Chapitre 15
Peu à peu Angélique s'était sentie envahie d'une grande fatigue. Elle la ressentait dès le matin. Les yeux à peine ouverts, lucide et pourtant désireuse d'entamer sa journée, elle se sentait un corps de plomb, échoué au creux du matelas, comme une épave dans les sables. Pourtant, elle n'avait mal nulle part. Cela se tenait à l'intérieur d'elle-même, bien qu'elle sût maintenant qu'elle n'était pas enceinte. Quelque chose s'était cassé en elle qu'elle n'avait pas la force de rassembler. « Je suis fatiguée », se répétait-elle avec étonnement. Prolonger son repos ne servait à rien, au contraire. Elle en devenait encore plus lourde, plus apathique, un morceau de bois à l'esprit éveillé et qui aurait voulu se précipiter pour agir, mais qui en fait ne bougeait pas plus qu'une bûche. Florimond lui manquait. Il était si gai, constant dans son humeur, avec déjà ce refus de s'attendrir sur lui-même qui caractérisait son père. S'il le faisait, c'était avec humour comme le jour où il avait crié : « Et moi ? Et moi ? » alors que personne ne s'occupait de lui et qu'il s'écroulait d'épuisement. Il était très français de tempérament, ayant ce don populaire, et qu'on retrouvait jusque dans l'antichambre du roi, que plus la situation est inconfortable ou même épineuse, plus les plaisanteries fusent. Elle n'était pas inquiète pour lui. Elle l'aurait peut-être été, comme toutes les mères, si elle avait eu la force de réfléchir. Mais elle était si lasse qu'elle laissait de côté ce souci. Il y avait, celui, plus lancinant, de la nourriture qui chaque jour s'amenuisait. L'insipide bouillie de maïs ne passait plus. On manquait de nouveau totalement de sel. La viande était si dure qu'il fallait la mâchonner longuement.
– Je suis fatiguée, se répétait Angélique.
Et parfois elle le disait à voix haute comme pour se réconforter par une confidence qu'elle n'osait faire à personne.
D'un effort elle s'arrachait à sa couche. Chaque geste lui coûtait, mais quand elle se trouvait habillée, après avoir fait de scrupuleuses ablutions, sa coiffe bien mise, ses nombreuses jupes et vêtements de fourrure bien ajustés, l'étui de son pistolet favori contre sa hanche, elle se sentait mieux. Sa fatigue avait presque disparu. En revanche, tant qu'elle n'avait pas mangé un peu, sa nervosité était telle qu'elle évitait d'adresser la parole à son entourage, de peur d'éclater en reproches ou imprécations. Cela lui était arrivé deux ou trois fois, une fois contre Honorine qui avait pleuré toute la journée, car elle avait la larme facile en ce temps-là, une fois contre Cantor, qui depuis boudait, une fois contre Clovis, qui avait craché par terre, et peu s'en fallut qu'elle se soit battue comme une mégère avec ce « bougnat ». Après, on s'était réconciliés. Enfin, il fallait faire la part des choses, admettre que le corps est vulnérable et que l'esprit, sans ce soutien charnel, est faible. Elle éprouvait un perpétuel mouvement d'humeur contre elle-même, comme si elle se fût sentie coupable, qu'elle eût à se reprocher un manquement. Elle s'en ouvrit un soir à son mari alors qu'étendue à ses côtés elle laissait aller sa tête contre son épaule.
– C'est simplement la faim, petite dame, lui dit-il en caressant doucement son ventre crispé et douloureux. Quand vous mangerez de nouveau votre content, la vie retrouvera pour vous ses couleurs aimables.
– Mais vous-même, vous ne vous plaignez jamais, votre caractère reste égal... Comment faites-vous ?
– Je suis une vieille carcasse durcie au feu.
Et il la serrait longtemps contre lui comme pour lui communiquer la force virile de son corps indomptable. Elle entremêlait ses jambes aux siennes, l'entourait de ses bras et dormait le front contre ce torse dur.
– Je sens, lui dit-elle un jour, que la femme est réellement sortie du flanc de l'homme, comme l'enfant est sorti de la femme.
