ouvrier de la onzième heure, vieux forban, répondit Joffrey de Peyrac. Connais-tu ton Évangile ?... Oui. Eh bien ! Médite-le et garde ce qu'on te donne. Tu t'offriras un canot neuf et deux ans de marchandises de traite pour ramasser toutes les fourrures de l'Ouest. Tous tes concurrents en étoufferont de jalousie...
Le vieux Canadien ouvrit des yeux éblouis, il éclata de rire et se mit à rêver tout haut, décrivant déjà la façon dont il ravagerait les rivières du pays d'En-Haut. Puis ils se regardèrent d'un air embarrassé, et, après avoir tenu conciliabule, ils dirent :
– Qu'allons-nous faire de tout cet or ? Monsieur le comte, en attendant que nous soyons partis chacun de notre côté et que nous soyons revenus dans les villes, monsieur le comte, gardez-le avec vous, vous qui n'avez pas peur de l'or, car c'est trop pour nous, et sous notre oreiller il nous empêcherait de dormir.
– Soit, dit Peyrac en riant, mais pour ce soir, regardez-le bien. C'est votre œuvre et le don de Dieu qui a créé la terre.