Souvent elle souffrait de migraines intolérables. Et, le lendemain, la neige tombait à grands rideaux. À cause de cette neige qui descendait en masses compactes et ne gelait plus, Nicolas Perrot ne revint qu'à la fin de mars. Malgré les raquettes, il avait failli être plusieurs fois enseveli avec son Indien dans des congères. À la mission de Noridgewook, il n'avait trouvé qu'un adjoint du père d'Orgeval, le père de Guérande, auquel il avait remis Pacifique Jusserand. Il avait hésité à poursuivre vers le Sud jusqu'au magasin de traite du Hollandais, mais, devant le temps horrible qui aurait allongé sa course et l'incertitude du printemps qui, lorsque le dégel aurait commencé, rendrait impraticables toutes les pistes et les rivières, il avait préféré revenir à Wapassou. Il proposait une grande chasse. Une partie des hommes l'accompagnerait vers l'Ouest, jusqu'au lac Umbagog, dans le domaine du Mopountook. C'était le temps où les indigènes, poussés par la faim et l'obligation de rechercher des fourrures pour la traite, se remettaient à chasser en bandes. Le cerf en rut, qui commençait à envahir les bois glacés de son appel véhément, était une proie facile, quoique amaigrie par l'hiver et les combats avec ses rivaux. On trouverait peut-être aussi des troupeaux de biches, on tuerait l'ours endormi dans sa tanière repérée à l'automne, enfin on abattrait à coups de bâton tous les castors que la glace des étangs et des chenaux commençait à libérer. Pour les Indiens, les chasseurs blancs arrivant avec des réserves de poudre et de plomb seraient les bienvenus dans la tribu. Nicolas Perrot décida que, pour laisser plus de vivres au fort, ils n'emporteraient, par homme, qu'une petite provision de suif, de farine, de blé dinde et de viande séchée pilée avec des herbes. De quoi manger deux fois par jour durant le voyage, en délayant une poignée de ces ingrédients dans le creux de la main, à la façon indienne. Il calcula la ration pour six jours de marche.
– Et si vous êtes retardés par la tempête ou le dégel ? demanda Angélique, à qui ces provisions de course paraissaient nettement insuffisantes.
– Nous chasserons ! Les oiseaux recommencent à s'agiter dans le sous-bois. Des perdrix blanches, des courlis polaires, parfois même des oies du Labrador. Il y a aussi des lièvres... Ne vous préoccupez pas de nous, madame. C'est ainsi que nous faisions la guerre du temps de M. de Tracy. Cent vingt lieues en plein hiver, jusqu'aux bourgades iroquoises de la vallée des Mohawks. Malheureusement, dans la fièvre de la guerre, nous avons mis le feu aux greniers des Iroquois sans songer que nous n'avions nous-mêmes pas de réserves pour le retour.
– Et alors ?
– Beaucoup sont morts, fit Nicolas, philosophe.
Il se harnacha de sa poire à poudre, de ses car touches en bandoulière, de son couteau de sauvage dans l'étui brodé de perles et de poils de porc-épic, de sa gourde d'eau-de-vie, de sa hache et de son casse-tête, de son briquet à la longue tige d'amadou, et de sa pipe, et de sa bourse à pierres de silex, et de celle à tabac, et de sa capote frangée de cuir, et de sa « touque » de laine rouge, et de sa ceinture multicolore cinq fois roulée, et il repartit, infatigable errant des bois, avançant du pas lourd et plantigrade de ses raquettes, à la tête de sa petite escouade.
Il oublia son sac à provisions sur la table et Angélique dut courir pour les héler. Ils étaient déjà loin de l'autre côté du lac et ils firent signe que cela ne faisait rien. À Dieu vat !
Ils s'enfoncèrent dans le sous-bois, dans l'univers duveteux et candide des arbres surchargés de neige qui se dressaient autour d'eux en pyramides onctueuses, en cierges, en fantômes blêmes, et leur passage laissait derrière eux, longtemps, un sillage poudreux soulevé aux mille particules scintillantes.
Il ne resta donc au poste, à part les femmes et les enfants, qu'un petit nombre d'hommes et, même pour ce groupe, les vivres se révélaient insuffisants. Cantor, une fois de plus, avait été furieux que son père lui refusât de se joindre aux chasseurs, comme il lui avait refusé de partir avec Florimond. Angélique partageait avec son mari la pensée que l'adolescent, ayant été malade, n'avait pas assez de résistance pour affronter la marche jusqu'au lac Umbagog. Sans compter que, parvenus là-bas, on risquait de découvrir les tribus décimées par la famine ou ayant émigré vers le Sud dans un impossible espoir de fuir l'hiver meurtrier.
Peyrac réconforta son fils cadet en lui disant qu'on avait besoin de garder quelqu'un de valide pour relever les pièges. Le jeune garçon partait courageusement chaque matin. Parfois il ramenait un lièvre, parfois il revenait bredouille. Il était difficile d'appâter les pièges. Malgré sa vaillance, Cantor se fatiguait vite. Il revenait avec une telle faim qu'il aurait dévoré à lui seul le maigre gibier rapporté. Il retomba malade et l'on cessa la relève des pièges. Les Indiens du petit camp des Castors étaient venus à plusieurs reprises réclamer du maïs. Il fallait bien leur en donner. Ils offraient en échange un peu de viande de castor. Un jour, ils plièrent bagage et s'en allèrent on ne sait où.
À part Joffrey de Peyrac, ceux qui restaient au fort étaient faibles ou invalides. Il y avait deux Espagnols, dont Juan Alvarez qui ne quittait plus sa couche, l'Anglais muet, Enrico Enzi, toujours grelottant, M. Jonas et Kouassi-Ba, jugés trop âgés pour prendre part à la chasse. Ces deux-là gardaient bon pied et bon œil et assumaient une bonne partie des travaux les plus durs : casser du bois, dégager la neige, briser la glace, réparer ce qui pouvait l'être. Clovis aurait dû accompagner les chasseurs, mais la veille du départ il fut victime d'un empoisonnement grave par les sels de plomb.
Kouassi-Ba s'aperçut à temps que le forgeron avait la langue gonflée et s'étonnait d'un goût sucré, inexplicable. En allant dans le petit appentis où l'Auvergnat se livrait d'habitude à ses opérations métallurgiques, le noir constata que Clovis, sans doute devenu plus frileux, avait bouché tous les interstices et orifices permettant au froid mais aussi à l'air de pénétrer, sans réfléchir que les vapeurs nocives de la coupellation risquaient de stagner. Kouassi-Ba avertit aussitôt le comte de Peyrac et l'on fit boire à l'artisan des infusions calmantes pour atténuer les douleurs des effroyables coliques qui commençaient à le tordre. Mais le véritable médicament pouvant lutter contre ce genre d'empoisonnement grave manquait : le lait. Ils n'en avaient pas vu ni bu une goutte depuis qu'ils avaient mis le pied sur le sol d'Amérique. Depuis, en fait, leur départ de La Rochelle, si l'on ne comptait pas les quelques écuelles du lait de chèvre réservé aux enfants, sur le Gouldsboro. À défaut, les mineurs savaient que des entrailles de lapin, broyées et absorbées crues, surtout le foie et le cœur, pouvaient être efficaces. Mais où les trouver ? Cantor avait été visiter ses pièges et l'on y trouva deux lièvres blancs. Angélique en était si heureuse qu'elle commençait à comprendre pourquoi les Français du Canada voyaient des miracles partout en ce pays.
Dès qu'il eut ingéré la mixture que le comte de Peyrac prépara et lui fit absorber lui-même, le forgeron se sentit mieux et on le sut hors de danger. Mais il dut rester de longs jours allongé et frissonnant sous ses couvertures malgré les galets brûlants qu'on ne cessait de poser autour de lui pour le réchauffer.
Angélique n'avait plus la force nécessaire pour le soutenir.
– Heureusement qu'il s'agit de vous, Clovis. Vous êtes assez mauvais pour vous défendre tout seul, car moi je n'en peux plus.
Mais Clovis refusait les soins de Mme Jonas et d'Elvire avec des gémissements pleurards.
– Je veux qu'elle me soigne, elle, disait-il. Vous autres, c'est pas la même chose. Elle, elle a dans les mains quelque chose qui guérit...
Force fut donc à Angélique d'aller s'asseoir parfois à son chevet, lui parlant un peu afin qu'il ne s'affaiblît pas en réflexions moroses.
– Que ferez-vous de l'or que vous aurez gagné au service de M. de Peyrac ? lui demanda-t-elle un jour.
Il lui fit une réponse si étonnante qu'elle crut d'abord qu'il divaguait.
– Lorsque j'aurai rassemblé assez d'or, j'irai l'enterrer au rond de la mer, dans une crique du mont Désert que je connais sur la baie de Gouldsboro et après je me rendrai en Nouvelle-Grenade, au cœur de l'Amérique du Sud. Là on dit qu'on y trouve des émeraudes grosses comme des briquettes. J'en trouverai. Et après je me rendrai dans les Indes orientales, où l'on dit que l'on trouve des rubis, des saphirs et des diamants, et s'il le faut j'irai les arracher aux yeux des idoles dans les temples. Et quand j'aurai rassemblé ce que je veux de pierres précieuses, j'irai reprendre mon or et je forgerai une robe à la petite Foy, de Conques. Je lui forgerai une couronne et des pantoufles, couvertes de gemmes, bien plus belles que tout ce qu'ils lui ont fait déjà...
Angélique, perplexe, demanda qui était cette Foy, de Conques. S'agissait-il d'un amour ancien, d'une fiancée disparue ?
Clovis lui jeta un regard aussi furibond que scandalisé.
– Comment, vous, madame, vous ne connaissez pas Sainte-Foy de Conques ? Mais c'est le plus grand sanctuaire du monde. Vous n'en avez jamais entendu parler ?...
Angélique reconnut qu'elle était impardonnable et son manque de mémoire devait être dû à la fatigue. Certes, elle avait entendu parler du sanctuaire de Conques-en-Rouergue, dans les montagnes d'Auvergne. Là, au sein d'une église fortifiée, dans un reliquaire d'or pur, on conservait une dent, quelques cheveux de la petite martyre romaine du IIe siècle, qui avait la réputation de faire de nombreux miracles, particulièrement en intercédant pour les prisonniers et en les aidant dans leurs évasions.
– Trois fois je lui ai porté mes chaînes, dit Clovis avec fierté. Les plus grosses chaînes qu'on puisse voir. Celles de la prison d'Aurignac, celles du donjon de Mancousset et celles du cul-defosse de cette putain de prison de l'évêque de Riom.
– Vous vous étiez donc évadé ? demandèrent les enfants en se rapprochant.
– Eh ! Oui. Et de quelles belles manières, grâce à la petite sainte qui venait m'aider...
Lorsque Angélique était appelée ailleurs, Honorine prenait là garde auprès du malade et le veillait en tenant sa grosse patte noire dans ses petites mains comme elle l'avait vu faire à sa mère.
Angélique avait remarqué, au cours de l'hiver, combien sa fille savait jeter son dévolu sur les plus inabordables parmi leurs compagnons. Jacques Vignot et Clovis étaient les préférés. Elle leur faisait tant d'avances et avait pour eux tant d'attentions qu'ils finissaient par capituler.
– Pourquoi donc est-ce que je te plais tant ? avait demandé un jour le charpentier à la fillette.
– Parce que tu cries très fort et que tu dis de très vilains mots !... Honorine devenait longue et pâle et prenait une apparence maladive. Les cheveux tardaient à repousser et Angélique la voyait déjà chauve pour la vie. Vingt fois par jour, elle jetait vers l'enfant un regard inquiet. Elle remarquait que la petite retroussait souvent ses lèvres en grimaçant sur ses gencives enflées et elle tremblait, pressentant la venue du mal terrible de l'hivernage : le scorbut, le mal de terre.
Elle savait comme son mari que seule l'absoption de légumes ou de fruits frais pouvait éviter la maladie, mais la neige recouvrait encore toute la terre.